La revue de l'AFL
Les
Actes de Lecture n°62
juin 1998
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Court-circuit et circuit court
Le présent écrit peut être lu comme un
témoignage concernant notre modeste pratique du circuit-court
depuis 6 années au Centre de Classes Lecture de Brioude - avec
des cycles 3 pour l'essentiel -, ainsi qu'à l'occasion des
stages sur site que nous avons accompagnés dans quelques
collèges de la région.
L'angle d'attaque de cette présentation se situera dans le
domaine de la communication puis nous essaierons de justifier la
pratique régulière de ce type d'écrit pour
limiter, ou plutôt rendre positifs, les effets pervers de
certaines situations d'interaction en agissant sur les statuts
respectifs des acteurs du champ scolaire.
COURT-CIRCUIT
L'introduction du concept d'information dans le domaine scientifique au
cours de ces dernières décennies bouleverse
l'épistémologie et les pratiques traditionnellement
fondées sur les rapports matière-énergie et se
manifeste par la révolution électronique, l'apparition de
la cybernétique, la théorie systémique, les
théories de la communication...
Les dogmes "classiques" sont battus en brèche, à tel
point que le sens même des événements paraît
parfois s'inverser. Du moins est-ce le sentiment que l'on peut
éprouver lorsque des ponctuations divergentes dans une
séquence d'événements (comme dans l'histoire de la
poule et de l'œuf) mettent en évidence le
phénomène de rétroaction qui
conduit à prendre en considération l'effet que produit un
système ouvert, c'est-à-dire fondé sur la
communication, sur sa propre cause, quand c'est cet effet futur qui
détermine l'apparition d'un fait présent ! (Pensons aux
effets des pénuries annoncées sur les carburants ou sur
certaines denrées alimentaires).
Dans la seconde partie de ce 20ème
siècle, une abondante littérature - d'origine
essentiellement anglosaxonne - a illustré et
théorisé cette causalité circulaire
inhérente à l'interaction humaine, que ce soit dans le
groupe le plus simple, la dyade, ou la famille, tel groupe social, et
même la communauté internationale.
Ainsi Paul Watzlawick parle-t-il des « prédictions qui se vérifient d'elles-mêmes » pour désigner « les
suppositions ou prévisions qui, par le simple fait d'avoir
été énoncées, entraînent la
réalisation de l'événement prévu, et
confirment par là même, leur propre exactitude ».
Karl Popper avait appelé "l'effet Œdipe" « l'influence
de la prédiction sur l'événement (...) à
cause du rôle si important de l'oracle dans le déroulement
des événements qui avaient conduit à la
réalisation de sa prophétie (...) Pendant un temps, [K. Popper crut] que
l'existence de l'effet Œdipe permettait de distinguer les
sciences sociales des sciences naturelles. Mais, en biologie
également, et même en biologie moléculaire, les
phénomènes d'attente contribuent souvent à amener
ce qui a été attendu ».
Dans le domaine de la communication humaine, Robert Rosenthal a produit
plusieurs études dont une publiée, en collaboration avec
Jacobson en 1968, sous le titre "Pygmalion à l'école" qui illustre ce que K. Popper nomme les "phénomènes d'attente".
Il y décrit ses expériences conduites à Oak School
sur une population de 18 institutrices et 650 enfants. Un test
proposé en tout début d'année scolaire aux
élèves permet de déterminer leur "quotient
d'intelligence" et de dégager dans chaque classe un groupe de
20% d'enfants susceptibles de faire des progrès intellectuels
rapides et significatifs.
En fin d'année, tous les élèves sont soumis
à nouveau au test, et on constate des résultats
réellement exceptionnels chez ces élèves
"particuliers", dans leur score obtenu au test, mais également,
aux dires des enseignants, dans leur comportement, leur
curiosité intellectuelle, leur bonne camaraderie, etc...
Rien d'anormal a priori. Et pourtant, ce qui ne peut
manquer d'interroger c'est que les listes d'enfants "particuliers"
livrées aux enseignants, avant leur première rencontre
avec leurs classes, ont été composées de
manière parfaitement arbitraire, par simple tirage au sort.
Certes, nous admettons que cette étude, déjà
ancienne, trouve en elle-même ses propres limites, à
savoir pour l'essentiel le fait qu'on ne saurait démontrer
l'existence d'une relation entre les résultats à un test
d'intelligence et les performances scolaires. Pour d'autres chercheurs,
l'effet Pygmalion n'est pas démontré puisqu'à
leurs yeux le simple résultat à un test ne saurait
déterminer définitivement le jugement des enseignants.
Même en tempérant les résultats de l'étude,
il n'en demeure pas moins qu'il s'agit là d'une "catégorisation d'autrui", au sens où Marcel Postic l'entend, et que d'après lui, « catégoriser
un élève, c'est lui refuser à l'avance
l'accès à un autre état que celui dans lequel on
l'enferme (...) ».
