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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°5  mars 1984

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LES EXCLUS


Lecteurs, lectrices, alphabétisé(e)s, illétré(e)s nous vous avons compris,

De grâce, comprenez-nous aussi !

Sinon vous allez comprendre !

ANNÉE 1984 - objectif : "LES EXCLUS DE L'ÉCRIT''

Qui sont-ils ?

- Pourquoi existent-il ?

- Faut-il les alphabétiser, les "lecturiser", les laisser tomber ?

- Quand ils lisent, que lisent-ils ?

- Que leur manque-t-il pour lire comme il faut" ?

1) des savoirs qu'ils n'auraient pas ?

2) des préoccupations, des caractéristiques collant davantage à la littérature en place ?

3) d'autres écrits ?

Mais qu'est-ce qu'ils ont ?

Mais qu'est-ce qu'ils veulent ?

Mais qu'est-ce qu'on a à s'occuper d'eux comme ça, nous qui savons lire !

- Il y a des gens qui ne lisent pas.

- Pas du tout, du tout ?

- Non pas du tout. Ou alors si peu. J'sais pas moi, leur nom, leur ville, ''loto'' "cola cola". C'est tout.

- Mais quel âge ils ont ?

- Tous les âges. Sauf les bébés, bien sûr ! Ce sont des exclus à part entière.

Et les aveugles, mais eux c'est pas leur faute.

- Oui, mais c'est pas des français !

- Si, si, y'a même des français. Et des français qui sont parfois allés à l'école 12 à 14 ans.

- Oh ! là, là ! Mais qu'est-ce qu'on fait ?

- On les appelle des analphabètes ou des illettrés.

On fait des émissions, des rapports, des articles.

Les assistantes sociales les plaignent.

Les enseignants s'en plaignent.

On ne leur plaignait ni les stages, ni les cours y'a tellement de nécessiteux, qu'on préfère ceux alphabétisation, mais maintenant, qui en savent un peu plus.

- Il y a des gens qui lisent un peu.

- Un peu, c'est quoi ?

- Parfois le journal, des factures, des avis, des prix, des prospectus, des modes d'emploi, des publicités, des annuaires, des lettres, l'heure...

- Oh ! là, là, mais c'est beaucoup tout ça !

- Non justement, ça c'est rien. Parce que, devant un livre, eh! bien tintin. Ils savent plus lire.

- Comment ça se fait, puisqu'ils savent lire ?

- En fait, eux ils ne lisent que pour se débrouiller, juste pour que ça leur serve à quelque chose. Ils savent pas qu'on peut lire pour autre chose. Le plaisir, par exemple.

- Ca leur fait pas plaisir de savoir le prix d'un vêtement ou alors l'heure d'un train ?

- Si, si. Mais on ne parle pas du même plaisir. Et puis, d'ailleurs, ils peuvent pas avoir beaucoup de plaisir, puisqu'ils lisent pas beaucoup. Ça les fatigue.

- Et pour eux, qu'est-ce qu'on fait ?

- On les appelle des alphabétisés.

- …

- Il va falloir les sortir de là. En faire des vrais lecteurs. Mais c'est difficile, parce qu'on ne sait pas faire autre chose qu'alphabétiser.

Alors, pour désalphabétiser, c'est peut-être pas le bon moyen.

Il y a des gens qui lisent davantage, parfois goulûment.

- Ah ! ceux là, c'est "les bien".

- Heu ! non justement. Ils lisent, c'est vrai, mas il faut voir quoi. Des illustrés, des journaux spécialisés (sur la moto, le tiercé, le sexe ou les vedettes) des romans policiers, des romans à l'eau de rose.

- Ca fait beaucoup, ça ! Et y'a même des livres !

- Oui, mais c'est pas des bons livres, bien écrits, qui font penser.

- Pourtant, ça a l'air de donner du plaisir.

- Oui, mais ce qui est embêtant, c'est que ce plaisir là est un peu répétitif. Et surtout, surtout imposé par des circuits commerciaux qui ont tout intérêt à ce que les gens se vautrent dans la facilité. Tu comprends ?

- Pas tellement. Alors ceux-la qui lisent beaucoup avec plaisir. Ils sont plus des alphabétisés, pas encore des lecteurs. Comment on les appelle ? – Heu ! J'sais pas moi. C'est embêtant de dire ça comme ça, mais c'est en quelque sorte... des abrutis, des aliénés.

Je les critique pas. Je dis pas qu'ils sont cons ! Attention ! je suis de gauche, faut pas confondre. Ce sont des victimes.

Les éditeurs, créateurs de ce genre de littérature voudraient qu'ils se multiplient, qu'ils consomment davantage.

Les enseignants, les bibliothécaires, les assistantes sociales, les chercheurs, les militants de la lecture voudraient qu'ils consomment tout autant, mais autre chose !

- Alors, les vrais lecteurs. Y'en a quand même ? Et qu'est-ce qu'ils lisent!

