La revue de l'AFL Les Actes de Lecture n°5 mars 1984 ___________________ ATTENTION LIVRES MÉCHANTS !
Pendant des dizaines d'années, la légitimité culturelle de la littérature enfantine a été limitée à la portion congrue: "machine à apprendre à lire", l'opératoire et la technique primant totalement sur le contenu. On a ainsi assisté à une éradication d'un certain nombre de composantes, ingrédients majeurs d'un livre réussi: le sens parfois, la qualité d'écriture, l'agrément même ont été totalement ou partiellement sacrifiés à la production d'écrit, au nom d'un vieux principe inavoué: "Qu'importe ce qu'ils lisent pourvu qu'ils lisent" ! Cette négligence n'a pas tenu compte de l'importance de la transaction continue entre le lecteur et sa lecture. Pour un enfant, chaque instant de lecture lui permet d'affirmer son identité, de définir ses stratégies, de confronter à d'autres ses relations avec l'environnement et aussi ses frustrations. Cette appropriation continue doit être considérée comme une des sources de l'approche de l'identité sociale: elle permet de confronter les éléments du réel à ceux de l'imaginaire, de cerner instant après instant les frontières, elle apporte de l'eau au moulin de la socialisation; ainsi l'enfant s'enrichit de l'image du jeu social pour en percevoir les règles. Il est donc vital de proposer aux enfants des écrits qui aient un sens, une continuité, répondent à leurs besoins tant affectifs que sociaux. On ne peut se limiter au simple discours vide en forme de pseudo roman d'aventure, ni typique, d'une certaine production, aux sempiternelles adaptations des mêmes contes, et aussi aux documentaires bâclés et peu valides. Pour assumer correctement sa mission, le médiateur du livre vers l'enfant doit disposer d'un ensemble d'ouvrages, qui, sans censurer les multiples formes d'expression, propose un choix ouvert et formellement correct. Il est difficile d'apprécier la dimension ludique d'une oeuvre. Elle fait certainement appel à une appropriation immédiate, à une utilisation particulière, mais celle-ci se réinvestit dans l'imaginaire, lieu difficile pour l'exploration rationnelle. Il faut toujours garder à l'esprit que cet écrit inter-agit fonctionnellement et fixe des comportements, des attitudes dont l'effet sera à long terme, dans une personnalisation cohérée de l'acquis : d'une lecture, d'une approche vaguement rêvée sortiront peut-être, plus tard, une volonté et un désir particulier. Le livre à caractère documentaire bénéficie d'une aura de respectabilité auprès de tous les médiateurs. Les Médiateurs du livre. Surreprésenté très fréquemment dans les bibliothèques d'écoles, souvent source d'activités pédagogiques, sa remise en cause n'est pas nécessairement évidente pour les utilisateurs. Le livre documentaire constitue le point focal de rencontre entre l'école (l'enseignement) et l'écrit. Il porte la responsabilité de l'ouverture au monde, de l'accumulation sociale du savoir. Reflet de recherches et de tâtonnements antérieurs, il ancre son lecteur dans un réel utilisable et codifie l'approche scolaire à l'intérieur de la création sociale continue. L'analyse de sa présentation et son fonctionnement peut édifier sur l'intérêt de la vigilance à l'égard de cette sorte d'écrit. Le livre documentaire cumule la fonction documentaire avec les fonctions d'un livre. En tant que livre, il doit réunir les caractéristiques importantes de ce média : lisibilité, fiabilité, durabilité. Étant documentaire, il doit apporter de l'information. On peut voir, à l'usage, que ce secteur de l'édition enfantine ne présente pas toujours cet ensemble de qualités pourtant évidentes. Cela est d'autant plus grave que la mentalité "c'est vrai puisque c'est écrit dans un livre" reste très répandue, que la consultation croisée de plusieurs ouvrages sur le même sujet reste démarche peu courante et que les prescripteurs principaux (parents et enseignants) ont la plupart du temps une confiance aveugle en la possibilité qu'a un enfant d'utiliser un ouvrage donné. Mis en situation d'analyse d'un groupe de livres sur un même sujet, beaucoup d'adultes finissent par atteindre un certain découragement (voire un doute sur leurs propres connaissances !) quant à la possibilité de débrouiller les pistes multiples qui leur sont ouvertes, et les explications offertes à leur recherche.
