Les Actes de Lecture n°55 septembre 1996
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ÉCRITURES EXPERTES
ET ÉCRITURES D'APPRENTIS Dans la suite de la recherche INRP/Genèse
du texte et d'une commande de la Direction des Ecoles sur l'apprentissage
rapide de la lecture et de l'écriture en direction de publics adolescents
et adultes en très grande difficulté, Jacques Berchadsky
présente une étude de processus d'écriture articulée
en trois axes :
(N.B. : Ce dernier point fera l'objet d'un autre
article à paraître dans notre prochain numéro).
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Les 6 processus d'écriture
dont les données figurent dans le tableau ci-dessous avaient tous
pour objet la production d'articles pour le journal. L'ensemble de ces
données quantitatives peuvent être interprétées
à la lumière des analyses que nous a permis de mener l'étude
des données quantitatives des processus d'écriture d'experts.
Cette lecture donne matière à une réflexion critique
sur les conditions pédagogiques de l'apprentissage de l'écriture
par rapport à des publics adolescents ou adultes en très
grandes difficultés
Tableau 1
Texte 1 : Seba, texte écrit à propos d'un joueur de foot Texte 2 : Tony, à propos de la défense des animaux Texte 3 : Joao, à propos de la musique Texte 4 : Leila, à propos d'importantes inondations Texte 5 : Farid, à propos du coup d'état en U.R.S.S. Texte 6 : Chistophe, à propos de l'entretien
du collège
Texte d'experts
Ainsi la succession des sessions et la durée totale dans le temps des processus d'écriture des élèves mis en regard du même tableau concernant les textes d'experts offrent des résultats qui ne sont pas sans conséquences pédagogiques. En effet on peut constater que pour la plupart des textes d'apprentis, le nombre de sessions n'excède pas deux. Seul un texte (nø4) se construit en 12 sessions ; cependant la presque totalité du texte est écrite dès la troisième session (121 mots sur les 160 que comporte le texte final). De la même façon la majorité des suppressions a lieu sur les deux sessions (2ème et 3ème) où s'effectue l'essentiel du travail d'écriture alors que nous avons pu constater sur les textes d'experts que le travail suppressions/ajouts dans la plupart des cas ne commençait pas avant la quatrième session, puis se répartissait également sur l'ensemble des sessions. Enfin les deux dernières sessions ne comportent aucune opération. On peut constater que dans la plupart des cas la durée de l'écriture se limite au temps d'ouverture de la session ; en effet pour le texte nø5 qui comporte 2 sessions d'environ 1 heure, seule la première session est le travail strict de l'élève, la deuxième session étant l'objet de la réécriture avec l'enseignant. Par rapport à un travail d'écriture de même type (production d'articles pour le journal) et dont seul le thème changeait, la variation du temps des sessions est plus importante que pour des écrivains experts dont le travail d'écriture variait beaucoup plus tant en ce qui concerne le type de texte qu'en ce qui concerne les modalités concrètes de production. Alors que la durée moyenne des sessions s'établit, du côté des écritures expertes, entre 11 et 46 minutes, cette durée varie, du côté des apprentis entre 8 minutes et 1 heure 31 minutes. On pourrait objecter que les différences du nombre et des durées des sessions sont évidemment liées à la nature du travail engagé : il n'y a aucune commune mesure entre un texte final de 3 670 mots et un texte final de 202 mots (nous nous référons ici aux textes les plus longs parmi ceux des experts et ceux des apprentis). Précisément cela ne conduit-il pas à interroger le sens et la cohérence de l'activité d'écriture par rapport à la longueur du processus de production ? Il semble que pour les écrits d'apprentis, les conditions objectives de mise en écriture, ici des conditions scolaires (quoique dans une activité non ordinaire) soient déterminantes par rapport au développement de l'activité elle-même. La fonction des sessions ne semble pas régulatrice du rapport qui s'établit entre le scripteur et son activité d'écriture comme cela a pu nous apparaître chez les écrivains-experts. Aucune nécessité de fermer son texte, de le mettre à distance, d'y revenir ne se fait jour. On peut mettre en corrélation ce rapport avec le nombre d'opérations en lecture, c'est à dire le nombre de retour dans le texte au delà des deux dernières lignes. Un pédagogie de l'écriture ne peut ignorer l'aspect contraint de l'activité qui conduit l'apprenti, surtout quand il connaît de grandes difficultés, soit à demeurer dans une action continue qui lui interdit de prendre de la distance par rapport aux actes produits et à leur cohérence à venir : soit l'interruption dans le processus d'écriture ne semble intervenir que lorsqu'on met le point final, soit on assiste à des interruptions fréquentes de l'activité (texte nø4) au risque de perdre le sens du texte déjà produit. N'est-il pas paradoxal que le temps soit plus contraint
pour l'apprenti que pour l'expert ? Quelles situations pédagogiques
faut-il créer, quelles conditions de temps faut-il offrir, quelles
aides faut-il apporter pour que mille fois sur le métier soit remis
l'ouvrage ? N'est-ce pas plus encore pour l'apprenti que pour le maître
que cette expression fait sens ?
