La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

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Note de lecture

Entre l'Oralité et l'Écriture.

Jack Goody, P.U.F. Ethnologies
 
 

               Bien connu des lecteurs des Actes, pour les recherches qu'il mène sur l'écriture, Jack Goody, l'auteur entre autres de La Raison graphique (1979) considère comme nécessaire de revenir sur ses travaux afin de lever un certain nombre d'ambiguÎtés. Trois aspects des relations oral/écrit sont en effet souvent confondus : le face A face des cultures avec ou sans écriture, la rencontre des traditions orales et écrites dans des sociétés qui emploient l'écriture A des degrés variables dans des contextes divers et la double présence de l'écriture et du discours dans la vie linguistique de tout individu.

La première partie du livre rappelle les circonstances dans lesquelles sont apparus les différents systèmes d'écriture. Selon Goody, toute une série de changements historiques menèrent A l'adoption des systèmes élaborés de correspondance entre la graphie et la langue. En même temps l'écriture, comme tout changement de moyen de communication, est liée A des changements dans les modes d'interaction humaine. 

C'est en Asie occidentale qu'apparurent les premiers systèmes d'écriture. Dans une économie agricole, basée sur le commerce des céréales en pleine expansion, il fallut trouver un moyen de marquer, indiquer les quantités en cas d'inventaire, les expéditions, le paiement des salaires, le calcul des profits et pertes. Mais l'augmentation des échanges imposait de transporter des quantités sans cesse grandissantes de jetons d'argile qui devenaient très encombrants. On transféra donc le contenu sur le contenant en inscrivant sur l'enveloppe la forme et la quantité des jetons qui auraient dû s'y trouver. Peu A peu on remplaça l'enveloppe par une tablette, les formes devinrent des signes de plus en plus abstraits de représentation. Cette dynamique aboutit A l'écriture cunéïforme. A la base, on trouve les mathématiques et la stratégie commerciale ; dans la réalisation, la réduction d'objets A trois dimensions A une forme A deux dimensions dont Goody fait observer qu'elle est au centre des arts graphiques. Selon lui , le lien entre l'art et l'ériture est étroit aux premiers stades : au commencement il y eut l'oral, puis l'image apparut, ensuite vint l'écrit. Des systèmes d'écriture se développèrent en Egypte, dans le bassin de l'Indus, en Crète. Ces écritures avaient en commun d'être logosyllabiques et la plupart du temps extrêmement conservatrices. Les hiéroglyphes égyptiennes, aux mains d'une petite élite de lettrés qui préféraient entre autres montrer leur virtuosité plutôt que de simplifier le système restèrent identiques pendant 3 000ans !

Il faut attendre le début du premier millénaire av.JC pour que l'emploi systématique du principe phonétique ouvre la voie A l'alphabet. C'est A partir du moment où l'on ne s'est plus préoccupé du sens mais seulement de l'équivalence phonétique que l'on a pu mettre au point une méthode abstraite de transcription et créer les premiers syllabaires, précurseurs de l'alphabet. 

Apparu sans doute au nord du pays de Canaan, offrant une extraordinaire réduction du nombre de signes en même temps qu'un système illimité dans sa capacité de traduire la parole et sa facilité d'accès, l'alphabet se répandit très vite dans toute l'Europe, l'Asie et les autres continents. Economie de signes pour une infinité de combinaisons, mais aussi ordre arbitraire qui est pourtant A la base de la compréhension de l'univers que nous avons créé. Imaginons un instant de le changer... Goody propose voyelles d'abord, consonnes ensuite aeiyoujwbcdfghklmnpqrstvxz...

Conséquence du développement des civilisations urbaines, l'écriture en devint aussi rapidement une condition. Toutes les opérations commerciales, possibles mais limitées dans les sociétés orales, sont facilitées. Elle joue un rôle administratif important : le code écrit remplaça la coutume. En rendant possible le stockage des informations et leur transmission sans reformulations successives aux contemporains et aux générations ultérieures, l'écriture modifie considérablement les connaissances et les modes d'accès au savoir ; elle permet de revisiter le passé, de le reconstruire, de passer du mythe A l'histoire. " La question ne se résume pas non plus au jeu des conséquences exercées sur l'organisation sociale, tout aussi radicales qu'elles pussent être A long terme. Il ne s'agit pas seulement de fournir les moyens d'étendre le commerce ou l'administration mais de changements dans les processus cognitifs dont l'homme est héritier, c'est-A-dire dont il comprend son univers". 

