retour

 

La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°5  mars 1984

___________________

Interview


Continuant la série des interviews des éditeurs de littérature enfantine et de livres pour la jeunesse, l'AFL a rencontré CATHERINE SCOB de la BIBLIOTHÈQUE DE L'AMITIÉ.

A.F.L. : L'A.F.L., à travers la politique de lecture qu'elle développe est amenée à s'intéresser à tous ceux qui échouent et, parmi eux, aux enfants. La meilleure façon de les aider est sans doute de mieux comprendre les raisons de leur refus. Conscients que les causes se partagent entre la famille et l'école, nous pensons aussi que la production littéraire est de nature à susciter des résistances chez certains jeunes lecteurs. Alors, comment réagissez-vous, en tant qu'éditeurs, quand on soupçonne vos livres, d'écarter un certain public de la lecture?


B.A. : Pour nous, la cause essentielle de la non-lecture réside dans l'absence de contact avec des livres.

La quantité de livres est importante mais bien peu d'enfants en bénéficient.

Le faible nombre qui fréquente les bibliothèques accède à la majeure partie de la production. Malheureusement, les autres, sont en état de sous-information.

L'école qui devrait être un lieu privilégié de rencontre avec les livres comporte encore peu de coins-lecture ou de petites bibliothèques.

Quant aux bibliothèques centres documentaires (B.C.D.) n'en parlons pas. Leur nombre est infime et le budget qu'on leur attribue, dérisoire.


A.F.L. : Savez-vous combien il y a .de B.C.D. ?


B.A. : Je n'en ai aucune idée précise. Avant 1982, j'en connaissais une douzaine dans toute la France. Je parle de B.C.D. qui fonctionnent bien. Pas seulement des coins de rassemblement de quelques écrits. Non, vraiment des B.C.D. avec des livres destinés aux enfants sans difficultés et d'autres permettant des opérations de rattrapage pour les enfants lisant péniblement.

Je sais, cependant, que les B.C.D. se développent. Mais sans aucun moyen particulier pour le faire, je doute fort qu'elles prennent une extension considérable. Malgré les décrets destinés à les encourager.

À notre connaissance, on évalue entre 7% et 10%, les enseignants qui estiment indispensable de mettre le maximum de livres entre les mains des enfants.


A.F.L. : Ne pas lire, est-ce avant tout la conséquence d'une mauvaise information ?


B.A. : Oui, c'est le problème majeur, quotidien.

À travers l'immense production de livres, il est pratiquement impensable qu'un enfant ne puisse trouver ce qu'il cherche.

Des idées pour produire d'autres livres, on en a aussi en abondance.

Mais elles ont peu de chance de voir le jour tant que la diffusion ne suivra pas, tant que toute une série de prétendus médiateurs ne cessera de faire écran, détruisant les chances que les livres ont d'arriver auprès des enfants.


A.F.L. : Beaucoup d'éditeurs font ce reproche aux médiateurs: on les soupçonne de freiner la lecture par une activité trop zélée de conseils, de sélection.


B.A. : Attention ! Tout dépend de la manière qu'ont les adultes de concevoir leur rôle de médiateur. Nous travaillons beaucoup avec des enseignants depuis une quinzaine d'années et en grande majorité, nos livres sont dans leurs écoles.

Les livres invitent à la lecture, donnent aux enfants le goût de lire, seulement si les enseignants ne les scolarisent pas par des études ligne détournée de remplacer le manuel, scolaire...

D'ailleurs un bon livre peut difficilement être utilisé comme manuel.

Je pense que maintenant cette idée est admise, grâce au travail des formateurs dans les écoles normales, et de certaines associations.


A.F.L. : II y a encore des gens qui préconisent d'acheter des livres par paquets de 20 pour pouvoir les utiliser avec toute une classe !


B.A. : Oui, bien sûr, il y a toujours des extrêmes. D'autre part, tout dépend, là encore, de ce qu'on fait d'une collection de livres du même exemplaire.

Je connais une institutrice qui choisit un livre par an et les enfants montent une dramatique à partir du texte.

Elle prend donc autant de livres qu'il y a d'élèves.

Le travail réalisé est phénoménal et offre certainement une approche différente de la littérature. Nul doute que ces enfants-là, à travers les livres, auront une vision positive de l'univers.

