La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°54  juin 1996

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Les enfants Tentés 

On connaît Genèse du texte, ce traitement de texte qui mémorise les opérations d'écriture et en restitue la succession pour en permettre l'observation grâce à un module d'analyse (Cf. A.L. nø38, juin 92). Une recherche-action, que nous avons longuement présentée (notamment dans les "dossiers" consacrés aux recherches-actions de l'AFL dans les 4 numéros parus en 1994) se proposait d'une part d'examiner quelles interventions didactiques nouvelles provoquait dans le cadre de l'enseignement de l'écriture la création d'un "observable" jusqu'alors impossible et d'autre part de conduire une étude sur la naissance et la génétique du texte. 
Un premier extrait du rapport final de cette recherche (La réécriture, Geneviève Dautry, A.L. nø52, déc.95, p.45) montrait comment l'utilisation en classe du logiciel changeait le statut du texte et permettait d'avancer dans le questionnement autour de la réécriture. 
Les deux textes ci-après sont consacrés à l'analyse des processus d'écriture d'écrivains. 

Les enfants tentés est un poème d'Alain Serres écrit à l'occasion du Salon du Livre de Jeunesse de Montreuil de 1995, à la demande de l'AFL qui en avait précisé le thème : l'enfance, et la forme : poétique. Arlette Leroy présente sous forme de quelques pistes d'investigation, l'observation qu'elle en a faite sur Genèse, à partir de la restitution du déroulement de l'écriture et des différents outils que le logiciel met à disposition. 

Dans le second texte, constitué d'extraits du chapitre 4 du rapport de recherche, Jacques Berchadsky part d'un corpus de 5 genèses écrites par 4 auteurs et s'efforce d'en découvrir les processus d'écriture. Postulant que pour comprendre ce que produit un "apprenti" dans une activité il est utile de se reporter à l'analyse de l'activité d'un "expert", il montre comment les analyses auxquelles il procède devraient mettre en lumière par quelles pratiques pédagogiques il est possible d'accompagner les apprentissages de l'écriture des élèves.

 
Les enfants tentés. 
 
Un escalier s'effondre en rafales d'enfants. 
Leurs yeux,  
des billes vitrifiant  
jour et nuit dans un même noeud, 
tous leurs yeux oui, 
rebondissent de marche à marche, 
de la pierre aux reverbères, 
de l'ombre à son revers. 
L'escalier s'éventre. 
Ses dents grouillent. 
Une vieille femme rit de son âge. 
Il fait beau ce matin 
dans chaque repli de l'escalier, 
jusque dans le noeud cristallin  
des profils enfantins 
qui se ruent. 

Laissez passer 
les enfants tentés 
et voyez comment leur escalier 
déchire tendrement la baie du jour. 
Tentés par la cruche céleste des mots, 
la chair d'un son neuf et creux, 
une phalange frappant à la porte d'une citrouille 
par exemple, ou d'un blouson rassurant, ils s'élancent. 
En les voyant, vous l'entendez ce bruit 
et il vous tente, aussi. 
Tentés par le pas suivant 
qui résonne déjà en eux, ils descendent  
encore les enfants, l'escalier. 

Le feu alangui des pains de la nuit, 
une musique marseillaise qui les nomme, 
le jus d'impatience qui goutte aux pommes 
de Monsieur Rachid, 
tout les tente et vous attire à l'identique. 
La vieille femme rit de leur âge 
et les enfants tentés par la menthe, avancent. 
Tentés par l'amande qui fait l'oeuf doux 
dans un recoin inédit de la ville, 
un cageot bleu venu de Casablanca, ils se meuvent. 
Tentés par le dessus de la pluie 
qui n'est pas encore tombée, ils descendent. 

Ils descendent, écoutez-les descendre,  
les enfants tentés par les hameçons  
d'un pêcheur de merveilles, 
par les verbes de l'amour,  
le mince grincement des mangues. 
Ils descendent bruyamment l'escalier. 
Ils courent, tentés, elle en est sûre, 
par la récitation de toutes leurs envies, 
leurs framboises, leurs mûres, 
la récitation de leurs petits cailloux poétiques 
qu'ils égrennent dans la rainure  
émiettée de leur poche commune. 
La vieille dame pense : "Ils récitent. 
J'en suis sûre." 
 

Comme s'ils mâchaient des chevaux sauvages 
ou des herbes qui ne renonceront jamais, 
ils récitent à larges pas. 
ils récitent avec leurs pieds, 
avec leurs bras 
ce que tait l'escalier, 
les enfants tentés. 
Ils enjambent l'assourdissante récitation  
de tous les sentiers supposés 
de leur framboiseraie. 
La vieille dame le sait. 