- Ca dépend. Un peu de tout. Mais de bonnes revues, de bons livres, de bons journaux, des choses difficiles. un peu celles qu'on a apprises à l'école ou alors avec Bernard Pivot. Ou par les prix Goncourt, Renaudot, Fémina ou par France-loisirs.

Ou alors (pour très peu), des ouvrages connus de personne, qu'on se passe de bouche à oreille, qu'on présente aux autres avec mystère parce qu'on vient juste de les dénicher, et que c'est génial ou dont on parle en étonnant tout le monde, parce que justement cet auteur là, on croyait que c'était pas terrible, eh ! bien si, maintenant ça l'est! Et alors, ceux là, ces lecteurs, c'est les raffinés, les "au courant", les insolites...

Ou alors les nostalgiques: haussement de sourcils, soupir et regard vague, à la lecture de la ligne trouvée comme ça, en ouvrant précisément par hasard, le livre qu'on vient difficilement d'attraper justement là, n'importe où...

- Bon alors, ceux là qu'est-ce qu'ils font ?

- S'ils ne sont ni libraires, ni éditeurs, ni créateurs, ni enseignants, ni catho, ni assistante sociale, ni engagé politique, ni habitué du café du commerce, généralement, ils se foutent bien de savoir si les autres lisent ou pas.

Ils savourent leur privilège.

Peu importe que les autres aient ou non des privilèges. Les mêmes, d'autres moins... pas leur problème. Ils veulent qu'on les laisse tranquilles... avec leurs livres.

Le reste leur est indifférent.

Pourvu que leurs enfants...

- Et les autres, ceux qui s'en foutent pas ?

- Ils s'inquiètent, ils s'inquiètent.

D'explications en expéditions (parents qui démissionnent, école qui déconne, télé qui détourne), ils en viennent aux actes.

- Aux actes... de lecture ?

- Hmm, tout le monde n'en est pas là, et même parmi ceux qui en sont, c'est parfois la confusion.

Donc, d'un côté, les purs, les durs, opposés à toute mauvaise littérature.

Hors des écoles, hors des bibliothèques, hors des émissions littéraires, hors des colloques, des festivals et des salons.

Personne n'en parle, tout le monde l'ignore. Qui sait d'ailleurs que ça existe ? Auprès des têtes blondes et des autres (faut bien se faire une raison...) introduire de la mauvaise littérature c'est agir contre culture.

- Laquelle ?

- Mais, comment ça, laquelle? Enfin, en voilà une question ! Qui a dit qu'elle était bourgeoise ? Il n'y a pas trente six littératures. Y'a la bonne et la mauvaise.

- Ah! Bon ?

- La culture des enfants d'ouvriers et des immigrés tout le monde sait bien que c'est le résultat de Guy Lux, du tiercé, du loto et de France Dimanche. L'école est le seul espoir de défense des vraies valeurs. Par la force ou par la ruse.

- Ah ! Bon ?

- Y croire, et vouloir, c'est pouvoir.

- Ah bon !

- De l'autre côté, les ''cools'', les ''fair play". OK. Vous aimez, ça, vous, les B.D, les revues, les romans roses et l'heure bleue ? Alors en voilà.

Pourquoi pas ? Entrée héroïque des polars et des bouquins à côté des livres.

Eloge de la différence. Tout le monde a le droit...

Cohabitation harmonieuse de ceux qui sont pas pareil, qui lisent pas pareil.

Jugements personnels refoulés, sourires, douceur, calfeutrant l'irritation qui pourrait blesser.

Toul le monde a le droit...

Respecter.

Si on n'est pas coulant, on est intolérant.

Accepter qu'ils soient comme ils sont, c'est nécessaire pour qu'ils aient envie d'être comme nous.

La situation provoque des actes insensés.

On hurle le soir au fond des CES... pour l'instant l'écho n'est pas revenu ! On comble son vide intérieur dans deux doigts de perrier... c'est fou ! y'a même des arêtes ! Pour avancer, aboient les uns, rien de tel, retournons en arrière ! À moi! crient les autres, là-bas, venez, on massacre des innocents ! Pas l'temps, mon vieux nous on va d'abord libérer l'école.

Dans la débandade, certains se recyclent. Tel celui-là, jurant tous ses grands dieux hier, que les enfants, ça ne l'intéressait plus, et cherchant aujourd'hui à nous en fourguer des idiots. D'où les sort-il? Quel chahut! Et ça se bat à coup de respect, de tolérance, de discipline, de rigueur, de sérieux.

J'm'demande bien s'ils n'ont vraiment que la lecture et le savoir en tête ceux là ! Et si c'était autre chose ! Un peu plus général, un peu plus politique. Hein ? On aura au moins ce point en commun avec eux, à l'AFL.

Pour le reste, on vous jure qu'on n'y est pour rien.

C'est là notre différence.

Yvanne Chenouf