Mais c'est en Grèce que l'expansion rapide de l'écriture grâce A l'alphabet, eut les conséquences les plus extraordinaires, " potentiellement révolutionnaires " selon Goody parce que le contexte politique et religieux était exceptionnel. L'écriture fournit aux Grecs par le biais du vote, un moyen de contrôler le développement du gouvernement centralisé qu'elle avait contribué A créer. De nouveaux champs de savoir se constituèrent et de nouveaux modes de connaissance furent encouragés. L'écriture permit d'engranger ce savoir et créa de la sorte une classe de lettrés capables d'écrire mais aussi d'avoir du monde une approche intellectuelle qui contribua par exemple A la lutte contre la magie en facilitant le développement de la rationalité. Loin d'approuver Levy Bruhl énonçant que la mentalité primitive est prélogique, Goody pense que ce qu'il manque A l'homme de l'oralité ce sont certains outils du travail intellectuel qui définissent la notion grecque de logique, ce que l'écriture permet c'est la comparaison et l'attention critique A l'égard du texte en même temps que l'accumulation d'un savoir critique et de procédures logiques. S'agissant des opérations logiques par exemple, le syllogisme a été étudié comme impossible A formuler en dehors de l'alphabet, mais des procédures analogues avaient existé en Mésopotamie et dans d'autres cultures ne connaissant pas l'écriture.

La notation permit entre autres le classement et la comparaison d'observations répétées et la mise au point d'instruments de mesure en même temps que s'élaboraient les formes de raisonnement abstrait. " Si les Mésopotamiens ne purent prévoir le passage de la comète de Halley, ce n'est pas parce qu'ils manquaient d'observations mais c'est parce qu'ils manquaient d'observations notées. " C'est au moyen de la notation en effet que s'opère le passage de l'individuel au général et du particulier A l'universel.

Cependant Goody fait observer que tout cela était en puissance dans les systèmes logo-syllabiques et qu'il faut se garder de tomber dans l'erreur ethnocentrique européenne de trop attribuer A l'alphabet et trop A l'Occident. 

Il propose ensuite d'examiner les rapports de l'écriture et des formes verbales standardisées dites "littéraires". La question de la nature de la poésie première fait l'objet d'un débat animé. Poésies, contes et récitations ont existé bien avant l'écriture et des formes orales ont subsisté bien après. Cependant Goody fait remarquer qu'il est d'une part bien difficile d'avoir accès A des formes orales anciennes qui n'aient pas rencontré l'écrit A un moment ou un autre de leur histoire et que d'autre part, ces formes ne nous sont forcément accessibles que par l'intermédiaire de l'écrit. Aussi utilisant la méthode de l'anthropologie comparée c'est en Afrique contemporaine qu'il part A la recherche de la nature de l'oralité. Ses conclusions n'étaient pas inattendues : il est impossible que les poèmes homériques et les Véda, textes sacrés des Hindous orthodoxes, exemples canoniques de littérature orale n'aient pas été influencés par l'écriture . 

En fait l'épopée apparaît moins typique des cultures orales que de celles où il existe un début de littérature. L'auteur de l'Iliade ne maîtrise pas nécessairement l'écriture mais tel que nous le connaissons, le poème paraît avoir été influencé par l'existence de l'écriture dans sa forme et son contenu. La Grèce qui vit naître la poésie homérique ne peut être tenue pour un archétype de la culture orale, il convient donc de cesser d'opposer les cultures avec écriture A celles sans écriture au nom de la théorie d'une grande ligne de partage, interprétation abusive de l'importance donnée A l'écriture dans la réussite de la Grèce antique. L'érudition est friande de divisions binaires et elle s'est emparée abusivement de celle-ci, alors que Goody s'efforce de recourir aux changements dans les méthodes et le contenu de la communication pour essayer d'expliquer certaines différences de façon plus plausible. Un changement de moyen de communication dépasse largement l'opposition oral/écrit. L'utilisation des logographes n'a pas eu pour les rapports humains les mêmes conséquences que l'introduction de l'alphabet et il faut aussi tenir compte des facteurs religieux, politiques, économiques qui restreignent ou accroissent les modes de communication. Dans la division entre écrit et oral il ne s'agit jamais de franchir une frontière unique, les effets de retour de l'un A l'autre sont constants en littérature ; l'écriture permet d'élaborer des formes poétiques inconcevables dans une culture orale, pourtant une fois apprises ces formes peuvent sembler faire partie d'une tradition orale A l'intérieur de la culture écrite.

Les conséquences de l'introduction du mode écrit furent considérables pour les sociétés, elles le furent aussi pour les individus. Leur mode d'accès au savoir se transforma et ce que Goody observe au Ghana c'est la disparition du savoir spirituel, toléré uniquement sous forme "d'inspiration poétique", et la prééminence accordée au savoir livresque A l'école, au détriment de ce qui n'est pas écrit mais empirique, appris par imitation ou participation.