Mais les voici qui descendent encore. Ils se précipitent. 
Ils récitent ensemble, maintenant, les enfants tentés. 
Tout ce qu'ils ont tu. 
Et la vieille dame ne rit pas. 
Ils récitent soudain qu'ils ne se ressemblent pas. 
La vieille dame ne sait plus. 

Leurs billes, 
leurs mots s'éparpillent. 
L'un dit "je suis" et son frère dit 
"je ne suis pas". 

J'ai peur de l'éblouissement, et de la voix 
qui parle, enroulée en moi. 
Je n'ai peur de rien, à part peut-être 
de la main douce des autres. 
Je mourrai de joie, sous un mimosa. 
Je ne trouverai jamais le temps de m'effacer. 
J'aime respirer l'odeur des ponts, des camions, de la citronnelle. 
Je connais un vieillard qui a fait des grimaces 
à l'Allemagne Nazie. 
Je me divise chaque fois que je m'approche. 
Et là, en cet instant, transparent 
comme une bille de verre, 
je descends doucement l'escalier 
d'un interminable film muet 
et personne ne saura jamais 
ce qui me tente, 
et que je récite en vérité, 
marche retenue après marche ralentie, 
pierre après réverbère, 
ombre après revers, bouche close. 

Voici l'escalier qui fond 
Sous le silencieux poème 
d'un seul enfant. 

Ses billes roucoulent. 

Il fait encore très beau. 

La vieille dame  
assassine de sourires 
une nuée d'oiseaux. 

La regarde un moineau. 

 
Alain SERRES 
2 novembre 1995.
 


LES ENFANTS TENTES - Alain Serres
ou Comment ça s'écrit ?
 
 

En trois jours, cinq heures, huit sessions : 
 

4 sessions le 30 octobre, d'une durée totale de 03h51mn 
2 sessions le 1er novembre, d'une durée totale de 00h38mn 
2 sessions le 2 novembre, d'une durée totale de 00H37mn 
 
                        Le récapitulatif des sessions sur lequel se jette avidement le lecteur de Genèse aux prises avec le matériau complexe d'une écriture en train de se faire, dans laquelle il lui faut apprendre à s'orienter, indique une très grande activité le premier jour, au cours des sessions 1 et 4 (entre les deux, la machine a été éteinte sitôt qu'allumée). A la fin de la 1ère session, le texte a atteint la taille de 640 mots, sur les 707 du texte final et la courbe de l'activité atteint son maximum (936 mots/h) dans la même période. C'est inhabituel, jusqu'ici les textes que nous avons étudiés présentaient des sessions initiales très courtes, les auteurs ouvrant et fermant rapidement le logiciel plusieurs fois à la suite et, sauf pour un autre cas d'écriture poétique, il fallait attendre au minimum la quatrième session pour que l'on puisse observer que le dur labeur d'engendrement prenait fin et que l'entrée en écriture avait eu lieu. Rien de tel ici, au point que l'on est d'emblée tenté de se demander devant quel type d'écriture on se trouve.  

Si l'on s'en tient à ce que le Fil de la plume met en évidence, A.Serres n'a certes pas l'angoisse de la page blanche ! Il avance régulièrement, avec une très importante proportion d'opérations en lecture, gonflant son texte de l'intérieur : une première période d'écriture de 49mn, au cours de laquelle on observe une croissance régulière du texte jusqu'à 70 lignes, puis presque 1 heure de retours en lecture, le texte atteint alors 79 lignes. 10mn après, il atteint 100 lignes, après une reprise de progression régulière en écriture. Durant les 3 heures suivantes, on note 31 retours au début, suivis presque exclusivement d'opérations en lecture. Le premier jour, il a pratiquement terminé son texte, qu'il signe à 3h40, mais il y retravaillera tout de même encore deux heures ! Si la rapidité initiale faisait pencher pour une écriture à programme, l'imposant travail d'opérations en lecture induit que ce programme se transforme à mesure que l'écriture progresse. 
 
 

L'ECRITURE DU COMMENCEMENT 
 
 
 
 
Les indications en marge gauche correspondent au moment où ont été effectuées les opérations suppressions, remplacements et déplacements. 

N.B. : L'état initial du texte de cette première strophe est tel au bout de 20 mn.  

