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La revue de l'AFL Les actes de lecture n°64 décembre 1998 ___________________ Une action de formation en Palestine Le GREF (Groupement des Retraités-Educateurs sans Frontières) a été créé en 1990. Douze personnes A l'origine ont pensé qu'il était possible A des retraités d'aider - aider, c'est bien le terme - en France et A l'étranger, A la réalisation de projets de développement dans le domaine de l'éducation. Des retraités de l'éducation, pas uniquement des enseignants d'ailleurs mais aussi des personnes ayant une expérience de la vie associative même éloignée de l'enseignement, ont été intéressés et ont offert leurs compétences pour l'élaboration de projets, pour des collaborations, des échanges et des discussions, dans la mesure où les retraités n'auraient pas des savoirs tout faits A proposer surtout dans des situations qu'ils risquaient de n'avoir jamais connues. L'association a grandi très vite, trop vite peut-être puisqu'il y a maintenant 750 membres qui, A part quelques-uns chargés du fonctionnement interne, sont tous actifs et "partent en mission" en France ou A l'étranger. Le demandeur était le Croissant Rouge palestinien. Il s'agissait de former une équipe d'éducateurs de jeunes enfants et de promouvoir une Education moderne, avec toute l'ambiguïté qu'on peut imaginer autour du mot "moderne". Il faut savoir qu'il y a deux Croissant Rouge palestiniens, un qui a été organisé A l'extérieur, par des Palestiniens en exil et un qui fonctionnait en Palestine, en particulier pendant la période de l'Intifada. Le Croissant Rouge de l'intérieur, très proche du Hamas, est beaucoup plus conservateur et si c'était lui qui nous avait demandés, il n'aurait sans doute pas parlé d'éducation moderne. Ce clivage qu'on retrouve en permanence n'a pas manqué de poser quelques problèmes. Le contexte La Bande de Gaza (en Cisjordanie, c'est différent) est une région complètement isolée, extrêmement démunie, sans infrastructures en particulier dans le domaine de la formation. Colonisation, territoires occupés, répression, Intifada, exil... des mots qui brossent la situation des Palestiniens, peuple qui s'efforce de retrouver un pays et de se construire un avenir. Une volonté d'ouverture, de modernisation, soutenue par une volonté politique est très perceptible A Gaza. Le retour des intellectuels, des artistes et d'autres, est un signe de réveil et cette volonté habite les Palestiniens revenus d'exil, en gros une classe moyenne instruite et cultivée. Bien entendu, ce n'est pas le fait de la totalité du peuple palestinien dont la majorité est très liée aux traditions culturelles et, avant tout, préoccupée de survie. Les obstacles sont nombreux A cette évolution : - l'extrême difficulté des relations avec Israël et depuis 1997, une situation au bord de l'explosion. - la situation économique dramatique dans la Bande de Gaza (60% de chômage en temps normal qu'aggrave souvent la fermeture des frontières par Israël) - le poids des traditions sociales et culturelles que les années de lutte ont renforcées dans ce qu'elles ont de plus archaïque (en particulier le statut des femmes et des enfants). - les conséquences de l'Intifada qui a fait chuter le niveau de formation des jeunes générations. De nombreux enfants ne sont pas allés A l'école et ont été " formés " par les rudes lois de la rue, dans la violence. Le Croissant Rouge palestinien a construit un énorme centre, A Khan Younis, ville où il y a les plus grands camps de réfugiés de la bande de Gaza et où vit le chef spirituel du Hamas. C'est donc une ville sous la tutelle des religieux, où l'on vit au rythme de la vie religieuse... sans cinéma... le muezzin A 4 heures du matin... pas une femme qui ne soit pas voilée, etc. Une ville qui a payé un lourd tribut A l'Intifada avec dans les camps, les portraits des "martyrs". Ce Centre est un centre social, éducatif, culturel et sanitaire comprenant un hôpital, des services sociaux, deux musées (l'un consacré A des productions d'enfants et l'autre A des productions d'adultes), un théâtre, une salle de cinéma, une piscine - ce qui est extraordinaire - et deux structures éducatives. Une pour enfants handicapés et celle dont on s'est occupé, la crèche-jardin d'enfants. Cette crèche-jardin accueille des enfants de la naissance A 6 ans. Des liens entre les 2 structures existent au niveau de la formation et du fonctionnement. C'est ainsi que 5 