La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°63  septembre 1998

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"Qu'est-ce que lire au cycle 1 ?" ou "Langages en formation"
Vers l'objet-texte ou comment convoquer nos «fragments du monde»
quand on a cinq ans ?


Depuis quatre ans, nous participons avec nos classes de grande section A la recherche Lecture et voie directe. Nous avons progressivement mis en place le dispositif pédagogique de « la leçon de lecture ». La plupart des textes évoqués ci-dessous ont été A un certain moment de l'année supports de leçon de lecture et objet de lecture experte d'adultes.

" La lecture littéraire est référentielle : l'attente doit être constituée par rapport A une expérience déjA existante non pas d'un texte épars mais d'un système de la littérature …
C'est ce qui se construit entre les textes dans la mise en relation et en réseau qui rend possible la lecture de type littéraire.
" J.C. Passeron (A.L. n°17 - La notion de pacte).

Tout texte n'arrive jamais de manière fortuite. La classe vit et se nourrit de projets : ceux-ci entraînent des interrogations, des questionnements, des démarches indissociables de recours A l'écrit. Les préoccupations du moment créent des attentes en fonction desquelles le groupe va sélectionner un ou plusieurs textes qui répondent efficacement A ses besoins. Dès l'apparition du second texte, un réseau se crée, s'étoffe, se ramifie. Le deuxième écrit est encore une réponse A de nouvelles attentes mais permet aussi d'élaborer des passerelles avec le premier. Il peut donner un autre point de vue sur le même thème ou le développer. Avec la réception du premier texte démarre la construction de tout un système de l'écrit ( évocation d'un genre, d'un champ sémantique, de catégories grammaticales ou de jeux d'écriture…), qui s'enrichira par les textes A venir.

Chaque texte nouveau est appréhendé en fonction des précédents comme tout texte connu est relu A la lumière des suivants. Une certaine logique d'apparition des textes se dessine. Un fil se tisse entre eux. Le premier texte suscite un questionnement que le second semble satisfaire mais parallèlement s'imposent un nouveau questionnement et ...un nouveau texte... Ainsi, Le balai magique (Chris Van Allsburg) tout naturellement a prolongé le thème des sorcières développé précédemment, lors d'une mise en réseau des albums Ah les bonnes soupes ! (Claude Boujon) Le problème avec ma mère (Babette Cole) et La main de la sorcière (Peter Utton). Les élèves se sont empressés d'établir des comparaisons portant sur l'aspect physique des différentes protagonistes, sur les sentiments qu'elles leur inspiraient, faisant référence aux propos entendus lors de la présentation de livres. Mais c'est aussi par Le balai magique que nous avons introduit, dans le dispositif " leçon de lecture " un genre nouveau, le fantastique dont l'auteur Chris Van Allsburgh use abondamment dans tous ses ouvrages.
Le chant des baleines (Dyan Sheldon), présenté par des " cycle 1 " aux " cycle 2 " a été l'occasion de réactiver ce fantastique (*). Les élèves se sont attachés A retrouver un certain type de vocabulaire, certaines associations de mots, A repérer les passages inquiétants, surprenants…Mais ils ont également recontextualisé un savoir qui avait été isolé, travaillé, explicité. En effet, parmi les exercices d'entraînement mis en place systématiquement lors de la leçon de lecture figure la constitution et l'enrichissement d'un capital-mots. Au fil de l'année, A partir de Coin-Coin (Frédéric Stehr), Le balai magique, Le voyage d'Oregon (Rascal) et Poissons noirs (Aragon) nous nous sommes efforcés, les écrits s'y prêtant, de stocker dans ce capital-mots les adjectifs de couleur. En milieu d'année, lorsqu'ils furent suffisamment nombreux, ils ont fait l'objet d'une théorisation : des régularités sur la formation du genre et du nombre ont été notées. Lors de l'étude du dernier texte, Le chant des baleines, très spontanément, les élèves ont remobilisé et vérifié les connaissances acquises : accord des adjectifs comme dans " les collines bleues, la nuit noire... ". Grand point d'interrogation pour " leur blanc " ? ?

