La revue de l'AFL Les Actes de Lecture n°5 mars 1984 ___________________ UNE POLITIQUE DE LECTURE AU NIVEAU LOCAL
Les 1er et 2 octobre ont eu lieu, à Herouville près de Caen, des journées d'étude pour les élus socialistes sur les écoles ouvertes. Une commission a travaillé sur une politique de lecture à l'échelon local. Plusieurs membres de l'AFL y participaient. Michel Eymard en a présenté le rapport.
Les collectivités locales qui souhaitent développer des opérations en faveur de la lecture ne peuvent en concevoir le moindre aspect en dehors d'une action politique globale. Les exclus de la lecture (toujours plus de 50% de la population, quelles que soient les diversités locales) sont préalablement les exclus du jeu social. Spectateurs peut-être, acteurs jamais. S'ils ne vivent rien qui puisse en faire des destinataires et des utilisateurs d'écrit, c'est que l'équilibre social n'implique pas qu'ils soient lecteurs. Tout au plus a-t-on le projet de les informer de ce qu'on tient à leur faire savoir, mais ils ne font partie, ni dans la production, ni dans la vie politique, ni dans la vie culturelle, d'aucun réseau d'échange, d'information, de théorisation, de prise de décision. Or l'écrit est l'outil indispensable dans ces situations.
L'élaboration d'une politique nouvelle en faveur de la lecture -et c'est ce qui la distinguerait des démarches traditionnelles - ne peut faire l'économie d'une réflexion de fond sur l'exclusion sociale dont l'absence de rapport à l'écrit n'est qu'une conséquence. La politique traditionnelle feint de croire qu'il suffirait de donner des techniques et des livres pour que n'importe qui devienne lecteur. Nous pensons que la maîtrise d'une technique et l'accès à l'écrit résultent du statut social, du pouvoir qu'on exerce, du pouvoir qu'on veut conquérir et qu'on veut partager. Une telle conception nous éloigne des tâches d'alphabétisation jusqu'alors confiées à l'école et ouvre les voies d'une lecturisation qui correspond à une volonté politique et sociale globale. Cette intention de favoriser les évolutions sociales nécessaires pour que les exclus de la lecture trouvent leur place dans des réseaux de communication écrite transformés con¬duit à mettre l'accent sur quelques aspects immédiats.
1. Faire évoluer dans la communauté le statut de non-lecteur. Pour transformer un slogan récent: une ville qui vit oblige ses habitants à lire, non par une politique d'incitation à la lecture mais comme l'inévitable conséquence de l'implication dans des actions nombreuses et variées. Pas plus que la communication orale, la communication écrite ne dépend d'un goût, d'un choix ou d'un don. Elle est nécessairement intégrée à toute activité individuelle et sociale comme outil privilégié d'échange, d'information et de théorisation. Certains de ces aspects peuvent déboucher sur des
rencontres plus spécifiquement esthétiques qui ouvrent le domaine littéraire mais il serait dangereux de justifier les rencontres avec l'écrit par l'exercice de ce plaisir: ce serait accroître la coupure entre ceux qui ont l'usage de tous les écrits sociaux y compris littéraires et ceux qui, à défaut des usages nécessaires, devraient, prioritairement être sensibles à l'aspect esthétique. Une action pour la lecture ne saurait se confondre avec une campagne pour le livre. Les recours à l'écrit seront ainsi d'autant plus nombreux que les engagements et les échanges professionnels, sociaux, politiques et culturels seront plus variés, plus intenses et plus authentiques. D'où la nécessité sans cesse renouvelée d'une politique, non d'animation, mais d'implication dans tous ces domaines. Encore faut-il que cette implication des non-lecteurs s'effectue sans diminution, réduction ou simplification de l'écrit. Nous ne devenons lecteur qu'en relation avec un environnement qui nous attribue de manière inconditionnelle un statut de lecteur. Rien de plus funeste que d'être tenu éloigné de l'écrit sous prétexte de ne pas savoir lire ; ou d'être alors mis en présence d'écrits pédagogiques, rudimentaires, hors situation, émis dans le faire-semblant. La nécessité pour les divers intervenants et les éducateurs de ne pas se substituer aux non-lecteurs lors de leurs rapports à l'écrit et de ne pas jouer le rôle d'écran suppose réflexion et formation quant à la nature des aides à apporter.
