La revue de l'AFL
Les
Actes de Lecture n°63
septembre 1998
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On apprend mieux à
lire avec deux langues
Jean Duverger, longtemps responsable de la formation des
enseignants des écoles françaises à
l'étranger, a pu mesurer les effets
bénéfiques du bilinguisme sur l'apprentissage de
l'écrit. Il en expose les raisons, y voit un moyen de rompre
avec les pratiques habituelles d'enseignement de la lecture,
prône un développement des recherches en ce
domaine alors que « l'exposition à deux langues
à l'école française va devenir de plus
en plus ordinaire ».
L'AFL travaille depuis maintenant plus de vingt ans à
démontrer que les compétences de lecteur et de
producteur d'écrits d'un enfant se développent
plus facilement, plus fonctionnellement, plus efficacement, et surtout
de manière plus responsable et durable si on utilise une
approche naturelle et directe, c'est à dire si l'on cesse de
considérer l'écrit comme de l'oral transcrit, si
l'on cesse de faire croire que l'écrit est consubstantiel de
l'oral , si l'on cesse, dans les pratiques pédagogiques du
cycle 2 notamment, de faire précéder
l'accès à l'écrit d'une
séquence orale (avec ce schéma classique
où l'on aborde un sujet, en classe, d'abord…en
communication orale, puis on « passe »,
rituellement, à l'écrit…comme on
« passe » aux toilettes).
Malgré les farouches résistances d'ordres
idéologiques, sociologiques et pédagogiques
maintes fois analysées dans cette revue, les points de vue
de l'AFL progressent ; mais la partie n'est pas gagnée, et
les tenants de l'apprentissage de la lecture, via le passage
obligé par l'oral, résistent, soutenus il est
vrai par des « universitaires » peu scrupuleux qui,
pêle-mêle, dénoncent l'illettrisme,
fabriquent des méthodes qui,
précisément, génèrent
largement cet illettrisme, tout en louvoyant autour des pouvoirs
politiques et autres maisons d'éditions peu
méfiantes.
Pour développer à l'école et dans la
société cette thèse centrale selon
laquelle l'écrit (lecture et écriture)
est un pouvoir considérable qu'il est
démocratiquement indispensable de donner à tous,
l'AFL a inventé et développé plusieurs
concepts, plusieurs stratégies et méthodologies :
des logiciels didactiques aux classes-lecture, en passant par les BCD
et les villes lecture, les fronts de combat ont
été nombreux, et ils ne s'arrêteront
pas de sitôt…
Un nouveau champ de recherche, une nouvelle
hypothèse de travail… et un nouveau
combat…
Un autre front pourrait être ouvert par l'AFL, à
l'école et dès les petites classes, à
la faveur de l'introduction dans les programmes scolaires de langues
étrangères, une introduction qui, si elle n'est
pas, actuellement, ni généralisée et
encore moins maîtrisée, n'en représente
pas moins une tendance lourde et irréversible.
Ayant eu, depuis plus de dix ans, l'occasion de travailler dans des
écoles où les enfants sont exposés
régulièrement à deux langues
(écoles françaises à
l'étranger, écoles bilingues diverses) j'ai pu
analyser (notamment lors d'une recherche-action) les comportements
scolaires de ces enfants, et observer que ceux-ci apprenaient
à lire simultanément et spontanément
dans ces deux langues en dépit, le plus souvent, des
injonctions des enseignants et des institutions. (1)
Par ailleurs et surtout, j'ai pu observer que non seulement on ne
relevait ni handicaps, ni difficultés
particulières à apprendre ainsi à
lire, avec deux langues, mais que les apprentissages s'en trouvaient
facilités et améliorés ; et c'est bien
là, au cœur de cette problématique, que
l'AFL doit prendre position, puisque cette situation d'exposition
à deux langues à l'école
française, au cycle 2 (voire avant, et, de toutes
façons après) va être de plus en plus
ordinaire.
