La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

___________________

 
 SOCIO-GENESE D'UNE 
INNOVATION INSTITUTIONNELLE. 

Dans le numéro précédent (A.L. n°64, déc.98, pp.26-32) nous avons publié un résumé des travaux concernant l'axe " formation des maîtres " de la recherche INRP- IUFM de Versailles intitulée Evaluation et suivi des centres de classes-lecture (*). On lira ci-après les comptes-rendus des travaux concernant deux autres axes de cette même recherche conduits, le premier sous la responsabilité de Daniel Denis sur le thème " socio-génèse d'une innovation " et l'autre sur " les effets sur les élèves " sous la responsabilité de Bernard Lété. 

(*) pour plus de détails, lire Une recherche en cours, J.Pierre Bénichou, A.L. n°57, mars 97, pp.28-31. 

           



Le texte qui suit est construit autour d'une " entrée " (les objectifs de la recherche et sa méthodologie) et d'une " sortie ", (la conclusion de la recherche).

 

I. L'introduction

. L'objet. Disons-le d'emblée : j'ai été conduit A m'intéresser A la création des "Centres Lecture" dans la mesure où l'on trouve A l'origine une référence explicite et constante A la pratique des classes transplantées. Cela excitait ma curiosité de comprendre comment et pourquoi la pédagogie de la lecture pouvait prendre place dans une généalogie réformatrice conçue A l'origine pour donner un sens et une noblesse A... l'activité physique. Dans l'esprit des promoteurs du dispositif de la transplantation, il s'agit en effet d'instituer la mise en jeu du corps au principe d'un mouvement vers les choses, c'est A dire vers les connaissances acquises A l'occasion de "pratiques de terrain". Cette volonté de rompre avec le formalisme de la tradition scolaire qui triomphe dans la classe vise aussi A valoriser des disciplines longtemps tenues pour accessoires (la géographie, les sciences physiques et naturelles en particulier) (1). Un fil rouge court, en effet, des premières préconisations de "caravanes scolaires" (2) A la généralisation des classes transplantées qui se banaliseront près d'un siècle plus tard : recourir A une pédagogie du dehors pour légitimer de nouveaux savoirs qui trouvent difficilement leur place au dedans, dans les cursus et dans les salles de classe (3)
A cet aspect territorial de la question, s'ajoute un enjeu de forme : les pratiques de terrain permettent - voire exigent - d'expérimenter une pluralité de modèles pédagogiques (le travail entre pairs, la dynamique des petits groupes semi-autonomes, la responsabilité individuelle) et elles favorisent le découplage du principe d'autorité et de compétence du maître, jusqu'A rendre impératif le recours A des collaborations techniques extérieures A l'Institution.

Il est dès lors assez surprenant de voir la discipline la plus fondamentalement scolaire (la lecture) suivre le parcours emprunté depuis un siècle par des activités marginales cherchant A légitimer leur entrée dans l'enseignement par le recours au déplacement, imposant le dehors pour changer le dedans. D'autant que ces dispositions dont la portée institutionnelle est circonscrite tant qu'elles s'appliquent en dehors de la classe A propos d'activités marquées du sceau toujours un peu péjoratif de "l'extra-scolaire" sont bien sûr susceptibles d'un plus grand retentissement s'agissant de prétendre y soumettre la lecture, objet traditionnellement central du dispositif académique, discipline scolaire A proprement parler consubstantielle A l'Institution... 

Que signifie donc la création des Centres Lecture, au regard de la topologie que nous venons d'esquisser brièvement ? D'une assimilation, d'une intériorisation, d'une légitimation par l'Institution de méthodes qui - ayant fait leurs preuves dans des domaines marginaux - mériteraient de s'expérimenter au centre de la fonction historique de l'Ecole ou, au contraire, le signe d'une appropriation, d'une volonté de conquête par cet extérieur d'une fonction autrefois intouchable, sorte de sanctuaire ? Autrement dit, cette innovation est-elle le symbole d'une transformation pédagogique assumée par l'Institution, ou bien est-ce, au contraire, l'esquisse d'un transfert de souveraineté au profit d'instances extérieures A l'école, c'est A dire la perte d'un pouvoir de l'institution sur le domaine scolaire qui est A son fondement ? 