{} - Déplacements 

][ - Suppressions 

Gros Caractères gras : Etat initial du texte 

Petits caractères : Opérations ultérieures 

******

00:24:00 Les enfants tentés ]par la récitation[ 
02:57:00 ]{par la récitation}[ 

01:38:47 Un  
             ]L['escalier s'effondre en rafales 
           d'enfants        O.00.00 

          Leurs yeux, {des billes vitrifiant ]le[ jour et 
         ]la[ nuit} 
00:23:24 des billes vitrifiant {jour et nuit} 
             un                        noeud]s[ 

jour et nuit dans ]de[]meme]s[]perles[ 
                yeux      oui       {rebondissent} 

         tous leurs ]regards[ ]rebondissent[ {de 
                  marche à marche}. 

00:23:48 rebondissent de marche à marche 
               de la pierre aux réverbères. 

00:10:23 de l'ombre à son revers 

]03:07:43[ L'escalier s'éventre ]en grinçant[ ]des dents[ 

03:07:59       Ses             grouillent 
            ]de[ ]ses[ dents ]de laitage[ 

]01;17:07[ ] S'il fait beau à la lèvre de l'hiver, 
--------------------------------------------------------------------------------
         c'est qu'ils parasitent la lenteur de l'air. 

         S'il pleut, ils grillent l'eau     
         ils         ]la sucrent[ 
         et [l'enferment[ dans des cornets de papier 
         bruissants, les enfants.[ 
01:40:00 Une vieille femme rit de son âge 
                      I 
]01:18:23[ ] Oui[ ]i[l fait beau, ce matin 
]02:45:00[     ]éclat des[ 
00:36:14 dans chaque repli]s[ de l'escalier,  
                                               {profils} 
                                    {des ]jeux[ enfantins} 
01:02:00 jusque dans le noeud cristallin ]de leurs yeux[. 

          {L'escalier s'éventre en grinçant des dents} 

                ]il vous tente[            00.20.00 

03:09:00 des profils enfantins 
             qui se ruent.
 
 
 

RECONSTITUTION DE L'ECRITURE DE LA PREMIERE STROPHE.

Un escalier s'effondre en rafale d'enfants.
Leurs yeux,
des billes vitrifiant
jour et nuit dans un même noeud,
tous leurs yeux oui,
ebondissent de marche à marche,
de la pierre aux réverbères, de l'ombre à son revers. L'escalier s'éventre.
Ses dents grouillent.
Une vieille femme rit de son âge.
Il fait beau ce matin
dans chaque repli de l'excalier,
jusque dans le noeud cristallin
des profils enfantins
qui se ruent.
 
 

 
 

Allons voir de plus près le commencement de l'écriture pour tâcher de mettre en évidence ce qui se passe dans l'écriture du commencement. 

Quatre longs empans, avec peu de temps d'attente significatifs, interrompus seulement par des allers au début, avec des retours au cours desquels s'échelonnent les opérations, témoins d'une activité de lecture dès les premiers moments et présentant cette configuration particulière :  

Premier empan : L'escalier s'effondre en rafales d'enfants. Leurs yeux des billes vitrifiant le jour et la nuit dans de memes perles leurs regards rebondissent de marche à marche 

Interruption 1 : 00.03.58  

Retour en début de texte 

Suppression de le (jour) la (nuit) 

Disposition sur quatre lignes 

Remplacement de regards par yeux 

Ajout de oui (Leurs yeux) 

00.06.12 : Déplacement de marche à marche 

A partir de là, le texte adopte une organisation en strophes, avec des vers irréguliers. 

Deuxième empan :  

de la pierre aux reverbères.  

S'il fait beau à la lèvre de l'hiver 

c'est qu'ils parasitent la lenteur de l'air. 

S'il pleut ils grillent l'eau 

et l'enferment dans des cornets de papier bruissants//00.00.58 

Interruption 2 : 00.10.23  

Retour en début de texte 

Ajout de l'ombre à son revers 

Ajout l'escalier s'éventre en//00.01.17 grinçant des dents 

Corrections orth. 

00.15.25 Ajouts les enfants 

Oui, il fait beau 

Troisième empan  

00.15.50 L'escalier des enfants tentés. 

Tentés par la cruche céleste des mots, 

La chair d'un son neuf et creux 

Un crayon frappant à la porte d'une citrouille 

de laine 

Vous l'entendez ce bruit 

et il vous tente. 

Le feu alangui des pains de la nuit, 

Le jus d'impatience qui vient aux pommes// 

chez Rachid 

Les enfants tentés par la menthe 

Tentés par l'amande 

d'un vert intact qui fait l'oeuf doux 

00.22.48 dans la ville en bas de l'escalier. 