Ainsi, dans l'expérience de Rosenthal et Jacobson, la
différence entre le groupe d'enfants "particuliers" et les
autres n'existe que dans l'esprit des enseignants, et c'est cette
catégorisation qui constitue un phénomène
d'attente et construit une réalité particulière.
Nous pouvons prétendre que la croyance dans les capacités
intellectuelles de ces enfants va créer des conduites propres
à les rendre effectivement intelligents !
Autrement dit octroyer un statut, c'est déjà dessiner des comportements et des résultats.
Il est également intéressant de souligner que la
conviction de l'expérimentateur et la bonne volonté du
sujet créent une réalité dans laquelle une
supposition devient un fait réel, et que l'élément
déterminant réside dans la conviction du sujet qui
l'empêche de concevoir toute autre possibilité de jugement
et d'action. Dans l'étude de Rosenthal, il est essentiel que les
enseignants croient à la "réalité" de la
prédiction qu'ils ne doivent en aucun cas considérer
comme une prédiction.
Cette sorte de conviction aveugle a inspiré, dans le domaine de
la théorie des jeux, le logicien Ludwig Wittgenstein, ainsi que
le mathématicien Niguel Howard à qui l'on doit l'axiome
existentiel suivant : « Celui
qui prend conscience d'une théorie concernant son comportement
n'est plus soumis à elle, mais devient au contraire libre de lui
désobéir ».
CIRCUIT-COURT
À la suite de cette approche systémique de la relation
pédagogique, l'objet de cette deuxième partie consiste en
une analyse rapide de nos pratiques en classe lecture, plus
particulièrement de l'existence et de l'utilisation du
circuit-court, pour tenter de montrer comment il parvient dans une
certaine mesure à affecter l'effet Pygmalion négatif, en
s'opposant à l'inéluctabilité de la
catégorisation et aux conséquences qui lui sont
attachées.
La problématique que nous proposons est la suivante :
- comment le circuit-court peut-il contribuer à changer les statuts des acteurs du champ scolaire ?
- comment peut-il favoriser une nécessaire prise de conscience
libératrice qui, accompagnée d'une indispensable
réflexion, permet d'agir sur les savoirs et les comportements ?
Dans l'esquisse de "réponses" que nous proposons, nous sommes
contraints de procéder à un découpage totalement
arbitraire et artificiel de la réalité des situations
vécues, pour faire émerger certaines conséquences
qui se caractérisent, dans leur apparition, par une
extraordinaire complexité. Ce ne sont que les besoins de
l'analyse qui pourraient "justifier" ce découpage et l'ordre de
présentation que nous avons choisis.
En réponse à la catégorisation qui semble
inhérente au fonctionnement de l'institution scolaire, nous nous
attacherons à décrire les statuts de l'enfant et de
l'adulte en classe lecture, pour montrer comment la relation
pédagogique se trouve inévitablement affectée par
la pratique du circuit-court.
Le terme statut désigne, d'après le Larousse une « position de fait par rapport à la société », et il est utilisé en psychologie pour désigner « la
place qu'un individu précisé occupe dans un
système caractérisé, à un moment
donné. Les positions sont relatives et ne se définissent
que par rapport à d'autres positions (...) » (Postic).
Pour nous faciliter la tâche, nous élargirons cette
définition en englobant dans la terminologie "statuts" la notion
de "rôle" qui recouvre « le type de conduite requis ou attendu chez un individu qui occupe une certaine position dans un système de relations » (Postic).
Ces remarques préliminaires permettent de saisir la
relativité des statuts et leur essence éminemment
interactionnelle, et c'est là le rôle que nous attribuons
au circuit-court, pendant un séjour : essayer de saisir dans un
tissu de relations la complexité d'une "structure" d'interaction
humaine qu'on ne saurait limiter aux caractères des
éléments qui la composent, mais qui les transcende.
Statut de lecteur.
C'est celui que nous confions a priori aux enfants et
aux adultes qui participent à un séjour de classe
lecture. Il se substitue à l'attitude communément
adoptée au sein de l'institution qui, en tant que système
de formation, ne pourrait justifier son existence s'il atteignait ses
objectifs avant l'accomplissement total de sa mission. De façon
plus triviale, les enfants sont scolarisés pour apprendre et
c'est seulement au terme de ce parcours qu'alors, peut-être, ils
sauront !
Nous croyons bon de substituer à la rigidité de ce
déterminisme linéaire le statut de lecteur expert que
nous confions à l'apprenant-lecteur - conscients qu'il ne l'est
pas, bien sûr, mais dont il a toutes les potentialités -,
créant ainsi un "phénomène d'attente" favorable.
Ainsi, lorsque le quotidien est offert tous les matins à la
lecture de tous, sa lecture, dont l'enjeu est capital parce que c'est
la vie même du groupe qu'il contient, nous paraît alors
être un acte "authentique".
Le lecteur se doit "naturellement" d'interroger le texte - ainsi que
son auteur et les autres membres du groupe - bien au-delà du
simple ordonnancement des mots qui le composent et de la narration de
faits ou d'événements que chacun connaît
déjà pour les avoir vécus collectivement.