. La méthode : ayant énoncé le mobile de ma curiosité, dans les termes mêmes qui furent livrés aux acteurs des centres dans la phase préliminaire de la recherche - je dois évoquer maintenant mon souci de vigilance face au risque de ma propre volonté de démonstration socio-historique : celle-ci pouvait conduire A des généralisations abusives A partir de continuités trop hâtivement "restaurées" et d'analogies superficielles dont on pouvait avoir l'intuition A partir de la commande qui était passée par l'INRP. C'est pourquoi je n'ai pas cherché A analyser les textes théoriques fondateurs qui auraient permis de retracer les filiations qui m'intéressaient A la manière d'une histoire des idées. J'ai au contraire privilégié une enquête empirique auprès des acteurs qui ont participé effectivement A la mise en place en tant qu'institutrices et instituteurs chargés d'une classe. C'était nécessaire, car les Centres-lecture constituent un mouvement en cours, encore très hésitant, tout A fait contemporain et il importait de ne pas projeter sur des réalisations A peine esquissées des discours convenus. Je me suis donc enquis des conditions concrètes de la naissance des centres et tenté d'accéder aux idéaux pratiques mobilisés par les acteurs au quotidien. 

Les entretiens conduits avec chacun d'eux se sont construits A partir de questions très simples :
 

1.- où ? quand ? qui ? (Il s'agit de s'entendre sur la mise en place historique, les dates, les personnes, les circonstances)

2.- comment ? 

a) le rôle des collègues.
b) le rôle de l'Inspection.
c) le rôle des organisations représentatives au plan local.
d) le rôle des autres instances de l'Education Nationale (en particulier les ZEP)

3.- Pourquoi ? 

a) L'identification du besoin de créer le centre. Le discours de légitimation pédagogique. La perception des contraintes sociologiques et institutionnelles.
b) Les influences intellectuelles et pédagogiques revendiquées ou reconnues par les acteurs.
c) Les interactions avec les autres centres.

4.- Avec qui ? La perception du milieu social environnant

a) les parents, les groupes agissant dans le milieu, les organisations diverses
b) Les instances de la vie politique locale et régionale. 

 

Dernière précision : le choix s'est porté sur 3 centres. Pourquoi trois ? Pour bien marquer qu'il ne s'agit pas d'une investigation psycho-sociologique, c'est A dire d'une enquête qui privilégierait le rôle des personnes et la dynamique de leurs relations individuelles mais d'un effort de construction socio-historique visant A identifier une éventuelle configuration susceptible de donner un sens commun A des initiatives diverses ; c'est A dire qu'au-delA de l'histoire propre A chaque aventure de fondation du centre, nous souhaitons dégager une trame commune.

Pourquoi dans le Nord ? S'il participe d'un mouvement général de création de "centres de lecture" en France, le dynamisme du processus engagé dans le département du Nord retient l'attention. Sur une période très courte, trois centres ont en effet été créés dans des communes limitrophes : Roubaix (en 1989), Tourcoing (en 1991), Hem (en 1994). C'était une situation favorable pour explorer les liens entre une innovation pédagogique et son environnement social dans un contexte de crise profonde.
 
 

II. Conclusion.

Rappelons notre questionnement préalable : nous voulions déterminer si l'innovation du Centre Lecture était le symbole d'une transformation pédagogique voulue et assumée par l'Institution, ou bien - au contraire - l'esquisse d'un transfert de souveraineté au profit d'instances extérieures A l'école, c'est A dire la perte d'un pouvoir de l'institution sur un domaine (la lecture) qui est, depuis toujours, A son principe. 