A) LA FONCTION LUDIQUE DU DOCUMENTAIRE Le livre documentaire n'est pas, seulement un support de diffusion d'une information. Il existe une manière d'aborder le livre qui ne relève nullement de la recherche précise. Qui n'a pas, sinon rêvé sur un atlas, du moins regardé les images d'un récit de voyage (en se replaçant comme explorateur) admiré des visions de poissons exotiques ou d'apocalypses de volcans (heureux de ne pas y être, mais présent quand même) ou rêvé devant l'incompréhensible énumération des tolérances de pistons dans un livret technique de moto, de concepts physiques d'électrons, positons et autres... Il y a là une dimension non quantifiable de l'ouvrage, ouverture sur l'imaginaire et les pulsions, dimension présente souvent de manière latente dans toute recherche, mais qui ne peut faire l'objet d'une appréciation : une image totale¬ment fausse du strict point de vue informatif, est peut être par ailleurs un excellent point de départ du rêve, plus, elle peut offrir l'élément indispensable à une extension des connaissances (de la représentation fausse, mais séduisante de la structure "planétaire" de l'atome est née toute la physique quantique). S'il n'est pas possible de juger, pour chaque livre documentaire, de cette dimension, il faut garder à l'esprit qu'elle influe, même inconsciemment, sur la manière de construire de l'auteur et de l'éditeur : pourquoi préférer systématiquement, par exemple, présenter des images de combats entre tyrannosaures (combats qui furent bien rares sans doute dans la réalité) sinon par une obscure volonté de violence et de puissance ? Pourquoi préférer une représentation trop "humanoïdisée" de nos ancêtres les plus lointains (en particulier par les vêtements ou la stature) sinon sous une pression morale et valorisante ? La réalité peut avoir des aspects mornes et contraignants, tristes et peu acceptables, dont la représentation est modelée par la suite au nom d'une image reconstruite : il sera difficile de s'éloigner de l'épopée des grands capitaines de navires du XVIIème et XVIIIème siècles, pour montrer le désespoir et la santé de la vie de leurs marins. Tout cela implique la modification inconsciente de la forme banale par un adjectif magnifiant. Que de "fantastique humanité", "étonnant comportement", "fascinante découverte", "terrifiant massacre" pour décrire le docteur Schweitzer, la reproduction de la moule, l'arrivée des enfants dans le métro et la lutte des globules blancs contre les microbes. Ce métalangage hyperbolique masque une volonté de dramatisation abusive souvent non nécessaire, dans la description ou la présentation de faits simples. Il n'est pas indispensable dans un ouvrage qui se veut descriptif, d'utiliser comme dans le roman un style et une construction qui se voudrait moteur de l'intérêt, quand c'est le fond et la clarté de l'explication qui devraient primer. Cela donne des ouvrages dont l'ouverture à l'imaginaire est certainement prépondérante, mais dont l'efficacité informative se trouve réduite d'autant.
B) LA FONCTION INFORMATIVE DU DOCUMENTAIRE Pour qu'une information soit intéressante, il faut qu'elle soit : 1) Exacte 2) Compréhensible dans sa forme 3) Accessible à l'intérieur de l'ouvrage
1) Exactitude II n'est pas toujours possible de juger de l'exactitude d'une information. Dans un certain nombre de cas, l'inexactitude est si énorme que toute personne peut la détecter : si l'on dit, par exemple "La Suisse est le pays d'Europe qui possède le plus grand nombre de sommets de plus de 4000m, bien que son point culminant, le Mont Blanc, soit en France" (je tairai l'éditeur de l'Atlas où l'on trouve cette phrase...) la plupart des lecteurs rectifieront, bien que cela puisse troubler un certain nombre d'enfants, pour le moins gênés de cette affirmation ambiguë. Mais il peut exister des erreurs plus subtiles et difficiles à détecter, comme par exemple l'inversion, dans un schéma du fonctionnement du coeur, du passage du sang artériel et veineux. Apportant généralement une crédibilité totale à l'objet imprimé, quel enfant sera capable d'exercer une critique sur ce qui lui est présenté ? Même si sa propre connaissance lui dément ce qu'il voit imprimé, il est improbable qu'il considère le dessin proposé comme inexact. On arrive ainsi à la propagation d'un trouble informationnel complet. Le contrôle de la "véracité absolue" de l'information contenue dans un livre documentaire ne peut être faite que par un spécialiste du sujet en cause, mais une certaine faillibilité existe toujours. Un adulte dominant (autant que faire se peut) un sujet, aura souvent tendance à négliger la construction de l'information. S'il détecte un défaut de fond (Napoléon est mort en 1712) il aura plus de mal à analyser la manière dont une information est transmise.