sourds-muets ont été intégrés au jardin d'enfants, qu'une éducatrice spécialisée y intervient et que les éducateurs ont été initiés A la langue des signes. Depuis septembre dernier, deux trisomiques et deux sourds-muets sont inscrits A la crèche. Le stage initial. Dans le cadre de 2 missions par an de 2 mois pour 2 intervenants par mission (travail sur le "terrain" : accompagnement, conseil, animation de l'équipe, production de textes de référence d'une part et évaluation intermédiaire d'autre part) un stage initial de 5 semaines a eu lieu en novembre 1996. Le Croissant Rouge a recruté 21 personnes (dont 2 hommes) ayant un bon niveau de formation générale, universitaire même car certaines étaient diplômées en droit, en biologie... Ces jeunes adultes, au passé douloureux et au présent difficile, sans aucune connaissance du métier d'éducateur, avaient un long chemin A parcourir pour rencontrer l'enfance et pouvoir lui apporter les aides nécessaires, pour être actifs et créatifs au plan pédagogique, pour être, non pas les exécutants mais les promoteurs du projet éducatif. A l'issue de ce stage, le Croissant Rouge a retenu 12 personnes comme prévu dès le début. Si nous avions fait des cours, tout le monde aurait trouvé cela très bien. Mais, alors qu'on ne pouvait pas faire comme si les stagiaires avaient déjA une expérience et un savoir, il était pourtant nécessaire d'apporter une information, ne serait-ce que sur le développement de l'enfant (la crèche accueillait, par exemple, 2 bébés d'un mois !). On nous avait aussi demandé d'accepter 2 éducatrices pour enfants handicapés car il n'y avait jamais dans la bande de Gaza de possibilités d'organiser ainsi un stage de travail, de réflexion et d'information. L'essentiel du stage s'est effectué dans un travail en groupes, sans cours proprement dit mais avec des apports d'informations sur un certain nombre de sujets et beaucoup de discussions qui permettaient aux gens de parler A partir de leur culture et de leur perception des choses. On est parti d'une affirmation un peu "choc" pour les Palestiniens : l'enfant est une personne. Bien entendu, c'est un enfant, qui par conséquent mérite nos soins et notre attention A son développement, mais c'est une personne et A ce titre elle a droit au respect, de s'exprimer, d'être entendue. Deuxième affirmation : c'est un être social, qui doit vivre avec d'autres et donc apprendre A vivre avec les autres, A écouter et A prendre en compte la parole d'autrui, A participer A la vie de la communauté. On imagine les réactions, les "Oui, mais..." On ne peut pas conduire une action formatrice pour que les enfants sachent réfléchir et deviennent autonomes et responsables si les adultes en formation ne sont pas traités de la même manière. On ne peut prétendre former des enfants A l'autonomie, A la responsabilité, au jugement, si l'on n'est pas soi-même autonome, responsable, apte au jugement, capable de réinventer les conditions d'exercice de la citoyenneté. Or, la notion de citoyenneté en Palestine... Les Palestiniens vivent perpétuellement sous tutelle, dans une situation en permanence humiliante du fait de l'attitude de l'armée israëlienne. Ils n'ont eu d'action citoyenne qu'a travers l'Intifada, que dans le combat et la citoyenneté a du mal A se vivre encore maintenant malgré des efforts certains dans le domaine juridique et institutionnel. Tout est A construire. Dans le stage, A tout moment de la journée, dans tous les types d'activités, on a essayé de voir ce que signifiait : l'enfant est une personne qui doit acquérir les moyens d'être le citoyen qu'il est., même s'il est petit. On s'est aperçu que cette façon d'aborder les problèmes plaisait beaucoup aux femmes et qu'elles retrouvaient ainsi quelques-unes de leurs préoccupations. Autre remarque : la place de l'enfant n'est pas enthousiasmante dans cette société où il y a beaucoup de violence. Les enfants sont battus. Chez eux, A l'école. Les femmes sont battues. Et tout cela dans un contexte économique tout A fait dramatique. Mener une formation de cette façon, dans un tel contexte, c'est très troublant pour des gens qui attendaient qu'on leur montre la façon d'enseigner alors que depuis 2 ans (puisque nous entamons la troisième année) on propose de chercher comment on doit s'y prendre pour que les enfants s'apprennent A.... Et ce d'autant plus que 5 enfants handicapés sur 15 sont accueillis au jardin d'enfants et 4 sur 18 A la crèche. On avait