Au terme du parcours, on peut conclure A coup sûr qu'il ne s'agit pas de la seconde hypothèse puisque l'enquête fait apparaître une absence presque totale des instances du "champ social" susceptibles de convoiter localement un droit d'influence sur les contenus et les méthodes de l'Institution. Est-ce A dire pour autant que la première hypothèse s'en trouve vérifiée ? En aucun cas. Au fond la seule caractéristique signifiante qui soit vraiment commune aux 3 lieux, c'est que l'innovation du Centre Lecture recycle les moyens d'une innovation plus ancienne, qu'elle se love dans un dispositif qui précédait dans le temps. Ce n'est qu'en se substituant A une structure existante que l'invention nouvelle a pu trouver sa place. Dans deux cas, on a pu suggérer que la transformation accompagne et sanctionne des changements culturels qui se traduisent par un passage de l'hygiénisme A l'illettrisme, afin de faire durer une institution objectivement menacée. Dans le troisième cas, il s'agit concrètement de mettre en question l'autonomie d'un dispositif conçu pour valoriser la discrimination positive, c'est A dire pour opérer la rupture du principe d'égalité A celui d'équité (ZEP).
Innover est ici un moyen de répondre A une institution.... susceptible d'être menaçante. Mais, dans les 3 cas étudiés, le Centre Lecture remplace des solutions imposées A des conjonctures différentes en les évaluant sur la base de critères nouveaux ("c'est dépassé", "ce n'est plus judicieux", ou "ce n'est pas efficace"). Que ce soit A tort ou A raison nous importe peu ici car ce n'est pas d'un point de vue normatif que nous souhaitons qualifier la situation, mais en termes purement logiques : en constatant que des moyens budgétaires décidés pour servir des objectifs particuliers, se trouvent ainsi "recyclés" A des fins différentes, nous réalisons qu'aucun des 3 Centres Lecture ne constitue véritablement une création sui generis, dotée de moyens propres sur la base d'un projet distinct, autonome, spécifique. 
Cela signifie que l'innovation s'évertue (difficilement, on vient de le voir) A entretenir un domaine réservé selon des schèmes inspirés par l'actualité d'une urgence plus qu'elle ne conquiert d'espace nouveau. Tout se passe comme si l'innovation pédagogique ne pouvait s'instituer de plein droit, comme si elle restait assignée A résidence dans un espace condamné A rester marginal, parfaitement circonscrit. Au fond, seule l'innovation serait soumise A la transformation (par l'innovation) ! C'est en effet l'étroite marge des manœuvres des réformateurs avec son cortège de ruses institutionnelles destinées A garder les avantages d'une structure condamnée tout en changeant le sens de son existence, cherchant A utiliser un point devenu faible pour tenter d'en faire un instrument fort. Mais ces positions et ces tactiques que l'on croit singulières et originales parce qu'elles nous mobilisent sur le mode de l'aventure, A notre échelle historique (le temps d'une carrière) s'insèrent en vérité dans une structure dont nous méconnaissons l'histoire. Dont nous voulons méconnaître l'histoire ? Peut-être, dans la mesure où il faudrait cesser d'entretenir le mythe de l'innovation pédagogique comme résultant d'un héroïsme collectif de la base enseignante et accepter l'hypothèse d'un militantisme du sommet, d'un romantisme pédagogique d'État. On pourrait alors comprendre l'innovation pédagogique - et élucider la pratique de ses acteurs - comme un temps d'une lutte infinie entre l'Etat (obsédé de transformation) et l'Institution (gage de pérennité). Que la seconde concède au premier des espaces expérimentaux destinés A rester marginaux (malgré l'engagement passionné de ses partisans) ne serait plus, dès lors, énigmatique. (4)

Je crois que c'est l'essentiel de ce que nous livre ici l'enquête empirique et, au moment de conclure, s'il n'y avait qu'une leçon A tirer, ce serait donc celle-lA : nous semblons condamnés A transformer la transformation précédente, c'est A dire A la reproduire, jusque dans ses errements. Et si l'on travaillait collectivement cette hypothèse - qui exige de conjuguer sociologie et histoire - le soupçon qui pèse sur la conclusion de cette enquête -"On se demande même si vous ne faites pas l'autopsie"- n'aurait pas de sens. L'analyse critique de la genèse d'une invention éducative serait un temps de son développement dans la société et ne pourrait pas être assimilée A une œuvre de sociologie médico-légale. 
 
 
 

Daniel DENISMaître de conférence A l'IUFM de Versailles 
 

(1) D. Denis, L'activité physique dans le dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, un révélateur des contradictions de l'école républicaine ? in A quoi sert l'E.P.S. ? Sous la direction de B. X. René. Dossier n°29, Éditions EPS, Paris, 1996.
(2) Sur cette histoire encore assez méconnue, on peut consulter d'une part D. Lejeune et d'autre part - et surtout - Olivier Hoibian
(3) Ce même fil rouge relie également de grands moments réformateurs (activités dirigées en 1937, classes nouvelles de 1945 ou activités d'éveil de 1969) pour ne prendre que ces trois exemples. Les termes changent mais la volonté de réforme est constante... et le projet répété en termes quasiment identiques.
(4) Le texte " Correspondance scolaire " du Dictionnaire Pédagogique montre bien une tendance A vouloir des réformes qu'on associe A des pratiques en rupture des années 30 alors qu'elles sont valorisées par l'Autorité scolaire dès 1882...
 