Interruption 3 : 00.22.48  

Retour en début de texte 

Ecriture du titre Les enfants tentés 

Mise en forme des 1ère et 2ème strophes 

séparation des lignes 8 et 9 

Retour en lecture sur l'escalier des enfants tentés, ajout déchire tendrement aujourd'hui//la baie du jour 

00.27.12 Corrections orthographiques, relectures, va-et vient dans le texte, arrêt sur il vous tente 

00.29.12 Ajout les tentent et vous tente aussi 

00.29.50 Reprise de l'écriture, en une série de courts empans : les enfants tentés par la peau métallique de la vitesse,// 

par le silence vide des guerriers// 

les hameçons d'un pêcheur de merveilles 

sans fil et sans scrupule, 

les enfants tentés par l'amour. 

00.34.23 Retour, lecture du troisième empan, remplacement de chez Rachid par à l'étal de Rachid,  

Ajout Les enfants descendent bruyamment l'escalier 

00.34.56 Retour au titre, ajout au titre par la récitation. Puis relecture lente de l'ensemble du texte avec six opérations, cinq ajouts et un remplacement : 

Ajouts: dans chaque repli de l'escalier 

Voyez comment 

Vous aussi 

dans un cageot bleu de Casablanca 

ils descendent 

Remplacement de aussi par à l'identique 

Quatrième empan : 00.38.09 

Ils descendent tentés par la récitation 

L'écriture est relancée //longue attente puis ajout en différé, c'est-à-dire en bas d'écran comme s'ils machouillaient des chevaux sauvages 

ou des herbes qui ne renonceront jamais 

00.40.21 Retour à la phrase en cours et écriture de la strophe sans interruption 

de leurs envies, de leurs framboises, 

de leurs petits cailloux poétiques 

qu'ils égrennent dans la poche 

rainure nourrie de miettes. 

passe une ligne et écrit la strophe : 

Notre premier poème est celui//du bruit 

notre second poeme est celui//de la menthe, 

puis celui de l'amande.// 

Suit notre poeme en or de farine, 

et notre cinquième des trous rouges de l'orange. 

Notre sixième poème ne veut plus rien compter. 

Notre septième veut tout oublier. 

Et l'autre entre les rochers de la ville se baigner. Et l'autre//enfiler les chaussures, les deux,// 

de l'homme le plus intact du monde. 

00.47.21 Lecture et intégration du texte différé et ajout 

Ils récitent avec leurs pieds, 

ce que tait l'escalier. 

00.48.17 Les enfants tentés.// 

Retour au titre 

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LES THEMES. 
 
A cet instant de l'écriture, les thèmes principaux ont été posés, dont certains seront conservés, d'autres abandonnés. Il est à remarquer d'ailleurs très peu d'abandons d'une manière générale, cet écrivain supprime peu.  
 

Les enfants descendent l'escalier 
Mouvements : Effondrement, puis éventration 
Puis une série de thèmes externes : L'air, l'eau, le feu 
La tentation : l'étal de Rachid, la ville 
Le bruit 

Nouvelle série de thèmes externes : La vitesse, le silence des guerriers, le pêcheur de merveilles. 
L'amour. 
La récitation, les chevaux sauvages et les herbes qui ne renonceront jamais 
Les poèmes. 
 

PLUSIEURS EVENEMENTS retiennent l'attention à ce moment de l'écriture. 

- La première ligne est définitivement installée, cette image forte soutient l'ensemble, la seule modification qui lui sera apportée est le remplacement de ]L'[ par [Un] à 01.38.00. Ainsi en est-il d'ailleurs des huit premières lignes qui se retrouvent telles quelles, hormis l'ajout de tous (devant leurs yeux) en version finale. Cette écriture du commencement porte en elle la structure formelle globale de la descente marche à marche, métaphore de la progression de l'écriture. Il reste à descendre ce texte comme les enfants descendent l'escalier. 

- L'apparition du motif "les enfants tentés", déclenche les 7mn d'écriture du troisième empan. Aussitôt après, il est placé en titre et sa présence se voit immédiatement renforcée dans les opérations qui s'effectuent pendant la lecture retour, au cours de laquelle on note quatre occurrences nouvelles du verbe tenter. L'image de la tentation crée une dynamique autre que celle de l'éventration, trop forte. Elle entraîne le développement d'une suite de référents internes au texte, préoccupation qui se révèle constante au cours de la genèse. 