tableau 3
Nous avons recueilli dans ce tableau l'ensemble des paramètres qui permettent d'évaluer la singularité du processus d'écriture des apprentis, de la même façon que nous l'avons fait par rapport aux textes d'experts. Le premier constat que l'on peut faire, c'est que, de façon paradoxale, la plupart des textes d'élèves (4/6) ont des empans nettement plus longs que les textes d'experts. Si nous suivons les hypothèses d'analyse que nous avons faites à propos des processus d'écriture d'experts, il semblerait que les apprentis soient directement dans la pensée de l'écrit. Cette hypothèse trouverait confirmation dans le très faible indice de dispersion des temps d'attente. En effet les temps d'attente moyens sont répartis de façon régulière sur l'ensemble du texte. Il n'est pas sans intérêt de comparer les relevés que nous avons faits sur les textes d'écrivains et les textes d'apprentis. Textes d'apprentis
Textes d'experts
D'une part on voit que les indices de dispersion des temps d'attente dans l'activité d'écriture des experts sont beaucoup plus individués que ceux des apprentis. Cela correspond bien à la singularité du rythme et de la scansion de l'écriture que nous avons tenté d'établir dans une analyse comparative des textes 1, 2 et 4 (Cf. A.L. nø54 p.33). On peut constater que cette singularité est beaucoup moins présente chez les apprentis. Cela est à mettre en rapport avec le taux d'opération en lecture qui, chez les apprentis, ne dépasse pas 15% sauf pour le texte nø1 où ce taux est de 20%. Ainsi nous nous trouvons confrontés à un rythme et une scansion des processus d'écriture presque uniformes dans le travail des élèves, ce qui est probablement propre à des scripteurs en grandes difficultés. Nous n'avons affaire à aucun des trois grands types de processus de pensée dans l'écrit que nous avons cru pouvoir dégager de l'analyse des trois textes d'experts ; il ne s'agit ni, comme dans le texte d'expert nø4, d'une mise en forme dans une pensée oralisée de l'écrit ni, comme dans le texte nø1, d'une production de l'écrit dans l'écrit où l'acte d'écrire engage de l'écrit ni, comme dans le texte nø2, d'un texte prenant forme dans le texte où le texte devient le référent de la pensée de l'écrit. Pour autant, malgré les grandes difficultés
à s'engager dans l'écrit, ces adolescents ne savent-ils rien
de ce qu'écrire veut dire ? Et s'ils en savent quelque chose, de
quoi s'agit-il alors ?
Sous réserve de vérification par l'analyse d'un panel plus grand de processus d'écriture des publics concernés, mais en se fondant sur une attention soutenue de la manière d'écrire des élèves tout au long de l'expérimentation que nous avons menée, le processus d'écriture des adolescents en grande difficulté d'apprentissage est caractérisé par ce que la pédagogie traditionnelle désigne sous la notion d'écriture au fil de la plume ou d'oral transcrit. Ce qui n'est pas le moindre mérite du logiciel Genèse, c'est de mettre en évidence la limite de cette approche traditionnelle qui se fonde toujours sur l'évaluation du texte fini. En effet l'analyse des paramètres quantitatifs propres aux processus d'écriture permet de mettre en lumière ce qui fait obstacle à entrer dans la dialogicité et les formes de pensée spécifiques à l'écrit : l'ensemble des actes et des opérations produits par les élèves s'inscrit bien dans l'écrit et doit être mesuré à l'aune d'actes et d'opérations propres au langage écrit, même s'il traduit les difficultés à entrer dans l'écrit (opération en lecture, taux de suppressions, productivité, etc.). Là où l'expression oral transcrit réduit toute analyse de la difficulté en la rabattant sur la simple question de la maîtrise de l'oral, l'étude du processus qu'autorise Genèse devrait permettre de travailler pédagogiquement à dépasser les difficultés en ne se référant qu'à la production d'écrit. A titre d'hypothèse, en se fondant sur les concepts théoriques proposés par Vygotski, il semblerait que les adolescents en grande difficulté par rapport à l'écrit soient confrontés à une confusion par rapport à ce que Vygotski désigne sous le concept de langage intérieur. Il ne s'agit ni de formuler dans une pensée orale de l'écrit, ni de prendre le temps d'écrire dans l'écrit. L'énonciation écrite semble s'inscrire