 
Daniel DENIS 
AL65P24 La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

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 SOCIO-GENESE D'UNE 
INNOVATION INSTITUTIONNELLE. 

Dans le numéro précédent (A.L. n°64, déc.98, pp.26-32) nous avons publié un résumé des travaux concernant l'axe " formation des maîtres " de la recherche INRP- IUFM de Versailles intitulée Evaluation et suivi des centres de classes-lecture (*). On lira ci-après les comptes-rendus des travaux concernant deux autres axes de cette même recherche conduits, le premier sous la responsabilité de Daniel Denis sur le thème " socio-génèse d'une innovation " et l'autre sur " les effets sur les élèves " sous la responsabilité de Bernard Lété. 

(*) pour plus de détails, lire Une recherche en cours, J.Pierre Bénichou, A.L. n°57, mars 97, pp.28-31. 

           



Le texte qui suit est construit autour d'une " entrée " (les objectifs de la recherche et sa méthodologie) et d'une " sortie ", (la conclusion de la recherche).

 

I. L'introduction

. L'objet. Disons-le d'emblée : j'ai été conduit A m'intéresser A la création des "Centres Lecture" dans la mesure où l'on trouve A l'origine une référence explicite et constante A la pratique des classes transplantées. Cela excitait ma curiosité de comprendre comment et pourquoi la pédagogie de la lecture pouvait prendre place dans une généalogie réformatrice conçue A l'origine pour donner un sens et une noblesse A... l'activité physique. Dans l'esprit des promoteurs du dispositif de la transplantation, il s'agit en effet d'instituer la mise en jeu du corps au principe d'un mouvement vers les choses, c'est A dire vers les connaissances acquises A l'occasion de "pratiques de terrain". Cette volonté de rompre avec le formalisme de la tradition scolaire qui triomphe dans la classe vise aussi A valoriser des disciplines longtemps tenues pour accessoires (la géographie, les sciences physiques et naturelles en particulier) (1). Un fil rouge court, en effet, des premières préconisations de "caravanes scolaires" (2) A la généralisation des classes transplantées qui se banaliseront près d'un siècle plus tard : recourir A une pédagogie du dehors pour légitimer de nouveaux savoirs qui trouvent difficilement leur place au dedans, dans les cursus et dans les salles de classe (3)
A cet aspect territorial de la question, s'ajoute un enjeu de forme : les pratiques de terrain permettent - voire exigent - d'expérimenter une pluralité de modèles pédagogiques (le travail entre pairs, la dynamique des petits groupes semi-autonomes, la responsabilité individuelle) et elles favorisent le découplage du principe d'autorité et de compétence du maître, jusqu'A rendre impératif le recours A des collaborations techniques extérieures A l'Institution.

Il est dès lors assez surprenant de voir la discipline la plus fondamentalement scolaire (la lecture) suivre le parcours emprunté depuis un siècle par des activités marginales cherchant A légitimer leur entrée dans l'enseignement par le recours au déplacement, imposant le dehors pour changer le dedans. D'autant que ces dispositions dont la portée institutionnelle est circonscrite tant qu'elles s'appliquent en dehors de la classe A propos d'activités marquées du sceau toujours un peu péjoratif de "l'extra-scolaire" sont bien sûr susceptibles d'un plus grand retentissement s'agissant de prétendre y soumettre la lecture, objet traditionnellement central du dispositif académique, discipline scolaire A proprement parler consubstantielle A l'Institution... 

Que signifie donc la création des Centres Lecture, au regard de la topologie que nous venons d'esquisser brièvement ? D'une assimilation, d'une intériorisation, d'une légitimation par l'Institution de méthodes qui - ayant fait leurs preuves dans des domaines marginaux - mériteraient de s'expérimenter au centre de la fonction historique de l'Ecole ou, au contraire, le signe d'une appropriation, d'une volonté de conquête par cet extérieur d'une fonction autrefois intouchable, sorte de sanctuaire ? Autrement dit, cette innovation est-elle le symbole d'une transformation pédagogique assumée par l'Institution, ou bien est-ce, au contraire, l'esquisse d'un transfert de souveraineté au profit d'instances extérieures A l'école, c'est A dire la perte d'un pouvoir de l'institution sur le domaine scolaire qui est A son fondement ? 

