La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°64  décembre 1998

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Connaissances de base : danger !


Serge Koulberg est formateur A l'Association pour le Développement de la Lecture dans le Vaucluse. Il s'interroge ici sur la place réservée aux "connaissances de base" dans toute action de formation A destination des illettrés et des analphabètes. Il dénonce l'évidence partagée que ces connaissances sont un préalable ainsi que les objectifs d'insertion et donc de "conformisation" qu'on leur assigne et propose une alternative fondée sur le besoin de dire un monde qui exclut.


Une évidence largement partagée.
Il est peu de projets concernant les publics dits "illettrés ou analphabètes" qui ne consacrent une large place A "l'acquisition des connaissances de base", et ce titre, perclus d'évidence, ne nécessite évidemment aucune justification.
Les le demandent, et il n'est jamais de termes assez durs pour qualifier ceux qui ne prennent pas en compte "la demande des stagiaires" (même si par ailleurs, on pourrait s'interroger sur cette demande et "le mythe de la négociation de la demande"), les organismes de formation, tous persuadés qu'il ne faut pas faire "scolaire" concourent d'imagination pour proposer toutes sortes de détours A base de méthodes actives et dynamiques, mais pour faire passer cette transmission de connaissances de base - on peut se demander pourquoi une nécessité aussi évidente fait l'objet de tant de résistances et d'aussi peu de participation active - les financeurs ont certainement des doutes puisque les budgets destinés aux apprentissages linguistiques des personnes en difficulté d'insertion ont été, ces dernières années, considérablement réduits (souvent au profit d'actions "de recherche d'emploi", comme si en cherchant bien on finissait par trouver...) mais sans remise en cause de cette nécessité d'acquérir les connaissances de base.
On est bien surpris, parfois, de découvrir que consécutivement A l'acquisition des connaissances de base, des personnes se trouvent encore exclues, pour niveau insuffisant, des formations qualifiantes. On essaie bien de glisser entre les deux des "préqualifications" ou des "remises A niveau", mais les personnes qui viennent d'acquérir les connaissances de base se trouvent généralement exclues de ces passerelles.

Difficultés linguistiques : ni vues ni reconnues.
Les connaissances de base n'auraient-elles pas la pertinence qu'on leur prête ou leur acquisition, dans ses modalités, serait-elle A ce point défaillante que l'objectif resterait hors d'atteinte ?
(Comme preuve du contraire certains organismes s'engagent, en trois mois de formation, A faire réaliser une dictée de quatre lignes sans faute A leur stagiaires. Seule l'admiration dont ils sont l'objet étant parvenue jusqu'A nous, nous nous abstiendrons de tout commentaire A ce sujet)

Connaissances de base, danger ! Oui, il y a bien danger d'évidence et chacun sait que tant que nous sommes dans l'évidence nous ne sommes pas dans la pensée, bien heureusement dans certaines circonstances de la vie... mais moins heureusement dans d'autres.
Danger encore quand nous nous rendons compte qu'une bonne partie de l'énergie et des finances destinées aux actions " alphabétisation ou lutte contre l'illettrisme " s'investit dans des objectifs rarement atteints.
Danger toujours de saturer d'impressions négatives le système : repérage et orientation par les opérateurs sociaux, formation, accompagnement social, si bien que les difficultés linguistiques deviennent rarement "repérées", uniquement A la demande explicite des intéressés, et que la formation pour offrir un aspect moins rébarbatif évacue de plus en plus le linguistique des formations dites "linguistiques".

Connaissances de base : une réalité de substitution
Nous voyons bien ainsi comment "l'acquisition des connaissances de base" conduit A des impasses qui ne sont pas sans rappeler les impasses dans lesquelles se trouvent les inspecteurs qui tentent de lutter contre Scherlock Holmes ou Hercule Poirot : malgré quelques inévitables caricatures concédées A ce genre d'écrit, ces braves inspecteurs de Scotland Yard ne manque ni d'intelligence ni de ténacité, simplement, la réalité les déroute, elle apparaît sous une forme qui ne peut trouver place dans leur représentation de la réalité, alors, sans faire ni une ni deux, ils se mettent A agir sur des réalités de substitution.
L'acquisition des connaissances de base ne serait-elle pas la réalité de substitution de la lutte contre l'analphabétisme et l'illettrisme ? Puisqu'il paraît utopique de former des interlocuteurs, des lecteurs et "des écriveurs", on va au moins transmettre des connaissances qui vont être utiles et dont on est sûr : les connaissances de base.