Ta maman a des plumes blanches, un bec orange et des pattes orange. (Coin-Coin)

Elle avait vu le fantôme du balai. Il était blanc comme neige… Elle leva les yeux et sourit au balai, qui n'était pas du tout un fantôme, mais qui portait encore la couche de peinture blanche qu'elle lui avait appliquée.
(Le balai magique)

Ce n'est pas facile d'être nain, …
Et d'être noir dans le plus grand pays du monde ?
Les cheveux rouges au vent, j'ai traversé les tableaux de Van Gogh.
(Le voyage d'Oregon)

Poissons noirs La quille de bois dans l'eau blanche et bleue
Se balance A peine Elle enfonce un peu
Du poids du pêcheur couché sur la barge
Dans l'eau bleue et blanche il traîne un pied nu
Et tout l'or brisé d'un ciel inconnu
Fait au bateau brun des soleils en marge
Filets filets blonds filets filets gris
Dans l'eau toute bleue où le jour est pris
Les lourds poissons noirs rêvent du grand large
(Aragon)

Les baleines étaient aussi hautes que les collines et plus bleues que le ciel…..
Lili sortit de sa poche une fleur jaune
La nuit était A nouveau noire et silencieuse..
Les baleines étaient recherchées pour leur viande, leurs fanons et leur blanc ( ? )
(Le chant des baleines)


Si tout texte s'inscrit dans un projet de lecture et s'insère dans l'ensemble des textes existants, il est nécessairement reçu par le lecteur selon son horizon d'attente. Au cours des séances de travail du groupe de recherche nous nous sommes arrêtés sur l'horizon d'attente : c'est ce que l'on nomme généralement la mobilisation des connaissances, c'est la somme des éléments plus ou moins conscients dont le lecteur dispose et qu'il est prêt A réinvestir dans le texte pour mieux le comprendre. C'est l'attente plus ou moins floue, de quelque chose de plus ou moins précis qu'on est prêt A recevoir dans une relation de connivence plus ou moins claire avec l'auteur. H. R. Jauss a posé les fondements théoriques d'une Esthétique de la réception. Selon lui, l'horizon d'attente résulte, d'une part, de l'expérience préalable que le lecteur a du genre dont relève l'écrit, d'autre part, de la forme et de la thématique d'œuvres antérieures dont il présuppose la connaissance. Tout texte arrive chez le récepteur dans un horizon d'attente particulier, il ne se présente pas comme une nouveauté absolue, il évoque des choses déjA lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, crée une certaine attente de la suite. Celle-ci peut être orientée, modifiée ou rompue : tout texte produit un effet. Le lecteur donne A cet effet un sens. Jauss établit une distinction entre l'effet déterminé par le texte et la réception qui dépend du destinataire du texte.

Tous les lecteurs peuvent-ils appréhender de la même façon : « Minuit venait de sonner A l'horloge de l'Élysée-Bourbon. » ? Nadine Gordimer pense que cette phrase de Sarrasine, une nouvelle de Balzac n'est guère susceptible d'avoir les mêmes signifiants, sauf celui, « scriptible », du temps qui passe annoncé par les douze coups de minuit, pour un lecteur qui ne s'est jamais promené dans les rues du vieux Paris, qui ne connaît guère l'histoire politique et sociale de la France, qui ignore les fluctuations de la Bourse A cette époque, et qui n'a pas suivi les aventures de Lucien de Rubempré.

Pour un apprenti lecteur, il n'était pas évident que les textes s'appellent et se répondent, s'inscrivent automatiquement dans un réseau et ne surgissent pas dans le désert. C'était une des raisons de la mise en place systématique de séances de présentation de livres dans le dispositif " leçon de lecture ". Régulièrement, des écrits sont présentés A la classe en référence A un sujet de préoccupation particulier, leur mise en réseau permet aux élèves de comparer les livres, les genres, les auteurs, les collections par analogie, association, opposition prenant ainsi de la distance avec la lecture qu'ils viennent d'en faire. Progressivement se constitue une culture de l'écrit qu'il faudra réactiver afin de mobiliser toutes ses connaissances face A un nouveau texte : ainsi se constituera l'horizon d'attente.

Quel peut être l'horizon d'attente d'un enfant de cinq ans ? Quelles connaissances du genre, de la forme et de la thématique possède-t-il ? Quelles passerelles avec d'autres objets culturels (livres, mais aussi films, tableaux, musique…) peut-il établir ?
Même si un enfant de cinq ans possède certaines connaissances qui lui permettent d'établir des passerelles avec d'autres objets culturels, l'horizon d'attente créé est forcément réduit et nécessite un enrichissement. C'est A partir de ce constat que nous avons été amenés A créer des objets-textes.

