La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°65  mars 1999

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Éditorial

Une expérimentation pédagogique.

Pendant qu'en France, subrepticement, notre gauche plurielle privatise par petites touches efficaces, en Angleterre où l'essentiel a été fait par Thatcher et Major, les travaillistes de Tony Blair " en phase avec l'idéologie ultra-pragmatique, économiquement libérale et antisentimentale " comme ils se qualifient eux-mêmes, fignolent et achèvent le boulot.

Quand on y réfléchit, on ne peut que s'incliner devant leur logique et leur amour du travail bien fait. A quoi rime en effet le sacro-saint jeu de l'offre et de la demande sans demande ? A quoi servirait-il d'avoir débarrassé le marché des entraves de l'Etat et du bien commun si on ne s'assurait pas de l'adhésion de tous, et surtout des victimes, aux lois du profit. De gré ou de force. Les mesures musclées de remise au travail des jeunes et des chômeurs de longue durée montrent qu'on ne dédaigne pas la force... mais il y a lA un quelque chose qui ne satisfait pas entièrement l'esprit. De gré, on le sent bien, ce serait mieux.

Et lA, rien ne vaut l'école. Dans l'éditorial de notre précédent numéro, Jean Foucambert, en transposant au domaine de l'éducation l'analyse que fait Pierre Bourdieu de la domination masculine, écrivait : " Ce qui est au coeur des batailles sociales autour de l'école et des affrontements pédagogiques dans l'école (...) concerne bien le souhait (ou la crainte ?) que le dominé ne dispose pour penser sa relation au dominant (et donc A la domination) que d'instruments de connaissance qu'il a en commun avec lui et qui ne sont que la forme incorporée de la relation de domination, laquelle va apparaître comme naturelle. " Je ne sais pas s'il y a vraiment bataille dans et autour de l'école délabrée de cette pauvre Angleterre ravagée par le libéralisme le plus débridé, mais on doit au moins reconnaître A Tony Blair le mérite d'avoir parfaitement compris que le franchissement du dernier obstacle pour atteindre le meilleur des mondes dérégulés passait par l'école.

Or donc, pour " améliorer les résultats des élèves " les travaillistes ont proposé aux entreprises de financer les établissements scolaires publics. Depuis quelque temps déjA des compagnies privées spécialisées (le CFBT : Centre for British Teachers, par exemple) obtenaient de l'Etat des contrats pour " remettre A niveau des écoles ". Mais, A titre expérimental et en vue d'une généralisation ultérieure, depuis septembre dans 12 quartiers et depuis janvier dans 13 autres (soit dans plusieurs centaines d'écoles et pour des milliers d'élèves), des entreprises (Shell, IBM, ICL...) sont conviées A apporter un peu d'argent (2,5 millions de francs A diviser entre elles) et surtout beaucoup d'idées. Comme dit une des coordinatrices du projet : " Les entreprises ont développé une culture que les écoles doivent apprendre. " On ne saurait être plus clair ! Ce que recherche le gouvernement anglais, comme nous l'apprend le magazine L'expansion, peu suspect de noircir le tableau, c'est l'expertise du monde de l'entreprise. Moyennant quoi, les entreprises sponsors pourront licencier les enseignants, changer les programmes et proposer des outils pédagogiques (pour IBM, des logiciels par exemple ?). Des cadres des entreprises qui financent seront les mentors des directeurs d'établissements et les organes publics de l'éducation ayant pouvoir de décision seront présidés par un cadre supérieur ! ! ! Qui dit mieux ? On ne sait quelle compétence pédagogique confère le fait de faire partie de la hiérarchie d'une entreprise (des " ressources humaines A haute potentialité " comme on dit maintenant !) mais peu importe. L'économique n'a-t-il pas pris le pas sur le politique et l'entreprise n'est-elle pas le lieu de référence par excellence ? L'opposition conservatrice, un moment décontenancée par une telle offensive libérale, s'est vite ressaisie et Theresa May, son porte-parole a bien voulu confier : " Nous n'avons aucune objection A ce que le secteur privé intervienne dans les écoles. Mais il faudrait que le gouvernement lui reconnaisse le droit de faire du profit sur le budget des écoles. " Patience, Madame !

De gré, écrivions-nous plus haut, pour évoquer l'adhésion souhaitée des victimes au système qui les opprime par l'intermédiaire d'une école qui délibérément les conditionnera et les aliénera. " On va s'attacher A développer leur employabilité " a dit un responsable de cette " expérimentation " en parlant des élèves concernés. En réalité il s'agit, par l'éducation et dès la tendre enfance, d'imposer aux individus réduits A l'état (intermittent, nécessité oblige !) de forces de travail, de consommateurs et d'administrés dociles, une violence symbolique incroyable en faisant en sorte qu'ils n'aient pour penser l'état du monde et la situation qui leur sera faite que les représentations construites A travers les concepts et les instruments de connaissance définis par les conseils d'administration de la Shell, d'IBM ou de MacDonald's. L'école anglaise comme lieu de domestication par l'économique.

Michel Violet