Mais les inspecteurs de Scotland Yard ne trouvent pas l'assassin !
Et les illettrés ne rencontrent pas les écrits. Les connaissances de base se rangent dans un placard... jusqu'au prochain stage.

Des bases sans fondations
Le danger de ces connaissances de base, A notre avis, est double: il est d'abord de se tromper d'objectif, il est ensuite de construire des connaissances sans fondations.
Se tromper d'objectif, parce que la définition par l'évidence et in vitro des connaissances de base, séparées de l'activité sociale du sujet, ramène A des sociétés orales et tribales où la réussite de chaque individu se mesure A sa capacité d'entrer dans un moule, d'être conforme A tous les autres individus de la même tribu. Dans notre société capitale et mondiale, tout au contraire, ce sont les capacités personnalisées qui permettent, non d'atteindre une place convoitée qui existerait déjA et n'attendrait que son titulaire, mais de construire sa place grâce A de savantes interactions entre des figures imposées et des improvisations réussies.
Or l'improvisation dans le domaine de la recherche d'emploi, c'est du linguistique et du comportemental, tous deux liés A la pensée qui se construit elle encore avec des mots et avec des liens.
Quant A l'insertion sociale, pour tous ceux qui sont exclus de la formation professionnelle, elle ne fonctionne pas davantage (c'est même plutôt le contraire) sur des figures imposées. Nous entendons ici, par insertion sociale, la volonté de faire sa place dans le jeu de la communication sociale, et pour cela, de comprendre son environnement et ses mécanismes excluants, et, avec d'autres, de s'interroger sur le pouvoir d'influence qu'on peut y acquérir : si une société s'organise de telle sorte que je n'y ai pas de place, ça ne peut pas être par une mise en conformité avec ses valeurs que je peux trouver une issue !
Les connaissances de bases ne sont-elles pas la langue et la logique de cette mise en conformité. N'est-ce pas cette absence d'issue qui fait que cette langue résiste tant A être apprise ? Exclus du mouvement de la vie sociale, peut-on apprendre une langue qui continue A enraciner les mécanismes de cette exclusion ? Les fondations de la langue ne sont-elles pas dans l'activité sociale ? Et l'activité sociale n'est-elle pas dans la double action de nous adapter A la société et au monde pour qu'ils nous acceptent, mais dans le même temps de transformer cette société et ce monde pour les rendre acceptables ?

Des mots qui ouvrent des fenêtres
"Aujourd'hui, dit une stagiaire d'Arles en évoquant l'embauche, on nous choisit comme des légumes." Ce propos, au milieu d'autres qui tentent de dire la réalité du monde qui exclut montrent comment les connaissances, fussent-elles de base, sont interrogées sitôt que nous laissons la place A une pensée qui se construit A travers de mots qui se cherchent. Et plutôt que le plaisir de lire que certains rêvent de transmettre, ce qui peut se rencontrer dans ces formations et ces accompagnements sociaux, c'est ce que Claude Roy écrit A propos de Picasso : "le plaisir inépuisable de s'apprendre A soi-même ce qu'on ne savait pas savoir".
Les mots qu'on n'oublie pas sont ceux qui ouvrent des fenêtres, ceux qui font entrer l'air et la lumière de ce qu'on est en train de vivre dans notre compréhension du monde, ceux qui éclairent notre vie de ce que les autres vivent ou ont vécu, de ce que ces autres vivent ailleurs, les mots qui éclairent le monde qui se construit, A condition que ces mots eux-mêmes le construisent.
Nous ne pouvons pas apprendre avec ferveur les mots qui consolident le monde qui nous exclut, même lorsqu'un certain réalisme du quotidien nous fait prêter attention aux utilités de langage qui déminent les parcours, principalement administratifs, scolaires ou médicaux où ce quotidien se blesse et s'épuise.
"Le produit fini du savoir" pour reprendre une expression d'Odette Bassis, n'autorise aucune rencontre avec la logique qui nourrit l'énergie de vivre, de comprendre et d'agir. Henri Matisse raconte comment, un jour, ayant ramené un bouquet pour le peindre, il s'est retrouvé tout A coup cruellement déçu devant : "un arrangement volontaire, sorti de réminiscences de bouquets morts depuis longtemps, qui ont laissé dans mon souvenir leur charme d'alors, dont j'ai chargé le nouveau bouquet." Le bouquet mort des connaissances de base, pour devenir savoir vivant, n'aurait-il pas besoin d'être tourné du côté imprévu ou chacun interroge le monde avec ses propres points d'interrogation ? L'individualisation tant écriée ne serait-elle pas A chercher de ce côté lA ?