dans l'immédiateté dialogique propre à la forme orale. Les pédagogues se trouvent alors confrontés à un vaste champ de contradictions que les notions d'oral transcrit ou de fil de la plume pourraient occulter. Les élèves écrivent à leur rythme, ils énoncent de la pensée, cette pensée est dans l'oral, mais elle s'écrit ; le temps nécessaire à son écriture est en deçà du temps nécessaire à l'énonciation orale. Il en résulte que le texte qui s'écrit demande une transformation de la pensée mais cette transformation de la pensée ne s'effectue pas totalement : elle reste à mi-chemin de l'oral et de l'écrit. Ainsi les empans d'écriture sont longs reflétant une immédiateté de l'énonciation orale dans l'écrit, cette immédiateté se trouve confirmée dans le faible nombre d'opérations en lecture. En revanche, le faible rendement de l'activité d'écriture montre que nous n'avons pas affaire à une simple transcription de l'oral dans l'écrit. Il s'agit bien d'une contradiction où la différence entre un langage intérieur oral et un langage intérieur pour l'écrit est perçue sans être maîtrisée. Il en résulte la structuration contradictoire d'une pensée orale qui n'est déjà plus orale puisque inscrite dans l'activité d'écriture et d'une pensée écrite qui ignore encore les déterminations de l'écrit. Il en résulte des énonciations qui dans leur apparence orale sont écrites et imposent les exigences de l'écrit. C'est ce qui conduit à des pourcentages de suppressions qui ne sont pas négligeables compte tenu de la brièveté des textes finaux. Nous nous confrontons aux limites objectives du temps réel d'écriture par rapport auquel une conversion de la pensée intérieure de l'oral vers une pensée intérieure de l'écrit ne peut s'effectuer. Faute de temps le pédagogue se trouve souvent réduit à donner des techniques qui créent les apparences de l'activité d'écriture là où subsiste une pensée intérieure orale de l'écrit. L'enjeu au contraire est de prendre en compte dans l'activité de l'apprenti, les contradictions qui opposent en acte une pensée intérieure pour l'oral et sa mise immédiate en écriture et de lui permettre d'accéder à la fonctionnalité de l'énonciation écrite dans la forme spécifique du langage intérieur. Faute de consacrer le temps nécessaire à l'activité d'écriture, temps dont on sait qu'il est long tant dans son effectivité immédiate que dans la durée où l'activité d'écriture croise d'autres activités, les apprentis ne parviennent pas à s'en approprier les buts. Faute d'y consacrer le temps nécessaire, le risque est grand de réduire les apprentis à des actes d'exécution par rapport auxquels ils n'accèdent qu'à des opérations sans jamais s'approprier le sens des actes qu'ils produisent. Ainsi il est surprenant de voir combien des élèves en grande difficulté d'écriture sont attentifs à la correction orthographique, bien qu'ils ne la maîtrisent pas, au détriment de la cohérence textuelle qui suppose une véritable transformation de la pensée. Cela est d'autant plus regrettable que les adolescents, dans leur activité extérieure (processus d'écriture) signale le seuil de contradiction intérieur dans lequel ils sont par rapport à l'activité de pensée qu'exige l'écrit. Combien de fois nous est-il arrivé de nous confronter à cette remarque hautement contradictoire : après avoir énoncé oralement à l'enseignant une proposition pour l'écrit, l'élève demandait : " Mais comment cela peut se dire dans le texte ? " La réponse " Comme tu viens de le dire ! " entraînant le scepticisme dans la mesure où l'on sait bien que l'on n'écrit pas comme on parle. Ce dont il est question alors, c'est moins de la mise en place d'une technicité de l'écrit que de permettre à la contradiction de se dépasser dans la prise de conscience de la spécificité dialogique de l'activité d'écriture. L'apprentissage précédant le développement, ce qu'il est tout d'abord nécessaire, c'est de dépasser le cadre séquentiel de l'apprentissage de l'écriture pour lui accorder la place centrale et partant le temps nécessaire à sa construction. Dès lors le manque de temps consacré à l'apprentissage de l'écriture, allié à une forte tradition scolaire qui fait prévaloir la maîtrise du langage oral sur celle de l'écrit, conduit à la mise en place de techniques