Je propose donc que l'AFL ouvre un chantier autour de
l'hypothèse suivante :
« Les comportements, apprentissages
et performances de lecteur sont améliorés si,
à l'école, en même temps qu'on fait
travailler l'élève sur la langue I (langue
dominante, nationale, le plus souvent maternelle) on l'expose
à l'écrit d'une autre langue, une langue II, dont
il ne maîtrise pas convenablement l'oral. »
Les oppositions tous azimuts ne manqueront pas, de natures diverses,
politiques et idéologiques d'abord… mais aussi,
en écho, et corrélativement, largement
pédagogiques : la tendance majoritaire en France est bien
hélas de considérer que deux langues à
l'école dans les petites classes, c'est trop… et
qu'il faut en éliminer une pour apprendre correctement
à lire ; d'où les conseils des enseignants aux
parents des enfants qui ne sont pas de langue maternelle
française, (maghrébins de
préférence…) de parler le
français à leurs enfants (de ne pas parler arabe
en tout cas) afin d'éviter « les
mélanges », d'éviter les dyslexies en
tous genres et autres troubles dans les apprentissages. On trouve dans
le monde entier des exemples qui prouvent l'absurdité de ces
points de vue, pays bilingues comme le Canada-Québec, la
Finlande ou l'Inde, régions entières comme la
Catalogne ou le Val d'Aoste, on en trouve même maintenant en
France (Alsace, Pays basque, Bretagne… dans les
écoles, où le bilinguisme «
français- langue régionale » est en
place) mais rien y fait vraiment, pour l'instant, l'idée
dominante étant qu'il ne faut pas « tout
mélanger » ; on doit apprendre à lire
en français, rien qu'en français, et on verra
après…
C'est ainsi que l'introduction de la langue
étrangère, selon les instructions officielles de
Bayrou doit se faire… au CE1… après
l'apprentissage de la lecture et que, de surcroît, il est
précisé qu'il faudra éviter le plus
possible d'introduire de l'écrit dans cette langue
étrangère, privilégiant donc largement
l'oral. L'oral d'abord, l'écrit ensuite, et l'on tente de
reproduire ainsi en langue II, stupidement, l'histoire personnelle et
chronologique de la langue I (dans sa langue maternelle, langue I, on
apprend à parler en effet… en
principe… avant d'apprendre à lire).
D'une façon générale, les instructions
officielles relatives à l'introduction d'une langue
étrangère à l'école
élémentaire depuis 1989 témoignent
d'une grande improvisation, et le corpus théorique
sous-jacent est naturellement introuvable : on parle tantôt
« d'initiation », tantôt de «
sensibilisation », quelquefois de «
pré-apprentissage » ( ?) mais jamais de
bénéfices en terme de développement de
compétences métalinguistiques transversales,
d'éducation linguistique (de nombreux travaux de recherches
sont pourtant centrés sur ces thèmes) et encore
moins de bénéfices au niveau de l'apprentissage
de la lecture et de la relation à l'écrit.
Il n'est pas possible de ne pas être présent dans
ce débat et ce nouveau champ de recherche. L'AFL se doit
d'intervenir d'autant que, dans le droit fil de ses options
à la fois théoriques et pratiques, elle a
beaucoup à dire…
Une hypothèse de travail qui repose sur un
certain nombre d'observations
L'hypothèse évoquée ci-dessus n'est ni
vraiment nouvelle ni surréaliste. Quelques exemples
illustratifs :
- Depuis plus de dix ans, au pays basque français, les
écoles publiques (rurales ou urbaines) pratiquent un
enseignement bilingue à partir de l'école
maternelle : 13 heures en langue basque et 13 heures en langue
française ; la présence de deux langues
(linguistiquement fort éloignées) tout au long
des cycles 1 et 2, non seulement n'empêche pas la
maîtrise de la langue française, mais,
statistiquement, la favorise : tous les résultats des tests
CE2 et 6ème montrent en effet globalement, et depuis le
début de l'entreprise, un net avantage aux
élèves qui suivent le cursus bilingue par rapport
à ceux qui suivent le cursus monolingue, toutes conditions
égales par ailleurs (mêmes écoles,
mêmes milieux familiaux, même corps enseignant).
Meilleurs résultats en langue française (alors
que les enseignements en français sont réduits de
moitié) meilleurs résultats en
mathématiques (alors que les mathématiques sont
enseignées entièrement en langue basque).
Des résultats qui donnent à penser…
- Dans les écoles françaises à
l'étranger (150 000 élèves)
où les enfants sont naturellement, de fait,
exposés à deux langues, à
l'écrit comme à l'oral (la langue
française et la langue nationale) les
expérimentations faites, notamment en Espagne et en
Amérique latine (Chili et Vénézuela)
mais aussi en Allemagne et en Italie, proposant aux
élèves des dispositifs pédagogiques
(binômes d'enseignants) permettant d'apprendre à
lire simultanément en deux langues, ont toujours abouti
à d'excellents résultats, décrits dans
un certains nombre d'articles et de productions d'enseignants
(notamment une bonne douzaine de mémoires de CAFIMF).
- En Catalogne espagnole, au Québec, (dispositifs
d'immersion) mais aussi au Val d'Aoste et en Alsace (dans une
cinquantaine de sites) les élèves sont maintenant
exposés de fait, simultanément aux
écrits en deux langues et, là encore, les
résultats sont tels qu'il n'est plus possible de revenir en
arrière, et de différer, dans le temps, les
apprentissages en langue II par rapport aux apprentissages en langue I..
- En Bretagne, dans les écoles bilingues, «
français-breton », mêmes observations,
et saluons ici, la recherche-action en cours, conduite par le
conseiller pédagogique départemental, visant
à explorer la manière dont les
élèves apprennent à lire avec les deux
langues omniprésentes de l'école.