La lecture des seuls contenus ne pouvant le satisfaire, l'essentiel du
questionnement porte, au moment du débat, sur les conditions, la
motivation et les intentions d'écriture. Nous n'hésitons
pas à qualifier les compétences et stratégies
auxquelles le lecteur a recours à ce moment-là, comme
constitutives de ce que l'on nomme la lecture savante.
Statut d'écriteur
La conception et le cadre d'utilisation du circuit-court exclut en
principe le recours à l'écrit comme vecteur
d'informations, ce qui correspond pourtant à la
représentation majoritairement admise dans l'univers scolaire.
Difficile "d'imposer" une approche alternative à des enseignants
souvent peu informés, ou à des enfants de cycle 3, pour
qui il est parfois difficile d'échapper à la narration du
quotidien. Dans ces situations-là, la sanction est donnée
par le groupe au moment du débat. Soit le texte est tout
naturellement ignoré parce que "vide de sens" dans la situation
présente, et c'est la perplexité ou la colère qui
s'empare de son auteur, lequel ne manquera pas de produire un nouvel
écrit pour s'indigner. Ou alors, comme il nous paraît
impossible qu'il en soit autrement, à travers le texte
apparaît l'auteur, et son interprétation d'une situation
qui aurait pu sembler banale, mais qui peut provoquer des
échanges d'opinions ou d'expériences, prêts
à rebondir dans les écrits suivants.
L'intérêt que nous jugeons primordial dans la pratique
régulière du circuit-court tient au fait qu'il permet une
prise de conscience de la construction du réel, de la production
du savoir, de l'évolution des comportements. En effet, la mise
à distance par l'écriture de l'expérience
immédiate est pour chacun une occasion d'abstraction, de
théorisation de la réalité vécue. Mais
encore faut-il provoquer ou favoriser cette conscientisation ! C'est ce
qui se fait au moment de l'écriture et de la
réécriture (intervention de l'adulte), mais aussi au
cours du débat du groupe où les enfants sont conduits
à des temps de réflexion sur les divers écrits et
les points de vue qu'ils renferment. Cet écrit autorise ainsi
l'accès au niveau logique supérieur qui concerne le champ
de la métacognition et également celui de la
métacommunication puisque cette production quotidienne permet de
glisser du champ cognitif et opératoire à un niveau
latent : celui des expressions affectives, qui trouvent ainsi un moyen
de s'extérioriser. Relevons le rôle de médiation
que joue le circuit-court qui permet, dans une perspective
systémique, de saisir les troubles de la communication dans le
groupe classe afin de provoquer un changement dans les modes de
communication des partenaires. La situation personnelle de chaque
individu, une fois analysée et donc mieux comprise, doit lui
permettre de disposer de moyens pour la transformer.
Statut des acteurs
À l'occasion des classes lecture, l'enseignant accueilli perd
devant ses élèves le statut de détenteur unique
d'un savoir à transmettre, puisqu'il n'est plus le seul
maître d'oeuvre du projet. Il se trouve alors, lui aussi, en
situation d'apprentissage, comme les enfants ou autres adultes qui
accompagnent le séjour. Tout comme les enfants, il doit lui
aussi écrire sur son expérience dans le journal : il
inscrit ainsi son action dans le même axe qu'eux. Il participe
à la construction commune sans s'ériger en juge ou
censeur des productions puisque c'est le groupe qui choisit de relever
tel ou tel écrit pour en débattre, puis qui formule des
critiques sur ces textes, ceux des enfants comme ceux des adultes. Il y
a là, émergence de rôles fonctionnels dans un
processus actif, et donc une décentration des communications
verbales au sein du groupe classe. Des relations transversales se
manifestent et l'enseignant n'est plus le relais central et
obligé des interactions.
Les besoins, les attentes des enfants peuvent être pris en
compte, et ceux-ci peuvent exercer naturellement une fonction
normative, en définissant ou amendant les règles qui
régissent le fonctionnement du groupe, et en découvrant
du même coup la relativité de ces règles.
Le circuit-court permet donc tout à la fois
d'extérioriser les conflits, de rétroagir, d'analyser la
situation telle qu'elle est vécue, de réguler et donc de
transformer les conduites éducatives. Ainsi aboutit-on à
une modification de l'interdépendance des rôles, le
rôle complémentaire de l'enfant par rapport à
l'enseignant se trouvant profondément affecté.
Changement dans le rapport au pouvoir, qui détermine un autre rapport au savoir.
Références bibliographiques :
POSTIC Marcel, "La relation éducative"
Paris, PUF, 1994
ROSENTHAL Robert, "Pygmalion à l'école"
Paris, Casterman, 1971
WATZLAWICK Paul, "La réalité de la réalité"
Seuil Points, 1978
WATZLAWICK Paul, "L'invention de la réalité"
Contributions au constructivisme, Seuil Points, 1988