. La méthode : ayant énoncé le mobile de ma curiosité, dans les termes mêmes qui furent livrés aux acteurs des centres dans la phase préliminaire de la recherche - je dois évoquer maintenant mon souci de vigilance face au risque de ma propre volonté de démonstration socio-historique : celle-ci pouvait conduire A des généralisations abusives A partir de continuités trop hâtivement "restaurées" et d'analogies superficielles dont on pouvait avoir l'intuition A partir de la commande qui était passée par l'INRP. C'est pourquoi je n'ai pas cherché A analyser les textes théoriques fondateurs qui auraient permis de retracer les filiations qui m'intéressaient A la manière d'une histoire des idées. J'ai au contraire privilégié une enquête empirique auprès des acteurs qui ont participé effectivement A la mise en place en tant qu'institutrices et instituteurs chargés d'une classe. C'était nécessaire, car les Centres-lecture constituent un mouvement en cours, encore très hésitant, tout A fait contemporain et il importait de ne pas projeter sur des réalisations A peine esquissées des discours convenus. Je me suis donc enquis des conditions concrètes de la naissance des centres et tenté d'accéder aux idéaux pratiques mobilisés par les acteurs au quotidien. 

Les entretiens conduits avec chacun d'eux se sont construits A partir de questions très simples :
 

1.- où ? quand ? qui ? (Il s'agit de s'entendre sur la mise en place historique, les dates, les personnes, les circonstances)

2.- comment ? 

a) le rôle des collègues.
b) le rôle de l'Inspection.
c) le rôle des organisations représentatives au plan local.
d) le rôle des autres instances de l'Education Nationale (en particulier les ZEP)

3.- Pourquoi ? 

a) L'identification du besoin de créer le centre. Le discours de légitimation pédagogique. La perception des contraintes sociologiques et institutionnelles.
b) Les influences intellectuelles et pédagogiques revendiquées ou reconnues par les acteurs.
c) Les interactions avec les autres centres.

4.- Avec qui ? La perception du milieu social environnant

a) les parents, les groupes agissant dans le milieu, les organisations diverses
b) Les instances de la vie politique locale et régionale. 

 

Dernière précision : le choix s'est porté sur 3 centres. Pourquoi trois ? Pour bien marquer qu'il ne s'agit pas d'une investigation psycho-sociologique, c'est A dire d'une enquête qui privilégierait le rôle des personnes et la dynamique de leurs relations individuelles mais d'un effort de construction socio-historique visant A identifier une éventuelle configuration susceptible de donner un sens commun A des initiatives diverses ; c'est A dire qu'au-delA de l'histoire propre A chaque aventure de fondation du centre, nous souhaitons dégager une trame commune.

Pourquoi dans le Nord ? S'il participe d'un mouvement général de création de "centres de lecture" en France, le dynamisme du processus engagé dans le département du Nord retient l'attention. Sur une période très courte, trois centres ont en effet été créés dans des communes limitrophes : Roubaix (en 1989), Tourcoing (en 1991), Hem (en 1994). C'était une situation favorable pour explorer les liens entre une innovation pédagogique et son environnement social dans un contexte de crise profonde.
 
 

II. Conclusion.

Rappelons notre questionnement préalable : nous voulions déterminer si l'innovation du Centre Lecture était le symbole d'une transformation pédagogique voulue et assumée par l'Institution, ou bien - au contraire - l'esquisse d'un transfert de souveraineté au profit d'instances extérieures A l'école, c'est A dire la perte d'un pouvoir de l'institution sur un domaine (la lecture) qui est, depuis toujours, A son principe. 