Une crédibilité A conquérir : un travail avec l'AFL
Mais comment crédibiliser cette démarche vivante et créative ? Comment crédibiliser cet apprentissage de la langue, orale et écrite A travers les mots qui construisent et reconstruisent ces vies socialement explosées, A la recherche d'un sens communicable ? Lorsque l'échange se réduit A ce que "les exclus" savent déjA dire et A ce que d'après nous ils auraient intérêt A savoir dire, il n'est de sens dans l'échange que celui induit par nos propres représentations de leurs cultures (française ou étrangère) , et celui qui passe par des bribes notre représentation de leur culture, et celui qui passe par des bribes de langage révolté sans espoir de retour. Il est A noter que ces mots sont souvent jetés dans leur déconstruction même comme pour souligner l'inutilité d'en faire des paroles, l'impossibilité de les inscrire dans une histoire.

N'est-ce pas pour éviter ces écueils que des opérateurs sociaux et des formateurs s'en tiennent aux connaissances de base, les premiers comme objectifs de leurs orientations, les seconds comme objectifs de leurs formations ? Lié marginalement A ces objectifs, le récit de vie se réduit au hasard heureux ou malheureux de ses pentes, on y recherche une alimentation en énergie positive, souvent sans laisser place A cette reconstruction de sens communicable A travers laquelle l'individu réintègre les actes de sa vie pour s'y affirmer comme sujet, comme acteur social.
C'est en tâtonnant dans ces mots qu'ils ne connaissaient pas encore que les stagiaires d'Arles ( et nous pourrions citer également des stagiaires de Marseille ou d'Aubagne) nous ont raconté leur vie de quartier et leurs peurs pour leurs enfants principalement, comment c'étaient les dealers qui servaient d'exemples A leurs enfants avec leurs airs assurés et leurs grosses voitures, comment des bandes organisées brûlaient les voitures, terrorisaient les cages d'escalier et les parkings sans jamais être inquiétés et comment en tant qu'Arabes, le recours A la police semblait davantage créer du danger qu'en écarter. Et ces mêmes stagiaires ont effacé ces paroles du montage définitif du film A cause du danger que cela pouvait, A leurs yeux, représenter pour eux ou pour leurs familles.
Nombreux sont, parmi les opérateurs sociaux et les formateurs, ceux qui nous ont dit ne jamais aborder des problèmes qu'ils ne savaient pas résoudre.
D'autres, et cela revient fréquemment, nous disent que nous employons des mots trop grands pour une réalité d'insertion forcément lente et difficile. Nous sommes payés, disent-ils, pour apporter quelques modestes solutions A des questions qui, au risque du terre A terre, n'en sont pas moins prioritaires pour éviter les difficultés les plus aiguës et les plus grandes souffrances.
Nous pouvons être d'accord avec eux s'ils admettent avec nous, que ces grands mots s'inscrivent au quotidien de notre travail dans de petites différences de comportements et de stratégies. Le point de désaccord porte justement sur la valeur et sur la fonction des connaissances de base. Pour nous, ces connaissances de base ne représentent pas la première étape d'un parcours de formation mais la conséquence secondaire d'une compréhension du fonctionnement de la langue, qui, A travers son utilisation et ses tentatives d'organiser les expériences de la vie, A travers des systématisations qui, A un moment donné, consolident, organisent et relient les observations de ce fonctionnement de la langue, construisent des systèmes qui rendent intelligibles et le monde et la langue.

Le travail d'accompagnement de trois actions de formation, destinées aux publics dits illettrés ou analphabètes, que nous nous proposons de mener dans les Bouches du Rhône (*), avec l'AFL, aura pour objectifs de crédibiliser cette démarche de construction de sens et de préciser les relations entre ces connaissances de base et les savoirs. A


(*)Ces 3 actions auront lieu de novembre 1998 A mai 1999 et déboucheront fin mai sur une semaine lecture. L'objectif A moyen et long termes étant l'élaboration et l'expérimentation de nouveaux outils.

Serge KOULBERG