C'est ce qu'on cherche constamment - donner aux jeunes la possibilité de choisir eux-mêmes les ouvertures et de construire, dans l'indépendance et la responsabilité, leur liberté.

Je sais bien que ce sont là des grands mots. Et pourtant ces valeurs nous tiennent à cœur.

À l'inverse, dans la mesure où les textes seront fermés, de quels éléments d'appréciation disposeront les enfants pour comprendre la vie qui est la leur, ou la vie qui les attend ?


A.F.L. : La liberté de choix suppose l'abondance...


B.A. : Oui, l'abondance et la mise à disposition. C'est ce pour quoi on essaye de se battre et ce n'est pas facile.

Ça suppose qu'il n'y ait pas de sélection auparavant de la part de certains adultes. Je veux parler d'une sélection hâtive reposant sur des critères pas très bien définis.

S'il est vrai que les albums sont souvent choisis après lecture, ce n'est pas le cas des romans.

Lire un roman représente une heure, une heure et demie. La plupart du temps on ne les lit pas... mais on fait des piles.

Ça c'est bon, ça, ça ne l'est pas. En fonction de critères complètement arbitraires qui peuvent avoir des conséquences graves pour des enfants à qui on enlève la possibilité de rencontrer les livres dont ils ont besoin.

On en fait l'expérience chaque fois dans les classes.


A.F.L. : L'éditeur est sans doute le mieux placé pour vendre et faire acheter ses produits.

Comment expliquez-vous que vous utilisiez si peu la publicité pour toucher directement les enfants ?


B.A. : C'est difficile, avec les enfants, de faire de la publicité. Leur moyen privilégié c'est quand même le bouche à oreille. Ils ne croient que le copain. Ils ont raison d'ailleurs.

Il suffit qu'il y en ait un qui soit "fanatique" d'un livre pour que toute la classe le lise, même les non-lecteurs.


A.F.L. : Pensez vous que, plus largement, la télévision puisse offrir ces coups de coeur ?


B.A. : Oui, il faudrait trouver une émission de télévision qui soit montée comme un flash publicitaire.


A.F.L. : C'est un voeu souvent émis. Pourquoi, malgré l'envie générale, cette émission n'est-elle pas montée ?


B.A.: Parce qu'en France, les enfants ça n'intéresse personne ou alors si peu de gens !

Il suffit de voir les réactions par rapport à notre travail.

Prenons le cas des éditeurs en général.

Ils ont tendance à nous mettre, nous, éditeurs pour la jeunesse, dans une sorte de ghetto.

Ils nous ignorent, nous ne les intéressons pas. On a admis une fois pour toute que la production enfantine était une sous-littérature. Il suffit de lire quatre ou cinq livres pour voir que c'est faux.

D'abord, il y a des auteurs qui écrivent pour les adultes et qui écrivent aussi pour les enfants. Beaucoup l'ignorent.

Et pourtant, ces auteurs-là n'écrivent pas différemment quand ils s'adressent aux enfants.

Ils gardent leur talent, leur style.

Beaucoup de livres pour enfants ont une vraie valeur littéraire, on a beau le dire, c'est une chose difficilement reconnue.

Il faut que l'opinion publique en soit convaincue. Seuls, les éditeurs ne pourront pas tout faire.


A.F.L. : Tenez-vous une place importante dans le marché de l'édition ?


B.A. : La production enfantine représente 10% du marché général de l'édition, livres de classes inclus.

C'est un marché économique qui a pris beaucoup d'extension.


A.F.L. : Depuis que vous existez, avez-vous aussi senti une évolution dans les intentions des éditeurs ?


B.A. : Nous existons depuis 1941. Nous sommes une des plus anciennes maisons d'édition avec le Père Castor.

J'ai retrouvé des documents de l'époque qui étaient distribués dans les bibliothèques d’école. C'était déjà, et c'est toujours, le souci de donner aux enfants des livres de qualité et d'ouverture.

Notre nom sous-entend bien notre volonté que les enfants du monde entier se connaissent, aient conscience des problèmes particuliers qui sont les leurs.

C'est dans ce but d'ailleurs que les traductions nous intéressent.