De ces thèmes placés la plupart seront conservés dans la version finale. 

- Pendant ce travail, quelque chose s'est aussi fait jour, un nouveau motif est apparu, et dont rien semble-t-il n'annonce l'émergence : la récitation. Pourtant, il retient l'attention par son étrange banalité et la rupture qu'il semble opérer avec ce qui a déjà été écrit. Il apparaît dans un domaine réservé à l'enfance. Et qui connaît des récitations, sinon les enfants et ceux qui ont conservé la mémoire de leur enfance ? Apparu à la mn 34, le motif est immédiatement placé en titre, comme pour servir de référence et d'appui, rôle qu'il assurera d'ailleurs, puisqu'il ne disparaîtra de cette place qu'à 2H57.  

En observant les quelques minutes qui précèdent son apparition, on constate que l'écriture a progressé par une série de courts empans et a entraîné l'auteur hors des référents posés jusqu'alors, dans des lieux très subjectifs : la peau métallique de la vitesse etc.. jusqu'à tentés par l'amour. 

Il semble qu'alors, il se soit senti dans la nécessité de resserrer le texte aux dimensions plus matérielles de l'escalier, puisque c'est à la fin de cette séquence qu'il écrit : les enfants descendent bruyamment l'escalier. C'est exactement à la suite de cette phrase qu'il installe par la récitation dans le titre. Visiblement, il a déjà anticipé la tonalité de ce qui va suivre, certainement, mais il s'est donné en outre avec ce motif la possibilité de "cadrer" cette descente, puisque réciter c'est dire et représenter un texte devant quelqu'un qui vous écoute et vous regarde. D'ailleurs, il est facile d'observer sur Genèse que l'écriture du motif de la récitation est encadrée par des opérations qui portent sur le renforcement du "vous". Vous, c'est à dire ce destinataire dont l'ambiguïté référentielle englobe à la fois le spectateur, le lecteur et le scripteur, et en introduisant un regard, confère à l'escalier un espace, une matérialité. Voyez comment. Nous sommes conviés à l'observation et l'écoute de la descente de l'escalier qui prend le statut de la scène, sur laquelle quelque chose va avoir lieu. 

Mais en même temps, réciter, c'est dire les paroles de l'autre, et écrire la récitation c'est écrire la profération de la parole autre. Le travail d'écriture observable à cet instant manifeste une tension entre des pistes imagées et la nécessité de conserver la direction nouvelle affirmée par le nouveau titre, ainsi de l'écriture en différé des chevaux sauvages et des herbes avant le retour à la récitation et l'écriture plus lente de la strophe où se succèdent les poèmes. 
 
 

QUESTION DE DECLENCHEUR. 

Après l'écriture des poèmes, qui s'est faite lentement mais sans interruption, et qui se présente à ce stade à la 1ère personne du pluriel, notre premier poème etc., commence une suite d'opérations en lecture qui va durer 1H. 

Le motif de la récitation y est travaillé et renforcé à plusieurs reprises : 

00.59.00 : ajout : ils récitent. ils récitent 

01.09.00 : ajout : les enfants tentés par la récitation de leurs framboises 

01.14.00 : suppression de la séquence S'il fait beau à la lèvre de l'hiver... dans la première strophe 

01.20.00 : suppression de la peau métallique de la vitesse (dans la même strophe). 

01.39.00 : ajouts : entendez-les descendre 

Une vieille femme rit de son âge (1ère apparition) 

01.45.00 : J'ai peur de l'éblouissement et de la voix qui parle bonheur... 
 
 

LA RECITATION. 

Bien sûr, chacun peut remarquer ici comment les suppressions sont précédées d'un renforcement de la présence de la récitation, et suivies d'une injonction au spectateur/lecteur que nous sommes devenus. 

En fait, au terme de cette observation qui pourrait être encore affinée, il apparaît que, si le premier déclencheur de l'écriture est l'image de l'escalier, si le motif de la tentation a créé une dynamique, le véritable déclencheur de l'écriture poétique est la récitation. Le motif de la récitation permet, par l'organisation du représenté, l'introduction d'une situation d'énonciation particulière : eux, vous, nous (qui disparaîtra, remplacé par la troisième personne), la vieille dame, je. A la fois une rigueur constamment vérifiée par ces regards auxquels le spectacle est offert en même temps qu'une progression vers la parole intime. Les référents doivent rester internes au texte et ce sont les regards qui le permettent. 

APPARITIONS DISPARITIONS REAPPARITIONS DE THEMES. 