pédagogiques qui semblent plus faire obstacle qu'aider à entrer dans l'écrit. Tel est bien le paradoxe auquel s'affronte l'apprentissage scolaire de l'écriture et qui se résout souvent pour l'apprenti dans une forte confusion entre langage oral/langage écrit/langage intérieur. L'exemple le plus flagrant de ce paradoxe est ce qu'il est convenu d'appeler la dictée à l'adulte. Il s'agirait de transcrire par celui qui sait écrire le discours oral de l'apprenant, puis d'utiliser cet "écrit" pour permettre au non-lecteur de lire un texte dont il connaîtrait le sens du fait de l'avoir énoncé oralement. On le voit d'évidence, la pensée est ici conçue comme une unité autonome qui pourrait se traduire indifféremment dans du langage oral ou du langage écrit comme si la forme du langage (écrit, oral) ne modifiait pas radicalement la pensée elle-même. Le langage (oral, écrit) se réduirait à n'être que l'habit matériel d'une pensée dont la nature immatérielle serait " un air délié et pénétrant répandu dans tout le corps " ou " un vent, un souffle, une vapeur " selon les belles formules critiques de Descartes sur les conceptions traditionnelles de la pensée. Mais alors comment comprendre qu'un habit soit universel (qui ne parle pas ?) alors que l'autre serait réservé à une élite ? Le concept de langage intérieur introduit par Vygotski permet d'en finir avec ce vieux clivage entre une pensée dématérialisée et le langage comme strict outil matériel. Il s'agit bien de concevoir le travail de la pensée comme le travail du langage lui-même. Comment comprendre et remédier alors à la difficulté d'entrer dans l'écrit ? L'enjeu est bien le travail de la pensée qui se joue dans la pratique du langage écrit, l'enjeu est le travail sur les contradictions, les ruptures qui se jouent entre oralité et écriture dans le langage intérieur. En cela la dictée à l'adulte laisse sans réponse dans la mesure où celui qui sait écrire transforme de l'oral en écrit tandis que celui qui parle reste dans une dialogicité orale. De la même façon on peut interroger les techniques d'apprentissage de l'écriture systématisées par le groupe d'Ecouen. Malgré une plus grande attention apportée au travail de l'écrit dans l'écrit, la mise en plan par des fiches systématiques des différents types de textes ne constitue-t-il pas un palliatif au manque de temps plus qu'une véritable activité d'écriture qui permette la transformation de la pensée dans le langage écrit ? Ainsi la mise en plan de l'écrit par un "procédé" dont l'exemple le plus connu, et auquel se réfère le Groupe d'Ecouen (p.134), est la théorie des cinq W (Who, Where, When, What, Why, [+How]) technicise l'élaboration de l'activité d'écriture. Pour avoir assisté à une séquence organisée sur ce modèle par un stagiaire CAPSAIS dans le cadre de l'écriture d'un article, le résultat a été que très vite les élèves se sont contenté de répondre à la question par un mot, abandonnant l'activité d'écriture au profit d'opérations propres aux exercices d'application traditionnels dont ils avaient l'habitude. Cette non prise en compte du temps de travail nécessaire à la production d'écrit conduit à la mise en place de techniques d'apprentissage qui pour tenter de palier le manque de temps peuvent induire un véritable détournement du sens de l'activité au point de la transformer en non sens. Ainsi en est-il de la "progressivité" des apprentissages préconisée par les I.O. et que l'on rencontre souvent dans la pédagogie traditionnelle : le but recherché, à travers l'activité d'écriture, est moins l'appropriation des buts de l'activité que la maîtrise syntaxique et lexicale des opérations d'écriture. Ainsi ce qui dans l'action d'écrire ne devrait être qu'opération technique devient but tandis que les véritables buts sont ignorés de l'apprenant. Il ne s'agit bien entendu pas d'ignorer l'exigence de la maîtrise des opérations qui est aussi nécessaire à l'action que la mise en oeuvre concrète des buts. Ce qui importe tout au contraire, c'est de permettre à l'apprenant, à chaque étape de l'activité, de s'inscrire dans le rapport entre but, action et opération et d'en assumer les différentes transformations. A ce lieu ce sont les conditions pédagogiques de l'apprentissage qui deviennent déterminantes. Jacques BERCHADSKY |