A.F.L. : C'est curieux; les éditeurs, interrogés sur les raisons qu'ils ont de publier, mettent toujours en avant le désir de donner de la qualité pour provoquer le goût futur de lire.

Peu de chance, par contre, qu'un producteur de films, prétende faire du cinéma pour que les enfants aient envie, plus tard, d'aller au cinéma voir les films de ses collègues.

On a l'impression que producteurs de livres et producteurs de films n'ont pas les mêmes préoccupations.


B.A. : C'est vrai que, dans l'édition, tout le monde tient le même discours.

Pourtant, chez nous, notre production est réellement à l'image de nos intentions.

Prenez tous les livres d'une de nos collections vous ne serez pas déçus par des ouvrages de qualité inégale.

Nous avons des arguments. Un livre de qualité est un livre, qui, sur le plan littéraire est le plus parfait possible. C'est un livre qui transmettra les messages qui nous sont chers (communication entre les êtres, ouverture sur la vie, etc...).

C'est un livre qui témoignera de notre propre goût de la lecture.

Quand nous allons au cinéma, nous aimons raconter le film qui nous a plu.

Eh bien, nous, si nous aimons un manuscrit, nous avons envie qu'il soit lu par un maximum de mômes. C'est ce plaisir là que nous avons envie de faire partager.

Et ça, c'est important.


A.F.L. : Et c'est, apparemment, les positions de tous les éditeurs.


B.A. : II est vrai que maintenant, les discours sont stéréotypés. Quand on m'en fait la réflexion, je dis qu'il suffit de lire les livres pour faire la différence.

Notre production, seule, nous distingue les uns des autres.

Vous comprenez, nous nous sommes tous tellement rencontrés dans les débats, que les idées intéressantes sont récupérées.

Dès qu'un argument est lancé dans une salle et que les réactions sont bonnes, on peut être sûr qu'il sera repris. On ne peut pas l'éviter et ce n'est pas important.

Ce public-là nous touche.

On a posé nos livres, ils ne sont pas venus les toucher.

Moi, ça me rend malheureuse.

Car, tout de même, les livres, on les fait aussi pour eux.

Les bons lecteurs nous préoccupent beaucoup moins. On sait très bien qu'un jour ou l'autre, ils trouveront ce qu'ils veulent.

Ne serait-ce que parce qu'ils le cherchent.

Ce qui nous intéresse, c'est de pouvoir faire participer et donner le goût de la lecture à des enfants qui n'ont pas le moyen de l'avoir et qui se bloquent une partie de leur vie à cause de ça.

A.F.L. : On aime, on a envie d'éditer.

Ce principe là est peut-être une des raisons de l'exclusion de certains enfants.

Nos goûts reflètent notre milieu de vie. Comment faire partager nos passions à ceux qui n'ont, dans leur vie, aucune possibilité d'être sensibles aux mêmes valeurs ?


B.A. : II y a des histoires qui entraînent inconditionnellement les non lecteurs à la lecture.

En jargon, on appelle ça des textes qui "branchent" bien les mômes.

On a travaillé dans des centres sociaux.

Par contre, notre production est bien à nous. Elle n'a rien à voir avec celle du voisin.

Seulement, là, intervient une question de présentation. C'est très difficile, car il n'y a pas une démarche commune à tous les enfants.

Il nous est arrivé dans certains centres sociaux d'amener des non-lecteurs à la lecture à partir d'un travail fou de notre part de sélection d'histoires.

Certaines histoires, racontées d'abord, touchent et donnent envie d'être lues.

Dès qu'il y a envie, intérêt on dépasse ses possibilités de lecture.


A.F.L. : Pour vous, la technique n'est donc pas un préalable à la lecture ?

Défaillante, elle ne s'améliorerait qu'en fonction de l'intérêt de lire ?


B.A. : Souvent, on amorce l'histoire, on en discute avec les enfants. Petit à petit, on les fait entrer dans le livre, et alors ils finissent seuls, s'ils sont passionnés.

Non, les non-lecteurs, n'ont pas besoin de livres plus simples, aux sujets adaptés fatalement à leur vie. Ils ont besoin comme les autres de passion et alors, ils façonnent eux-mêmes leur technique, à force de plaisir.

Regardez ce qui s'est passé aux États-Unis. On a voulu faire une lecture spéciale pour non-lecteurs.