2) Compréhensibilité Nous avons tous un ensemble de "données acquises" utilisées comme base pour l'extension de notre compréhension d'un phénomène nouveau. Ces données, nous ne les mettons pas en doute, mais nous les supposons présentes au départ d'une nouvelle saisie d'information. Il est très difficile de juger de la possibilité d'accès à un texte si les données de base sont "supposées connues". Le niveau de compréhensibilité d'un texte dépend non seulement de ce qu'il explique, mais aussi et surtout de ce qu'il n'explique pas. Il faut toujours avoir à l'esprit que les connaissances varient considérablement d'un enfant à un autre, non seulement en fonction de son "niveau" scolaire, mais aussi des propositions socioculturelles de son milieu : que peut signifier, par exemple pour un enfant français de 3 ans une boîte aux lettres rouge et cylindrique, non désignée comme boîte à lettres, et un autobus rouge à deux étages ? Un adulte pourra répondre : "une ville (Londres)" donc un environnement urbain typiquement anglo-saxon. Ce raisonnement, combien d'enfants seront capables de le tenir ?
Il faut citer aussi, les complexités diverses surajoutées, qui affectent la lisibilité. À quoi sert de dire : "Dans la brume diaphane du matin, des traces noirâtres persistent sur la surface molle du marais primitif, un grondement terrifiant s'approche : c'est un tyranausorus Rex" - Avec 5 adjectifs complexes, trois éléments principaux de phrase, on crée une ambiance, pas un document. Il aurait par exemple mieux valu dire : "Le tyranausorus Rex (le "Roi des reptiles terrifiants") vivait dans les marécages". Ce style ampoulé est hélas souvent une caractéristique désolante des traductions de documentaires en français. Un traducteur a généralement une spécialité : on ne peut pas tout lui demander. Même en possédant parfaitement une langue, il n'est pas toujours facile de procéder à une traduction scientifique ou technique. Cela entraîne l'accumulation d'à-peu-près, de termes mal utilisés. Un texte, à l'origine précis, devient ainsi confus, incompréhensible, voire risible : "Les os sont en général mobiles, mais ils ne se déplacent pas tout seul" ou "Le cerveau se compose de trois parties le cerveau, le cervelet et le bulbe rachidien".
3) L'accessibilité Un livre documentaire offre une bonne accessibilité quand il permet de trouver réponse le plus vite possible à une demande d'information. Pour cela, il doit répondre à un certain nombre de critères simples : présence d'une table de matières, d'un index. La table des matières doit donner directement l'accès aux chapitres concernés : à quoi sert une table parlant de "la charpente", "l'ordinateur", "la régulation du trafic" pour le squelette, le cerveau et les glandes ? Ces approximations sont le fait d'une conception analogique de l'information. On peut tout dire par l'analogie... à condition qu'elle fasse partie de l'environnement immédiat de l'interlocuteur, ou qu'elle ne soit pas tirée complètement par les cheveux: comment comparer par exemple le fonctionnement du coude avec celui d'une charnière d'armoire, quand tout les différencie ! Une table de matières doit donc présenter les choses sous leur nom, et non par des approximations hardies souvent génératrices d'erreurs. L'enfant qui veut tout savoir sur la nourriture du hamster doit avoir une réponse du type : le hamster : sa nourriture. Si on lui donne, au moment où il demande avec une certaine anxiété (parce qu'on vient de lui donner un hamster cet après-midi et qu'il voudrait bien lui donner à manger!) un livre qui parle des "matériaux de construction" ou "du régime" voire des "briques", il va feuilleter le livre avec une certaine angoisse. Comme la réponse n'est pas immédiatement accessible, il va se décourager de la consultation et peut-être se détourner de la fréquentation de livres paraissant aussi peu utilisables. De même, l'index doit être clair et précis: si le nombre de renvois est excessif, à chacune des citations du mot par exemple, il impose une gymnastique inutile vers des pages sans intérêt. La création d'un index doit tenir compte des lieux principaux (textes explicatifs et descriptifs, illustrations) qui présentent le terme utilisé. Il doit laisser de côté les citations secondaires du terme. Il doit aussi tenir compte de l'importance relative du mot sélectionné : un index long et trop complet n'est pas nécessairement meilleur ; car il égare par une non sélection des entrées possibles. Il se doit aussi d'être précis (ne parlons pas des index traduits, qui renvoient à la page de l'édition originale !) et ne pas utiliser de termes sous une forme différente de celle du texte : par exemple, on peut trouver un ouvrage sur les dinosaures où l'index ne reprend que les noms latins des animaux, alors que le texte utilise les noms français !