Seuls les textes d'étude ont entraîné leur élaboration. A la lecture d'un texte, l'enseignant convoque ses propres fragments du monde, c'est-A-dire qu'il met en relation le texte lu avec d'autres connus par le thème, le genre… et différents objets culturels.
Il s'agira parallèlement A la découverte du texte d'étude, au travail sur le sens et A la leçon de lecture d'expliciter peu A peu avec les élèves ces différents " fragments du monde " convoqués. L'enseignant part des propositions des enfants qu'il étoffe, approfondit, complète voire modifie ou rompt en référence A sa propre lecture experte. Ces fragments du monde nécessitent une mise en scène permettant de créer une atmosphère et sont matérialisés sous la forme d'un panneau réalisé avec les élèves. Les premiers éléments sont apportés par l'adulte de manière A réduire le champ des possibles. Les enfants ainsi aiguillés ne pourront émettre qu'un certain nombre d'hypothèses. Les premiers éléments sont liés A "l'écriture de l'aventure", se rajouteront ensuite les traces de "l'aventure de l'écriture".

Nous avons choisi d'illustrer par un exemple concret nos propos.

Au mois de janvier 1998, la leçon de lecture a été réalisée A partir d'un album de Rascal, Le voyage d'Oregon.
L'action se déroule aux États-Unis. Les deux protagonistes de l'histoire, Duke, le clown et Oregon, l'ours, traversent le pays d'Est en Ouest, de Pittsburgh en Oregon en passant par Chicago et l'Iowa, se retrouvant le dos aux Rocheuses après des ricochets sur la Platte River.
Nous avons choisi comme toile de fond une carte des Etats-Unis sur laquelle nous avons matérialisé le tracé de leur périple par un ruban rouge. A chaque étape, l'auteur nous renvoie certaines images de l'Amérique que nous nous sommes efforcés de concrétiser tout autour de la carte : images des Rocheuses, des indiens, des trucks, motels et frise de dollars. Nous avons aidé les élèves A mobiliser leurs savoirs sur l'Amérique : fast food, corn flakes, Walt Disney, ours et clown, feuilletons américains. Sont apparus progressivement sur le panneau les photos de paysages recherchées par les élèves dans des catalogues, les boîtes de corn flakes et de brownies, vestiges de quelques petits déjeuners organisés A cette occasion, un ours en peluche et un déguisement de clown , une évocation des tableaux de Van Gogh revus par les élèves et les emballages d'un repas Mac Donald. Systématiquement, il était demandé aux élèves de retrouver l'extrait correspondant A ces mobilisations de connaissances afin de le rajouter sur l'objet-texte en chantier. Tout ceci fut complété par une série de projections d'épisodes d'Au nom de la Loi diffusés A la même époque sur Arte. Des documentaires sur les Rocheuses, sur les minorités opprimées, noirs et indiens, sur l'ours furent présentés aux élèves : ils avaient pour consigne de retrouver dans ces ouvrages le lien existant avec l'album, en prenant appui sur l'objet-texte.
L'affichage n'est pas laissé au hasard : les objets-textes s'appellent et se répondent dans des lieux de passage (couloirs ). Ils alimentent échanges et commentaires de tous les élèves de l'école. Leur emplacement tient compte de l'enchaînement décidé pour les séances en classe. Par exemple, le passage entre Oregon et Aragon s'est fait par Sensations, poème de Rimbaud qui servait de préface au texte de Rascal. Il fut la passerelle vers le dispositif suivant introduit par une nouvelle question de recherche : « En quoi les textes présentés (des poèmes d'Aragon) sont-ils différents des précédents ? » Ainsi, débutait l'étude d'un genre nouveau. Ce lien a été conservé et matérialisé lors de l'affichage des objets-textes correspondant, Sensations se retrouve entre les deux.

Pour conclure, nous tenions A préciser qu'ils ne sont pas restés l'apanage des élèves de cycle 2, certains groupes de cycle 1 s'y sont mis aussi, au cours de l'année scolaire. Peut-être pourrait-on envisager prochainement la réalisation d'un tel panneau en collaboration cycle 1/ cycle 2 ? A



(*) Lire A propos de cette présentation

Albums :
Le balai magique, Chris Van Allsburgh, École des Loisirs
Ah les bonnes soupes !, Claude Boujon, École des Loisirs
Le problème avec ma mère, Babette Cole, Seuil
La main de la sorcière, Peter Utton, Pastel
Le chant des baleines, Dyan Sheldon, Pastel
Coin-Coin, Frédéric Stehr, École des Loisirs
Le voyage d'Oregon, Rascal, Pastel

Poésie :
Poissons noirs, Louis Aragon, Gallimard

Essais :
L'esthétique de la réception, H. R. Jauss, Gallimard
L'écriture et l'existence, Nadine Gordimer, Bibliothèque 10/18 (1994)

Nouvelle :
Sarrasine, Balzac
Christiane Berruto
Stéphane Oualid
Mireille Teppa
École maternelle É. Vaillant. Marseille.