2. Offrir à tous les moyens d'un perfectionnement technique des stratégies de lecture. Les stratégies de lecture ont été mal définies et mal exercées chez 70% des individus. Or, il existe aujourd'hui des moyens efficaces de constituer et de perfectionner les comportements techniques de lecture, en particulier grâce au micro-ordinateur. Mais cet entraînement n'a de sens que s'il est réinvesti dans la découverte et l'utilisation d'écrits dont le non-lecteur est jusqu'alors tenu éloigné. Ce sont donc des opérations complexes qui durent de quatre à six mois. Elles devront être prioritairement offertes aux 16-25 ans en insertion professionnelle, aux personnes du 3ème âge, au personnel communal, aux associations de quartier, aux publics des bibliothèques, aux zones d'éducation prioritaire, à tous les aspects de formation professionnelle, initiale et permanente.
3. Favoriser l'accès à d'autres écrits Si les non-lecteurs ne sont pas les destinataires des écrits existants, ceux-ci portent nécessairement les marques de cette exclusion. Il est prévisible que des écrits destinés à un public plus vaste auront d'autres caractéristiques qui ne sont pas actuellement connues. Elles doivent s'élaborer grâce à des échanges permanents entre les auteurs et des lecteurs à propos de leurs expériences communes. Le milieu local offre des conditions particulièrement favorables pour de telles rencontres du fait de la démultiplication des possibilités légères d'édition. De la même manière, il est nécessaire d'améliorer l'information communale, tant dans sa lisibilité et dans sa présentation que dans sa mise à disposition. Enfin, une politique d'encouragement est à mettre en place en faveur des librairies, de leur implantation dans des zones peu favorables, des animations et des expositions pour faire connaître de nouvelles productions.
4. Avoir une politique particulière en faveur des bibliothèques. Au niveau d'une collectivité locale, les bibliothèques se développent dans des lieux très différents: bibliothèques municipales, de quartier, d'associations, d'écoles, de comités d'entreprises, dépôts des BCD, etc... Il semble important d'établir entre toutes ces institutions un réseau de communication, d'échange et de complémentarité qui permette à chacune d'accroître sa spécificité. Ce réseau devra bénéficier d'une politique de formation commune à laquelle s'associeront tous les éducateurs. À l'intérieur de ces bibliothèques on mettra l'accent sur la presse, les périodiques et les documentaires en même temps que sur les autres supports: vidéo, diapos, disques, etc. Un ne sous-estimera pas la nécessité d'une initiation permanente à l'utilisation de ces supports et des diverses aides au lecteur ; sinon ces équipements continueront à servir aux mêmes personnes. Enfin, les collectivités locales devront inévitablement répondre aux sollicitations des écoles pour implanter des bibliothèques centres documentaires (BCD). Elles y répondront favorablement sous réserve : - qu'il s'agisse d'une volonté de l'équipe éducative dans son ensemble et qu'elle concerne les huit années de la scolarité maternelle et élémentaire. - que des garanties soient données quand au fonctionnement : libre accès des élèves; existence d'activités concurrentielles par rapport à la classe. - qu'il y ait une priorité d'implantation et d'accès pour les enfants habituellement considérés comme non-lisants, donc dans les maternelles. - que l'ouverture sur le quartier soit organisée dès l'origine. - qu'une politique de formation pour tous les acteurs soit mise en place, garantissant ainsi la pérennité du projet au delà de la volonté initiale. - que la non-lecture soit définie comme une manière d'être et non comme un état de manque qu'il faut combler. Michel Eymard |