La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°64  décembre 1998

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Du message au code...
Ou le rappel des principes qui nous guident


Le texte qui suit fait le point sur les principes qui nous guident en matière de pédagogie de la lecture. Il est le premier d'une série A paraître dans les numéros A venir. Ces articles risquent d'apparaître comme des redites aux lecteurs familiers des actes de lecture en rappelant synthétiquement et clairement quelques thèses de l'AFL. En revanche, et ce sera la raison de leur présence dans nos colonnes, ils sont susceptibles de rendre plus compréhensibles, A qui découvre ou aborde depuis peu notre revue, des articles pétris d'implicites rarement rappelés.


Faire l'hypothèse pédagogique que la rencontre de l'écrit constitue un apprentissage linguistique, c'est concevoir un ensemble de démarches qui correspondent A ce principe selon lequel l'apprenti va rencontrer le code A travers le message. Le message, c'est l'objet produit par ceux utilisant déjA ce langage pour échanger ce qu'il leur permet de concevoir, c'est par extension les conditions sociales dans lesquelles ce message est communiqué, accueilli, traité, retourné, bref, intégré dans un dialogue. Le code, c'est l'ensemble des unités et les règles de leur combinaison (leur combinatoire) que l'apprenti va construire, d'abord implicitement, en découvrant les invariants de ce système linguistique particulier qui permet au groupe d'opérer sur son expérience. Le propre donc d'un apprentissage linguistique, c'est qu'A travers l'usage en situation qu'il fait de messages qui l'intègrent alors qu'il n'a pas encore les moyens de leur traitement autonome, l'apprenti parvient A mettre en relation de la signification et du linguistique jusqu'A attribuer des fonctions spécifiques A des unités isolées et aux opérations faites avec elles.

En clair, c'est ce qu'il comprend du message qui lui permet d'aller voir comment fonctionne le code jusqu'A pouvoir enfin le considérer isolément. Contrairement A l'approche que proposent les méthodes en usage A l'école dans la continuation de l'alphabétisation, on ne peut entrer dans un nouveau langage que par l'usage qui en est fait en tant qu'outil de pensée et de communication. Peu désireux d'investir économiquement dans les conditions de la lecture pour la partie des forces productives que la division du travail devait exclure d'un rapport expert A l'écrit, le corps social a fait au siècle dernier le choix d'une entrée par le code afin de parvenir au message par transcodage du système linguistique indigène, en l'occurrence l'oral. Choix réaliste qui n'est possible que dans les systèmes d'écriture A dominante phonographique, mais réduisant la définition de la lecture A cette opération enseignée jusqu'A en oublier ce qu'il en est des opérations communes au traitement de tous les systèmes écrits par leurs lecteurs experts. Cette réduction de la lecture permet A des enseignants de bonne foi de rester A distance d'une réflexion sur les conditions d'un apprentissage linguistique de l'écrit au prétexte que l'oral serait naturel (donc relèverait bien des conditions d'un apprentissage linguistique) mais l'écrit serait social donc justifierait d'un apprentissage non linguistique. C'est pour prendre A revers cette idée reçue que Freinet inventait l'expression de méthode "naturelle" pour aborder l'écrit et qui consiste simplement A recréer les conditions sociales d'un apprentissage linguistique.

VoilA presque 20 ans que nous suggérions de retrouver Champollion dans tout apprenti lecteur, lui qui avait appris A lire les hiéroglyphes en faisant l'hypothèse que la pierre de Rosette reproduisait 3 fois le même propos en 3 langues différentes. Cette correspondance entre le texte égyptien et le texte grec portait nécessairement sur le sens, et non sur les mots, encore moins sur des sons. Ce qu'il y avait de commun, c'était de l'intention et de la signification, non du linguistique. Ce qui se constitue, suggérions-nous, ce sont des hypothèses sur la manière dont l'écrit construit du sens. Et c'est l'évolution, A travers les messages rencontrés, de la réflexion sur le fonctionnement de l'écrit qui constitue l'apprentissage de la lecture. D'où l'obligation, pour apprendre, de commettre véritablement des actes de lecture. A chaque rencontre d'un message écrit, deux processus distincts bien qu'indissociables sont A l'œuvre : l'attribution d'une signification au message, autrement dit sa lecture ; et des hypothèses linguistiques sur le fonctionnement du code.

Au fond, notre recherche pédagogique repose sur l'hypothèse que la rencontre de l'écrit a tout intérêt A avoir lieu comme la rencontre de l'oral, dans une interaction directe entre message et code, ici entre texte et système de l'écrit comme lA entre discours et système de l'oral donc sans médiation d'un autre code. Cette hypothèse de similitude entre les apprentissages linguistiques nous oppose A la conception traditionnelle dominante qui revendique pourtant l'importance de l'oral, mais pas pour réfléchir aux conditions de son apprentissage. Cette conception traditionnelle, en privilégiant le principe alphabétique, voit dans l'écrit d'abord le système de notation d'une langue déjA connue A laquelle se rapporte et par laquelle passe le nouvel usage linguistique. Pour nous, au contraire, rencontrer l'écrit comme on a rencontré l'oral conduit A ne pas introduire des recours externes qui interposent un autre code (*) sous prétexte qu'il serait moins difficile de rendre compte du code graphique dans sa relation au code phonologique que dans sa relation A l'écriture (ce qui se pense par l'écrit). Le résultat A terme est en rapport avec l'investissement initial, lorsque l'élève (sans doute dès le CE2) cesse rencontrer des textes transcrits pour "apprendre" A lire et doit se confronter A des textes produits par un travail d'écriture, des textes dont l'objet, l'effet, le contenu, la matière, le projet dialogique n'ont pas de correspondants A l'oral, des textes nés spécifiquement de l'échange entre le dur métier d'écrire et le dur métier de lire, de textes qui sont aussi étrangers A la transcription de quelque chose d'élaboré par l'oral qu'une description de la Joconde peut l'être du tableau de Vinci. A

(*) Apprendre en découvrant directement un usage et un fonctionnement linguistique va être grandement facilité par des possibilités d'échanges "métalinguistiques" et l'oral de la langue maternelle est la langue de travail la plus spontanée pour cet apprentissage. Mais se servir de l'oral (ou, avec les sourds, de la langue des signes) pour parler de l'écrit est tout autre chose que de parler l'écrit pour le comprendre.

Jean FOUCAMBERT