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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°5  mars 1984

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LECTOR DE 5 À 7

Politique de lecture ou politique tout court ? La lecture est un terrain privilégié de lutte pour plus de démocratie puisque la démocratie passe par l'accès à l'information donc, par la lecture.


L'achat des livres d'enfants est dans la plupart des cas l'affaire des adultes, c'est un constat.

On peut se borner à ce constat et faire mille voeux dont beaucoup resteront pieux pour que les médias prennent en main une information régulière et soutenue en direction du grand public et que les adultes aient des choix plus adaptés aux goûts des destinataires.

Mais on doit aussi rechercher, voire même provoquer, des occasions de donner la parole à ces lecteurs de 9, 10, 11 ans dont un grand nombre est tout à fait apte à porter un jugement critique sur les textes que l'édition leur destine.

À l'occasion de Noël, certaines écoles et bibliothèques organisent des expositions-ventes où les enfants font une promotion efficace des livres qu'ils aiment.

Il restait à trouver :

- un libraire consentant,

- une librairie offrant un rayon jeunesse conséquent et nous assurant le public le plus diversifié possible.

Ces deux exigences satisfaites : un libraire (ARTHAUD) ainsi que son équipe qui acceptait sans réticence de tenter l'expérience (d'autres sans doute y auraient consenti mais une rencontre de travail au sein du CRILJ a permis de régler très rapidement ce premier point).

- un magasin en pleine rue piétonne au Centre Ville très fréquentée et offrant un choix d'ouvrages très équilibré.

Notre rôle, c'était clair, n'était pas d'encourager la clientèle du rayon jeunesse à vider sa bourse mais de l'inciter à prendre en compte les intérêts et les besoins des enfants à qui ils offraient un (des) livres(s)cadeau(x).


L'article d'une enseignante grenobloise de retour d'un stage au Québec évoquait l'expérience de collaboration d'enfants de dix ans avec une libraire des environs de Montréal, consistant à établir des fiches critiques qui accompagne- raient des ouvrages exposés dans la vitrine de la Librairie au moment des fêtes de fin d'année, la décoration et la mise en valeur des livres étant également de leur fait.

Cette forme d'intervention avait reçu un accueil sans réserve du public et l'expérience était appelée à se renouveler en dehors des périodes de fête.

Des rencontres fréquentes avec des enfants dans le cadre des clubs de lecture de la BCD de l'école du Lac, conjugués à la lecture de cet article paru à l'automne, ont immédiatement évoqué pour moi la possibilité d'une expérience semblable, au plan local, et d'aller même plus loin en faisant intervenir les enfants dans la librairie, au contact direct des clients.

Il restait à trouver encore - un groupe d'enfants volontaires (cycle 3 - 9-10-11 ans) qui se répartirait quelques 5h-7h et deux samedi après-midi, selon leur disponibilité et en formant de préférence des duos affinitaires.

Les candidats ne manquaient pas.

Afin d'être bien repérés des acheteurs, chaque enfant portait à la boutonnière une sorte de badge à l'image de ''Lector'' - personnage désormais familier de l'école du LAC*.

* Personnage principal de la plaquette réalisée pour le concours BCD organisé par I'AFL et la Librairie Hachette.

Après un repérage du fonds, nous nous sommes portés devant le secteur des romans là où le choix des acheteurs se révèle généralement le plus délicat. Il allait de soi que les enfants ne prétendaient pas couvrir l'ensemble des collections de romans et que mes services concernaient surtout le secteur : livres d'adolescents.

Compte tenu de l'afflux de la clientèle et du besoin d'information qui s'exprimait, la tâche était d'envergure.

L'expérience n'a pas manqué de nous surprendre et de nous passionner.

Le public, selon la tranche horaire, est de nature très différente.

- Le samedi après-midi, jour des courses en famille, nous amenait une clientèle de couples (ce qui ne facilitait pas les choses puisqu'il y avait alors 2 personnes à convaincre) apparemment peu habituée à fréquenter les rayons d'une librairie, souvent assez conformiste, prudente, repérant les valeurs sûres et accrochant un regard nostalgique aux succès littéraires de leur propre jeunesse - optant volontiers pour les formats généreux signes d'une gratification conséquente.

Les enfants sentaient vite les éventuelles résistances et nous avions discuté au préalable de certains principes de fonctionnement qui nous mettraient à l'abri de conduites hasardeuses, ou trop hardies et donc maladroites (ne pas provoquer l'acheteur, respecter son choix s'il arrive une liste à la main et vient satisfaire une demande de lecture très affirmée, pas de jugement définitif sur telle ou telle série, pas de jugement porté sur des choix que nous ne partagerions pas).