Au terme du parcours, on peut conclure A coup sûr qu'il ne s'agit pas de la seconde hypothèse puisque l'enquête fait apparaître une absence presque totale des instances du "champ social" susceptibles de convoiter localement un droit d'influence sur les contenus et les méthodes de l'Institution. Est-ce A dire pour autant que la première hypothèse s'en trouve vérifiée ? En aucun cas. Au fond la seule caractéristique signifiante qui soit vraiment commune aux 3 lieux, c'est que l'innovation du Centre Lecture recycle les moyens d'une innovation plus ancienne, qu'elle se love dans un dispositif qui précédait dans le temps. Ce n'est qu'en se substituant A une structure existante que l'invention nouvelle a pu trouver sa place. Dans deux cas, on a pu suggérer que la transformation accompagne et sanctionne des changements culturels qui se traduisent par un passage de l'hygiénisme A l'illettrisme, afin de faire durer une institution objectivement menacée. Dans le troisième cas, il s'agit concrètement de mettre en question l'autonomie d'un dispositif conçu pour valoriser la discrimination positive, c'est A dire pour opérer la rupture du principe d'égalité A celui d'équité (ZEP).
Innover est ici un moyen de répondre A une institution.... susceptible d'être menaçante. Mais, dans les 3 cas étudiés, le Centre Lecture remplace des solutions imposées A des conjonctures différentes en les évaluant sur la base de critères nouveaux ("c'est dépassé", "ce n'est plus judicieux", ou "ce n'est pas efficace"). Que ce soit A tort ou A raison nous importe peu ici car ce n'est pas d'un point de vue normatif que nous souhaitons qualifier la situation, mais en termes purement logiques : en constatant que des moyens budgétaires décidés pour servir des objectifs particuliers, se trouvent ainsi "recyclés" A des fins différentes, nous réalisons qu'aucun des 3 Centres Lecture ne constitue véritablement une création sui generis, dotée de moyens propres sur la base d'un projet distinct, autonome, spécifique. 
Cela signifie que l'innovation s'évertue (difficilement, on vient de le voir) A entretenir un domaine réservé selon des schèmes inspirés par l'actualité d'une urgence plus qu'elle ne conquiert d'espace nouveau. Tout se passe comme si l'innovation pédagogique ne pouvait s'instituer de plein droit, comme si elle restait assignée A résidence dans un espace condamné A rester marginal, parfaitement circonscrit. Au fond, seule l'innovation serait soumise A la transformation (par l'innovation) ! C'est en effet l'étroite marge des manœuvres des réformateurs avec son cortège de ruses institutionnelles destinées A garder les avantages d'une structure condamnée tout en changeant le sens de son existence, cherchant A utiliser un point devenu faible pour tenter d'en faire un instrument fort. Mais ces positions et ces tactiques que l'on croit singulières et originales parce qu'elles nous mobilisent sur le mode de l'aventure, A notre échelle historique (le temps d'une carrière) s'insèrent en vérité dans une structure dont nous méconnaissons l'histoire. Dont nous voulons méconnaître l'histoire ? Peut-être, dans la mesure où il faudrait cesser d'entretenir le mythe de l'innovation pédagogique comme résultant d'un héroïsme collectif de la base enseignante et accepter l'hypothèse d'un militantisme du sommet, d'un romantisme pédagogique d'État. On pourrait alors comprendre l'innovation pédagogique - et élucider la pratique de ses acteurs - comme un temps d'une lutte infinie entre l'Etat (obsédé de transformation) et l'Institution (gage de pérennité). Que la seconde concède au premier des espaces expérimentaux destinés A rester marginaux (malgré l'engagement passionné de ses partisans) ne serait plus, dès lors, énigmatique. (4)

Je crois que c'est l'essentiel de ce que nous livre ici l'enquête empirique et, au moment de conclure, s'il n'y avait qu'une leçon A tirer, ce serait donc celle-lA : nous semblons condamnés A transformer la transformation précédente, c'est A dire A la reproduire, jusque dans ses errements. Et si l'on travaillait collectivement cette hypothèse - qui exige de conjuguer sociologie et histoire - le soupçon qui pèse sur la conclusion de cette enquête -"On se demande même si vous ne faites pas l'autopsie"- n'aurait pas de sens. L'analyse critique de la genèse d'une invention éducative serait un temps de son développement dans la société et ne pourrait pas être assimilée A une œuvre de sociologie médico-légale. 
 
 
 

Daniel DENISMaître de conférence A l'IUFM de Versailles 
 

(1) D. Denis, L'activité physique dans le dictionnaire pédagogique de Ferdinand Buisson, un révélateur des contradictions de l'école républicaine ? in A quoi sert l'E.P.S. ? Sous la direction de B. X. René. Dossier n°29, Éditions EPS, Paris, 1996.
(2) Sur cette histoire encore assez méconnue, on peut consulter d'une part D. Lejeune et d'autre part - et surtout - Olivier Hoibian
(3) Ce même fil rouge relie également de grands moments réformateurs (activités dirigées en 1937, classes nouvelles de 1945 ou activités d'éveil de 1969) pour ne prendre que ces trois exemples. Les termes changent mais la volonté de réforme est constante... et le projet répété en termes quasiment identiques.
(4) Le texte " Correspondance scolaire " du Dictionnaire Pédagogique montre bien une tendance A vouloir des réformes qu'on associe A des pratiques en rupture des années 30 alors qu'elles sont valorisées par l'Autorité scolaire dès 1882...
 

 
Daniel DENIS