obtenu que dans l'horaire, il y ait une heure quotidienne de concertation afin que les gens puissent non seulement discuter mais aussi préparer collectivement leur travail. Il a fallu tenir compte du fait qu'il fait nuit très tôt en Palestine et qu'A 17 heures, il n'y a plus personne dans les rues. Tout le monde doit être chez soi, particulièrement les femmes qui ont pourtant A faire les courses et récupérer leurs enfants. Curieusement, cette concertation a bien marché et a contribué A la constitution d'une véritable équipe, ce qui est exceptionnel en Palestine où la solidarité - pourtant réelle dans la lutte - n'est pas habituelle dans une société très hiérarchisée, soumise aux diktats des supérieurs notamment dans le domaine de l'emploi. On a initié aussi l'hétérogénéité des groupes d'enfants, le travail en doublette et la non spécialisation sur un âge ou dans une discipline des éducateurs. Outre l'animation du stage de démarrage, l'action de formation a comporté un accompagnement au quotidien des éducateurs dans les classes, car ces derniers, tous très jeunes et sans aucune référence dans leur expérience personnelle et dans leur environnement, se sont trouvés démunis devant ce qu'impliquait la pédagogie mise en place au niveau de l'organisation des groupes d'enfants et des activités, du déroulement d'une journée, des relations avec les parents, etc.. Le fait qu'il y avait deux hommes parmi les éducateurs n'a pas été non plus sans soulever de difficultés quand il s'est agi de s'occuper de très jeunes enfants mais A notre étonnement, elles ont été vite résolues et ont considérablement fait évoluer les rapports hommes-femmes. La place de l'écrit Pour ce qui concerne la lecture, notre effort a porté sur l'instauration des conditions d'un apprentissage basé sur les besoins de l'enfant et sur un écrit fonctionnel. Faire en sorte que l'écrit et son usage existent dans l'environnement de l'enfant. Dès l'accueil, on écrit. Pratique nouvelle en Palestine. Un écrit très simple, pas toujours fonctionnel, sur ce qu'on a fait, ce qu'on fera... Un écrit lu par les enfants qui en parlent beaucoup au grand étonnement des parents. Les enfants sont tous très actifs, les handicapés, y compris les sourds-muets, parfaitement intégrés. On a recours A l'image, au "trombinoscope" par exemple, sans difficultés particulières dans une civilisation sans beaucoup d'images ni de photographies. Des petits textes quotidiens sont écrits par des enfants et collectés. Les parents les lisent. Un temps chaque jour est consacré A un cahier de vie collectif. C'est lA tout l'écrit disponible car il y a très peu de livres pour les enfants, très peu de livres en général. La production éditoriale en arabe n'est pas belle, sur du mauvais papier, bien qu'elle s'améliore. Quant A l'heure du conte... elle a posé problème. Les contes, en effet, sont racontés par les vieilles femmes dans une langue qu'elles sont seules A utiliser pour cette activité. Il y a des mots qui n'existent que dans les contes et que seules les femmes prononcent . Les enfants les connaissent parce qu'ils ont des grands-mères, mais au jardin d'enfants, les éducateurs ne pouvaient pas raconter d'histoires et les éducatrices étaient trop jeunes ! On a donc fait appel A une femme plus âgée, par ailleurs mère d'un enfant handicapé, et la situation a été débloquée ainsi, permettant de dépasser la coutume pour transformer une pratique sociale en pratique professionnelle des éducateurs. Dans cette société, l'écrit, c'est le verbe, c'est le mot et le mot, c'est Dieu. L'écrit est sacralisé. L'écrit trivial, celui lié au quotidien n'existe pas. Les gens ne prennent pas de notes lors des réunions, par exemple, les agendas répertoires sont rarissimes. On fait appel A la mémoire et la parole donnée vaut engagement. On n'a pas l'impression d'une société gérée par l'écrit. C'est sans doute dû A une tradition culturelle où la parole est importante mais aussi peut-être A cinquante ans d'exclusion, de marginalisation pendant lesquels l'écrit a été dangereux. Par exemple, une fédération de mouvements de femmes (A l'exclusion de ceux dans la mouvance du Hamas) appelée "Culture et Pensée libre", dont la préoccupation est l'analphabétisme des jeunes (qui a terriblement progressé au moment de l'Intifada alors que les Palestiniens étaient parmi les pays arabes ceux qui avaient le meilleur niveau de formation générale) gère une Maison de jeunes avec une bibliothèque. Dans