Il est à remarquer que la première apparition du motif de la vieille dame ne se situe pas dans le processus au même endroit que dans la forme finale. En outre cette première apparition est suivie de la première apparition du "je". Apparition intéressante parce que c'est par l'intermédiaire de ce "je" que peut être introduit un nouveau système de référents culturels rendu acceptable alors par la distance qui sépare la vieille dame des enfants, celle de toute une vie. 

C'est parce que cette première personne est multiple qu'il est possible de lui faire dire l'Allemagne nazie et l'escalier de ce film muet dans lequel il est peut-être possible de reconnaître l'escalier d'Odessa. 

Voici l'ordre des différentes apparitions du motif de la vieille dame : 

01.40.00 Une vieille femme rit de son âge 
02.08.00 La vieille femme rit de leur âge 
02.12.00 Et la vieille dame ne rit pas 
02.22.00 La vieille dame  
assassine de sourires 
Une nuée d'oiseaux 
02.35.00 La vieille dame pense : ils récitent 
04.05.00 (Ils courent tentés) elle en est sûre  
04.14.00 j'en suis sûre 
04.19.00 La vieille dame le sait 
04.51.00 La vieille dame ne sait plus 

Cinq apparitions au cours de la première session, dont à 02.22.00 l'écriture de la fin du texte, trois au cours de la session 6, une au cours de la dernière session, cinq minutes avant la fin de l'écriture. Le fait que ce motif parcourt trois heures d'écriture appelle à s'y attarder. La vieille dame est un regard attendri et cruel, elle est du côté de la solitude et de la mort, elle clôt l'événement. Quand les enfants sont passés, elle n'est objet que du regard vide d'un moineau. Principe d'organisation, ses apparitions renforcent les différents moments et accélèrent le rythme, soutiennent les ruptures. Mais ce que Genèse permet d'observer c'est aussi que la présence de la vieille dame contribue à faire apparaître le discours à la première personne et qu'elle confère à ce Je une dimension particulière. Qui parle ? Un enfant ? non pas seulement, la vieille dame ? le scripteur, le narrateur ? Tous à la fois, confondus dans ce mouvement entre les âges et le temps qui traverse cette écriture. 
 
 

LE SILENCE. 

le silence vide des guerriers a été ajouté à 00.31.26 et supprimé à 02.02.00. Ce thème a été posé d'emblée dans un contexte de rafales, de grincement de dents, de bruit insistant. Il fait partie de la première série de thèmes posés et pourquoi a-t-il été abandonné si tard et qu'est-ce qui a permis cet abandon ? 

En fait, le thème du silence n'a pas été abandonné, il s'est transformé dans la durée de l'écriture. Le recours au fil de la plume s'avère ici encore précieux. En effet, à 01.55, après l'écriture de la strophe sur les poèmes où le bruit et le spectacle ont fait place à la voix qui parle en moi où le discours s'intériorise de plus en plus jusqu'à la fermeture et personne ne saura jamais ce que je récite, on observe trois retours au début de l'écriture, suivis à chaque fois d'une relecture du texte, scandée par des arrêts pour ajouts et suppressions en différents endroits.  

C'est au cours du premier balayage où l'on recense 13 opérations, que s'opère la suppression qui nous intéresse, du silence vide des guerriers. Au cours du second (8 opérations) on note l'apparition à la strophe 3 de La vieille femme rit de leur âge et en strophe 7 de Et la vieille dame ne rit pas. Chacun crie. Le troisième est plus rapide (6 opérations) et se termine par l'ajout de L'escalier s'effondre sous le silencieux poème d'un seul enfant sa bille roule, il fait beau, la vieille dame assassine de sourires une nuée d'oiseaux. 

Il ne fait aucun doute que la place du silence a été fixée, lors de cette intégration en fin de texte. Le silence vide est devenu un silence plein puisqu'il semble bien qu'il s'agisse ici de celui du mystère de l'écriture. Reste à savoir qui étaient ces guerriers qui ont disparu ! 

Mais bien que ce soit la curiosité qui nous taraude et qu'il nous arrive au cours de la recherche d'avoir l'impression parfois de comprendre mieux ce qui est né parce que nous avons été conviés à la naissance par le biais de Genèse, jamais il ne sera question de percer le mystère de la création littéraire. Ni même encore au point de balbutiement où nous en sommes, de comprendre tout ce qui se passe devant nos yeux lents et éberlués éperdument fixés sur l'écran qui fatigue et parfois émerveille. 

Arlette LEROY