Partout où une langue II est introduite intelligemment dans
le cursus de l'école élémentaire, on
observe ce même phénomène «
d'appropriation » par les élèves, et,
parallèlement, de forts bénéfices
linguistiques dans le champ de l'apprentissage de la
lecture-écriture (sans compter, mais c'est une autre facette
du débat, les bénéfices cognitifs et
culturels).
L'introduction de la langue II ne perturbe pas les
élèves, ne les rend ni idiots ni dyslexiques et
ceci, quelle que soit la distance entre les langues («
l'Ecole Alsacienne » de Paris a choisi d'introduire le
chinois dès le CP) ou les milieux sociaux
(l'école de la rue de Tanger, à Paris, obtient de
très bons résultats en introduisant l'arabe
dès l'école maternelle, avec un public scolaire
peu favorisé). (2)
Une hypothèse qui ne devrait pas surprendre
un membre de l'AFL
Tout cela n'est pas très étonnant, finalement,
pour un bon Afélien.
Puisque nous savons que l'écrit ne doit pas être
vécu par l'enfant comme de l'oral transcrit, quoi de plus
sain et démonstratif que de lui présenter,
à côté de l'écrit de sa
langue maternelle LI, dont il connaît l'oral,
l'écrit d'une autre langue, LII, dont il ne
maîtrise pas l'oral ?
En LI en effet, la tentation est forte, naturellement,
d'accéder à l'écrit en passant par ce
qu'il sait déjà en LI (c'est à dire
l'oral) et les pratiques scolaires encouragent malheureusement cette
tentation, avec les effets pervers que l'on sait.
Mais si, parallèlement, et au moment fort de l'apprentissage
de la lecture, on présente à
l'élève un écrit LII (traitant de
sujets de même nature que LI) dont l'oral n'est pas (ou mal)
connu, on facilite largement le développement de compétences
propres à la voie directe, puisque le recours
à l'oral n'est plus possible.
Les compétences d'anticipation, de prises d'indices, de
contextualisation, de repères sémiologiques de
toutes sortes peuvent alors s'affiner grâce à la
langue II, l'accès direct au sens paraît alors
naturel, l'écrit est clairement
déconsubstantialisé d'un oral qui n'est pas
convenablement connu.
Mais il y a plus, ou plutôt complémentaire, sinon
synergique. Le fait de présenter deux écrits (LI
et LII) décrivant des situations de même nature,
développe chez l'élève des
compétences de type métalinguistique, d'ordres
lexical, morphologique ou syntaxique, car l'enfant va naturellement
comparer, mettre en relation les textes, et saisir finalement plus
finement le fonctionnement de l'écrit.
Deux langues écrites valent sans doute mieux qu'une seule
pour développer le concept d'écriture, ce sont
des codes assurant la même fonction.
De la même façon qu'il est sans doute utile
d'utiliser plusieurs vélos pour apprendre à faire
convenablement du vélo, de jouer sur plusieurs pianos pour
vraiment maîtriser le piano, il est probablement
bénéfique d'être en contact avec
plusieurs codes écrits pour comprendre la signification et
le statut de l'écriture. La langue LI peut piloter la langue
LII, ou inversement, mais dans tous les cas, il est probable que la
conscience graphique se met mieux en place, et que des
habiletés de lecteur et producteur d'écrits se
développent spontanément grâce aux
relations et multiples contacts ou chocs entre les deux codes
écrits.
Au total, oui, il est vraisemblable qu'on devient meilleur lecteur et
producteur d'écrits en apprenant avec deux langues
plutôt qu'avec une seule, surtout quand celle-ci est la
langue maternelle, c'est à dire la langue de l'oral.
L'introduction d'une langue LII dès l'école
élémentaire doit interpeller l'AFL.
Ce champ d'investigation est nouveau, important, et des recherches
pourraient être engagées en France par l'AFL et
l'INRP explorant les effets de l'introduction de cette langue LII sur
les compétences de lecteur. Des universités (Aix,
Grenoble) ont entamé des travaux concernant l'enseignement
simultané de langues, mais pas spécifiquement au
niveau des performances en lecture. Des travaux italiens (Titone),
canadiens (Gennessee) ou catalans (Siguan) sont utilisables,
à propos de thèmes proches, et des terrains
d'expérimentation sont disponibles en France (en Bretagne -
évoqué ci-dessus - mais aussi en Alsace et dans
de nombreux sites d'enseignement précoce des langues).
À quand les « classes-lecture bilingues
» ? À
Jean DUVERGER
(1) Lire à ce propos : On n'apprend à lire qu'une fois.Jean
Duverger. A.L. n°31, sept.90, pp. 24-28.
(2) Cf.
L'écrit
chinois à l'école.
Françoise Philippe. A.L. n°54, juin 96, pp.54-59.
(NDLR)