C) LA CONCEPTION DU DOCUMENTAIRE Pour être intéressant, un documentaire doit procéder d'une démarche cohérente, précise et identifiable et ne pas être une juxtaposition d'éléments vaguement en rapport avec le sujet. En réalité, beaucoup d'ouvrages documentaires sont de faux livres scolaires camouflés. On a changé la présentation, fait briller quelques points, saupoudré d'anecdotes, mais la trame, le plan, la démonstration restent ceux du manuel scolaire. Par exemple, un livre en questions et réponses sur le corps humain est en réalité exactement calqué sur un manuel de biologie (du même éditeur). L' "auteur" s'est contenté de procéder à un découpage (pas très habile !) et d'intercaler des questions d'un intérêt variable dans le corps du texte. Sans parler du choix arbitraire des questions, il est bien évident qu'un tel système ne donne pas un excellent résultat. On trouve aussi dans ce type d'ouvrage une démarche plus nettement scolaire, appuyant la démonstration sur une pyramide de connaissances imbriquées et possédant un ordre logiquement traditionnel. Sans vouloir critiquer systématiquement un tel parti de construction, il est bien souvent évident que le documentaire "déscolarisé" est utilisé comme autre recours face à une leçon mal assimilée ou mal reçue : si la démonstration des faits est strictement identique dans le manuel et le documentaire, il y a une redondance qui n'amènera ni une perception ni une compréhension nouvelle et gratifiante. Si, d'autre part, le livre est utilisé à des fins d'extension ou d'approfondissement d'une leçon, il sera dommage de présenter à peu près strictement les mêmes éléments. L'enrichissement de la connaissance s'en trouvera limité. Un certain nombre de documentaires sont l'oeuvre de pseudo "omni spécialistes" capables de produire aussi bien (ou mal...) un ouvrage sur la Gaule Romaine ou la reproduction des insectes, ou, très souvent dans des domaines voisins mais qui ne se recouvrent pas. On trouve alors dans ces livres une écriture et une structure commune, privilégiant souvent un aspect particulier (par exemple photos en microscopie) ou une démarche identique (emploi alter¬natif de bandes dessinées et de texte, structure "questions-réponses"). Cette construction peut permettre une meilleure identification de l'objet documentaire, (on ne sera pas dépaysé d'un livre à l'autre) mais il y aura souvent une faiblesse cachée derrière des connaissances imparfaitement transmises, leur assimilation n'ayant pas été parfaitement dominée par l'auteur. Tous les sujets non plus ne se laissent pas cerner de manière identique : il est préférable de faire appel à un spécialiste d'un domaine précis, mais en n'oubliant pas qu'il doit faire oeuvre de vulgarisateur. Tous les livres sur le corps humain faits par des médecins ne sont pas inattaquables ! D'autre part, il n'y a pas toujours une parfaite adéquation entre le niveau des informations proposées par un spécialiste et le niveau de lecture de l'ouvrage. Malgré ces remarques, il est possible de trouver d'excellents ouvrages sur différents sujets. Mais il faut mesurer constamment l'étendue des obstacles opposés à une saisie d'informations par une présentation mal dominée. L'apprentissage d'un champ de connaissances ne doit pas être une course de haies, obstacles dispersés négligemment par l'absence de pensée conductrice au niveau de la conception. On peut approfondir cette réflexion dans d'autres domaines de la lisibilité : celle des images entre autre. Il est important, en tout cas, d'entamer un dialogue avec un livre avant de le mettre entre les mains d'un enfant et ce qui est valable pour un documentaire est encore plus vrai pour un roman ou un livre d'images. Si un certain renouveau se manifeste dans l'écoute de la littérature pour enfants, combien pensent encore que la quantité prime la qualité et que tout écrit est, par nature, intéressant ?
Jean Noël Soumy Conservateur de la BCP d'ARRAS.
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