une salle étaient exposés des "projets" qui en fait étaient des productions diverses accompagnées d'explications écrites de la manière dont elles avaient été réalisées. La qualité de la calligraphie manifestement était plus importante que le contenu lui-même. La fierté de l'auteur était dans la beauté de la présentation du texte. Un autre facteur dont il faut tenir compte par rapport A la place de l'écrit est que la langue de tous les médias (écrits et audio-visuels) est la langue littéraire et non pas la langue parlée et il y a cette nécessité constante d'interprétation de ce qui se dit (ailleurs qu'A la télévision et A la radio) et de ce qui s'écrit et qui ne saurait avoir un usage trivial. Le déchiffrement de l'écrit produit un signal sonore qui ne peut être compris par les usagers de l'arabe dialectal. Les adultes interrogés disent exercer, quand ils lisent, une traduction simultanée de l'arabe littéraire en arabe dialectal. Ils sont en quelque sorte bilingues. S'approcherait-on, alors, d'une utilisation "idéographique" de l'écrit puisque l'arabe littéraire peut être compris par des gens qui ne se comprennent pas A l'oral ? La langue écrite ne comprend pas de voyelles. C'est donc le contexte, et les savoirs que le lecteur a du sujet traité, qui permettent les attributions de sens, ce qui peut provoquer des polémiques A n'en plus finir. Les institutrices de cours préparatoire ont coutume d'utiliser des accents pour suppléer aux voyelles manquantes, sorte de béquilles pour la période de la première et de la deuxième années d'école élémentaire. Nous avons proposé aux éducateurs de ne pas adopter cette technique et d'écrire d'emblée comme pour les adultes. Et cela n'a posé aucun problème. Malgré le peu de place qu'occupe l'écrit et surtout le peu d'interactions, deux enfants A la surprise de tous, sont entrés en lecture dont un sourd-muet. A noter que les éducateurs spécialisés de ce Centre n'essaient absolument pas d'obtenir des enfants qu'ils émettent des sons. Ces enfants ont des yeux et des mains qui suffisent A satisfaire leurs besoins de communication avec ceux qui ne connaissent pas la langue des signes. Quant A la lecture, notre petit sourd-muet l'a ajoutée A son registre de communication. Il existe deux types de jardins d'enfants : ceux, payants, réservés A une bourgeoisie plus ou moins aisée mais soucieuse de l'éducation de ses enfants, où l'on pratique des enseignements précoces et ceux, gratuits ou d'un écolage très bas, qui s'apparentent A une garderie et où l'enseignement s'en tient essentiellement aux sourates du Coran. Les parents s'attendaient, de ce fait, A voir leurs enfants enseignés comme ailleurs. Ils ont été informés dès le départ et de façon continue dans les réunions mensuelles, des orientations pédagogiques adoptées. Ils se sont interrogés sur la réelle possibilité de supprimer toute sanction, positive comme négative (en particulier les châtiments corporels). Mais, bien que les éducateurs y réussissent, certains d'entre eux ont avoué qu'ils n'avaient pas encore fait disparaître la badine de la maison. Le travail de coopération entre les éducateurs et les familles devrait, petit A petit, les y conduire. En revanche, les parents ont tout de suite adhéré A ce projet éducatif. Et, lors de ma mission d'évaluation intermédiaire, ils m'ont beaucoup interrogée sur les différentes activités, leur rôle dans le développement. Ils ont aussi exprimé leur satisfaction de voir des enfants joyeux, détendus et actifs, fait remarqué dans un pays où, le plus souvent, les enfants sont graves, voire agressifs. "J'aimerais savoir, me disait un père, ce que ma fille aime le mieux faire : est-ce danser ou dessiner ?" Dans une société marquée par un passé dramatique, où la violence et l'humiliation sont encore présentes et continuent A peser lourd, l'objectif de responsabiliser une équipe pour qu'elle devienne apte A élaborer un projet éducatif visant au développement optimum de tout le potentiel de chaque enfant et A l'apprentissage du vivre ensemble comme le souci de faire vivre aux enfants une vie d'enfants sont difficiles A faire passer. C'est pourquoi, nous intéressant aux jeunes enfants, l'écrit et son apprentissage n'ont pas été nos priorités, bien que le soin de faire acquérir une identité et une autonomie participe d'une préparation A l'usage de l'écrit dans toutes ses fonctions. A |
Rolande MILLOT
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