Selon Vygotsky : " Lorsqu'un individu parvient A maîtriser l'écriture, le système de base qui sous-tend la nature de ses processus mentaux est changé de fond en comble car le système symbolique externe en vient A agir comme médiateur dans l'organisation de toutes ses opérations intellectuelles de base. " Dans le Libéria des années 20 A 60, Ansumada Sonie était président d'une association religieuse musulmane A vocation principale d'entraide, dont il tint pendant 40 années les registres. L'étude de ses différents livres de comptes apporte clairement soutien aux idées de la présence d'un rapport positif entre l'écriture et l'accomplissement de la culture et de la personnalité d'un individu. On y trouve les listes de membres, les comptes des cotisations, et surtout constamment des améliorations successives des différents systèmes de notation : traces d'opérations logiques de réorganisation et de regroupement des informations étudiées, de remaniement des données, des mise au point de méthodes nouvelles de classement, des jeux de calcul. Il paraît même que la compilation systématique de Sonie imposa A tous les membres de payer leur dû et en particulier les arriérés, les mauvais payeurs se voyaient inscrits dans un registre spécial..

Quant A savoir si l'écriture transforme l'esprit et comment, il s'agit plutôt d'un problème de philosophie analytique que du domaine d'un chercheur en sciences sociales. Le langage existe depuis 2 millions d'années, l'écriture 5 000ans. En termes d'adaptation physique, cela engendre des différences ! Or, on n'a encore jamais démontré que le développement du langage ait changé la structure du cerveau, bien que de nombreux témoignages concordent pour démontrer l'aptitude supérieure de l'hémisphère cérébral gauche pour commander le langage... Au niveau des aptitudes cognitives de base, rien (A quelques rares exceptions près) n'empêche les êtres humains d'abord d'apprendre A lire et A écrire puis d'apprendre une tradition écrite et de faire partie de l'élite instruite du monde. 

L'étude des effets de l'écriture sur les sociétés humaines a fait l'objet " des travaux de psychologues, de linguistes, d'anthropologues, d'historiens, d'orientalistes ". On connaît le manque d'intérêt manifesté par les linguistes pour l'écriture et l'attention exclusive qu'ils ont apportée A l'oral, traitant l'écrit comme un dérivé. La description qu'ils ont proposée de la langue instaure une structure profonde de l'ordre du sémantique, qui donne lieu A des réalisations de surface de deux ordres, l'une orale et l'autre écrite. Les différences entre les deux registres ont beaucoup moins fait l'objet de leurs travaux que l'observation des transformations qui permettaient les réalisations des structures de surface. Quant aux anthropologues, s'ils ont admis l'équation homme = langage, Goody note qu'ils ont évité celle qui voudrait que civilisation = écriture. En général, les implications de l'adoption de l'écriture dans la structure des idées aussi bien que dans la structure de la société n'ont pas retenu beaucoup l'attention des chercheurs .

Les conséquences de l'apprentissage de l'écriture sur les capacités cognitives générales d'un individu sont extrêmement délicates A évaluer et certainement pas repérables immédiatement dans la tradition expérimentale et "mentaliste" de la psychologie. Je rapporterai pour terminer l'exemple des mots croisés auquel il semble que Goody tienne particulièrement, et qui lui permet de démontrer les limites de certaines investigations scientifiques de mesures. Les mots croisés sont une activité spécifique née d'autres types d'activités écrites A savoir la représentation d'unités linguistiques en lignes et en colonnes. Un individu capable de faire des mots croisés développe un type de compétence qui peut être limité, mais qui peut aussi lui permettre dans la même logique d'inventer un autre type de problème, d'écrire un roman policier ou... de construire un ordinateur. D'ailleurs c'est une activité dont les historiens ont découvert qu'elle se rencontre aux premiers temps de l'histoire de l'écriture, l'exemple le plus ancien viendrait de l'Egypte antique où l'on pratiquait aussi l'acrostiche. Quant A l'activité de solution de l'énigme, l'historien des sciences Kuhn la considère comme cruciale pour l'activité scientifique normale. En adoptant une vue fondamentalement mentaliste des opérations intellectuelles ou des techniques cognitives, on a tendance A privilégier une liaison causale simpliste entre la connaissance de l'écriture et ses conséquences sur l'individu, or on ne peut se passer de la médiation de tout l'ensemble des processus historiques et culturels. 

Edité en France en 1994, cet ouvrage recense un certain nombre d'essais qui avaient été publiés sous forme de cours dans des revues d'anthropologie sociale américaines. Cela ne facilite pas la lecture, d'autant que les références y abondent, Goody revenant sur un grand nombre de points récurrents dans sa recherche des apports de l'écriture. Les précautions méthodiques et les explications préliminaires aux développements des thèses successives ralentissent souvent une lecture ardue et austère. Bref il ne s'agit pas d'un livre de vulgarisation mais d'un ouvrage de recherche qui fait le point en l'état des travaux et laisse des pistes ouvertes parce qu'encore inexplorées.
 

 
Arlette LEROY