C'est, à notre avis, plutôt infect.

On ne peut pas niveler par la base.

Ce n'est pas parce qu'un gosse de 14 ans ne sait pas lire qu'on doit lui donner une espèce de digest d'histoire d'amour, sous prétexte que c'est un sujet qui l'intéresse, mais en 32 pages, écrit en gros caractères.

On se dit : "ça va lui plaire, on a gagné, il va lire".

Ce n'est pas vrai. Il ne lira pas mieux après. Ce n'est pas vrai. Ce n'est pas possible.

Pour lire mieux, il faut chaque fois dépasser ses capacités présentes.

Ce n'est possible qu'à partir d'une histoire qui va fort, qui va bien.

Alors là, les gosses se laissent embarquer.


A.F.L. : La technique s'affûte, se perfectionne en fonction des besoins qu'on en a ?


B.A. : Ah! oui. Tout à fait.

Il faut lutter contre les textes simplistes, qui ne font avancer ni le savoir lire, ni l'individu.


A.F.L. : Mais pour être passionné de lecture, encore faut-il se douter que le livre n'est pas un ennemi de ses passions.

Il faut qu'en ouvrant le livre, le lecteur sente que les mots vont satisfaire sa curiosité.

Comment d'après-vous, l'enfant peut-il deviner qu'entre lui et cette centaine de pages, il peut y avoir correspondance ?

B.A. : Je me souviens, lors d'une intervention dans une classe, d'un enfant, mauvais lecteur, mauvais élève, complètement à l'écart. Je présentais "Allez les petits" une histoire sur le rugby.

Pendant toute la séance, il n'a pas cessé d'intervenir à la grande surprise des enseignants. Il a avoué que c'était la première fois qu'il finissait un livre.

Lui-même, sportif dans une équipe de football, retrouvait à travers les lignes une expérience proche de la sienne.

Je lui ai donné d'autres types d'ouvrages.

Je suis sûre, qu'en fonction de ses intérêts très vifs, il a su choisir d'autres livres. Il est arrivé au livre.

Il y a des quantités d'autres exemples.


A.F.L. : Pouvoir conseiller d'autres livres en fonction de ce qu'on pressent chez un enfant exige une bonne connaissance de la production.


B.A. : Oui et c'est un problème de formation.

Il y a des livres, il faut les connaître. Il faut savoir les chercher pour les trouver. Tout existe, tout est à notre disposition. Tout est question d'information.


A.F.L. : II doit bien y avoir d'autres raisons dans le fait qu'on s'approprie ou qu'on refuse des livres ?


B.A. : Oui, ces critères plutôt techniques alors. Il faut un bon papier, des caractères lisibles, une mise en pages étudiée.

Nous ne laissons jamais faire la mise en pages par un imprimeur.

On fait toutes les mises en page nous-mêmes.

De façon à pouvoir découper le texte comme on en a envie. Contrôler la manière dont se déroule le livre, ça aussi c'est important.

Un gamin qui feuillette un bouquin, qui arrive sur un bloc où il n'y a pas d'espace, où c'est mal imprimé, va le refermer.

Surtout si c'est un mauvais lecteur.

Le bon lecteur lit tout, lui. Il n'y a pas de problème.

Mais les mauvais lecteurs font très attention. Ils regardent le résumé, les caractères, ils feuillettent, cherchent les chapitres, les têtes de chapitres. Ils sont à l'affût de ce qui les intéresse.

Ils prennent beaucoup de précautions avant d'attaquer un livre.

On doit prendre les mêmes précautions par rapport à ces éléments qu'on a définis avec eux.

On ne peut pas les inventer.

L'AFL est dans le ton ?

L'AFL a un but précis qui justifie les moyens qu'elle préconise. C'est d'affirmer la fin de l'alphabétisation en participant au démarrage problématique de la lectisterne.

Précisez votre différence.

La liberté de choix ne dépend pas de l'information qu'on reçoit - même si on la comprend – mais de l’information qu’on recherche pour répondre aux questions qu’on se pose.


Et pour être plus explicite...

Savoir lire c’est avoir du pouvoir.

Ca passe par la transformation du statut de l’individu. Conséquence de la lecturisation.


Propos recueillis par Yvanne CHENOUF