- La tranche des 5h-7h voyait arriver un public ''classes moyennes" plus fouineur, incontestablement plus à l'aise dans les rayons, davantage enclin à jouer le jeu.

En général, peu de public pressé, pas de réactions hostiles ou méfiantes, plutôt de la surprise de voir ces libraires nouvelle formule défendant avec assurance les produits de leurs choix.

Assez fréquemment, les clients venaient s'acquitter d'un achat pour un neveu ou une nièce ou pour des petits enfants. Peu de parents venaient acheter pour leurs propres enfants.

Très vite, nous avons été amenés à un constat : les adultes que nous rencontrions n'avaient pas le sentiment qu'un livre était un objet affectif.

Souvent le livre était recherché pour concrétiser la volonté de faire un cadeau sérieux, instructif, venant augmenter le capital savoir. Je ne fais pas montre d'originalité en évoquant cette constatation mais j'ai remarqué que ce critère dérangeait fortement les enfants qui enchaînaient : "mais savez-vous ce qu'il (elle) a lu ces deniers temps, quel genre de garçon c'est (quel genre de fille...) ?"

La réponse se faisait... embarrassée : "on ne le voit plus très souvent" et le choix d'un classique semblait venir à point pour éviter des investigations gênantes.

Dans certains cas, on voulait acheter un livre comme on achète un vêtement à un enfant qu'on aurait un peu perdu de vue en visant un âge supérieur pour s'assurer que de toute façon, on tombera juste... un jour ou l'autre en agissant ainsi.

Souvent aussi les adultes "confessaient'' que le destinataire n'aimait pas beaucoup lire mais peu se montraient d'eux-mêmes plus vigilants, sur les contenus et la présentation qu'ils retenaient.

Certains grands-parents cherchaient pour leur petite fille ''très avancée en lecture et qu'ils voyaient malheureusement trop rarement" un volume au poids non négligeable.

Alors pendant ce temps, que faisaient les ''Lectors'' de service ?

Sans relâche, ils ont tenté et ont souvent réussi à convaincre que le choix d'un livre est affaire délicate certes car s'il n'y a pas de livres pour les 8 ans, les 9 ans, les 10 ans, il y a des livres pour certains moments, des livres graves où l'on se sent concernés de près, où l'on trouve des éléments de réponse à ses propres questionnements, des livres drôles pour d'autres occasions, des livres qui évoquent des réalités apparemment bien éloignées du vécu du lecteur mais qui l'aident à mieux comprendre le monde qui l'entoure qui l'amène à se forger une opinion, à prendre parti... Beaucoup d'adultes ont été sensibles aux propos de ces conseillers et ont apprécié leur argumentation, leur écoute et leur sérieux.

Une Vieille dame a passé près d'une heure assise sur le marche pied d'accès aux rayons écoutant les deux ''Lectors" évoquer pour elle toute une série de romans de la collection Castor poche. Jamais lasse d'écouter, elle se faisait préciser maints détails. Son choix final se porta sur Le fauteuil de grand-mère (preuve qu'un livre, ça doit vous concerner de près) en disant : "je prends celui-ci, comme ça je le lirai avant de lui offrir".

Quelquefois, les arguments étaient inutiles, un regard incrédule ou contrario suffisait: "dites les enfants, Quo Vadis pour 9 ans, ça irait ?".

Et tout au long de nos permanences avec le libraire et son équipe, un contact chaleureux et une reconnaissance effective de l'intérêt de cette démarche.

À aucun moment les enfants n'ont été considérés comme des faire-valoir, ils ont rempli une fonction de conseiller a part entière, ont apporté une aide qui dépassait de loin un simple repérage de titres ou de collections, ils ont amené un certain nombre d'adultes à s'interroger sur leur attitude vis à vis de la lecture, sur leur propre comportement de lecteur, sur l'absence fréquente de prise en compte des besoins de l'enfant/lecteur.

Ils ont pris la mesure des efforts à mener pour faire modifier des habitudes d'adultes pour qui la lecture n'aurait comme seul enjeu que de remplir des têtes.

Il reste à renouveler et étendre l'expérience à d'autres lieux de rencontre avec les écrits, à multiplier les occasions de discuter avec des adultes, et de faire avancer par des confrontations, l'idée d'un véritable statut du lecteur. La librairie est un terrain très favorable à ce genre de confrontations. Ce n'est pas la librairie Arthaud qui le démentira.

Sylviane Teillard, bibliothécaire, membre de l'ASPRO