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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°5  mars 1984

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MUTATIONS TECHNOLOGIQUES :

SOYONS CONCRETS

Nous présentons un texte de Jean LAULHÈRE, responsable au Secrétariat National CGT Immigration, sur les problèmes de formation des travailleurs immigrés et un exemple d'action en faveur de l'apprentissage de la lecture.

Lors des derniers conflits, la presse et la télévision ont mis en relief avec une certaine efficacité, les barrières de tous ordres, qui s'opposent à l'acquisition par les travailleurs tels qu'ils sont aujourd'hui, d'une formation leur permettant d'être acteurs des mutations technologiques.

Il nous faut maintenant avoir un regard très réaliste sur ces difficultés en même temps que sur les possibilités nouvelles que nous avons de les vaincre.

Il faut d'abord observer que le mot formation est aujourd'hui, dans les têtes de la plupart des travailleurs, synonyme de chômage déguisé : des expressions comme "tu vas te retrouver en formation" ou "vous auriez besoin d'une formation" sont clairement entendues dans ce sens.

D'autre part, la façon dont on conçoit l'acquisition de la formation (y compris nous, qui sommes marqués par notre passé) me semble aujourd'hui irréaliste car elle ne peut pas être une réponse crédible à la nécessité de rattraper le niveau indispensable à l'emploi des nouvelles technologies.

Il est clair, aujourd'hui, que ce refus de la qualification fait partie de la casse de l'industrie. Notre retard en matière de formation par rapport à d'autres pays industriels est dangereux.

Le niveau moyen des ouvriers japonais est aujourd'hui le BAC. Le rapport de la Commission Ducray sur la formation des ouvriers de fabrication dans l'automobile, nous apprend que chez Talbot, si on connaît généralement le faible niveau des OS, on réalise mal que celui de la maîtrise est incroyablement bas : 32% de la maîtrise (chefs d'équipe et contremaîtres) n'a pas atteint le niveau CAP, 52% ont le CAP ou le BEPC, 16% seulement ont un niveau plus élevé. Il faudrait donc en moyenne, si on utilise les moyens classiques, plus de 4 années d'étude à temps complet pour que la maîtrise de chez Talbot ait un niveau comparable aux ouvriers japonais! C'est dire que la formation n'est pas un problème d'OS ou d'immigrés, mais qu'elle doit impérativement mobiliser (et rassembler) l'ensemble des travailleurs.

C'est dire aussi que prétendre donner aux OS analphabètes une "véritable formation" par les moyens classiques qui sont ceux que nous connaissons et qui consistent à leur faire quitter la production pour suivre des cours, ressemble à un voeu pieux, voire à une "formule incantatoire", auquel personne ne croit et surtout pas les immigrés.

De fait, les moyens pédagogiques, les cours sur le temps de travail, ont une inefficacité qu'il faut savoir regarder en face, quand ces moyens se situent comme c'est presque toujours le cas en dehors d'un processus de remise en cause du contenu du travail.

Cette inefficacité, les travailleurs immigrés la connaisse. Ils ont vu beaucoup de copains sortir de stages successifs pratiquement analphabètes.

Il faut cesser d'incriminer, suivant les tendances de chacun, la "paresse" des immigrés ou celle des formateurs. C'est Pierre JUQUIN qui disait que la "paresse" est une explication paresseuse. Elle n'est jamais une cause mais l'effet de quelque chose qu'il faut regarder de plus près.

Tout montre qu'il n'y a pas d'apprentissage de masse de la lecture ou des techniques, sans remise en cause du type de travail et des rapports dans le travail qu'on a subi auparavant.

"Travailler autrement", refuser de laisser, comme le demandait TAYLOR, "son cerveau au vestiaire de l'entreprise", faire du travail un lieu d'échange, de réflexion, d'apprentissage collectif, c'est cela qui est l'élément central, le moteur indispensable de la formation.

Dans le cadre de la préparation d'un dossier "Formation" que nous voulons sortir dans une prochaine TRIBUNE, j'ai été chez Renault, passer une matinée sur une chaîne d'emboutissage qui fonctionne depuis quelques mois en "groupes autonomes": les travailleurs s'organisent eux-mêmes en groupe de 5 à 6 pour réaliser un travail, ils sont devenus interchangeables. Tous peuvent assurer les retouches, le contrôle, etc. le nombre de pièces "loupées" a diminué de 80%, l'absentéisme de 40%. Ces travailleurs ont dû sortir les cerveaux des vestiaires, pour travailler autrement. Du coup, ils ont obtenu des cours d'alphabétisation sur le temps de travail et ça marche !

Le camarade que j'ai enregistré, m'expliquait qu'en 66, quand il est arrivé de Mauritanie, il se croyait trop vieux pour apprendre à lire et maintenant, à 50 ans, il est assez jeune. Il apprend depuis 3 mois et il n'a déjà plus besoin de personne pour envoyer son mandat. (À raison de quelques heures par semaine).

Toujours dans le cadre de ce dossier pour LA TRIBUNE, j'ai rencontré longuement Gérard MALGLAIVE, responsable au CNAM du secteur de formation des formateurs d'adultes (il dirigeait dans le colloque de SIGMA -formation, le groupe de travail sur ces questions) et Jean FOUCAMBERT, responsable à l'Institut National de Recherche Pédagogique des questions de l'apprentissage de la lecture.

Tous deux, à travers leur pratique (et aussi leurs théories) sont très affirmatifs: on apprend à lire ou on acquiert une compétence technique que quand on s'est donné ce que FOUCAMBERT appelle un "statut de lecteur" qui a besoin dans sa vie sociale d'être à la fois émetteur et récepteur d'information. C'est à dire quand on a refusé de laisser à d'autres les rôles de décision, de compréhension et refusé aussi de se cantonner dans celui d'exécutant.

Le rapport de la commission DUCRAY, chargée des problèmes de formation chez TALBOT dit la même chose dans le langage qui est le sien, lorsqu'il signale des causes d'inefficacité dans la division entre conception et exécution ou dans la nature des rapports humains dans

l'entreprise, quand il parle de la nécessité de mobiliser les compétences inutilisées des travailleurs, etc. (p.33), ou quand il dit (p.38) que la "formation doit être l'affaire de tous".

Gérard MALGLAIVE disait qu'une véritable formation ne peut venir et ne se forme que dans la confrontation avec les problèmes techniques rencontrés réellement, dans la bataille pour une meilleure qualité de la production. Les travailleurs de chez Renault qui se sont affrontés aux problèmes des "picots" et ont réduit de 80% les rebuts, ont eu, collectivement, une efficacité technique et donc une compétence technique que n'avaient pas auparavant les cadres et les contremaîtres que ces travailleurs avaient tout le temps sur le dos.

Je n'oppose pas les travailleurs et la maîtrise : cette efficacité, ce recul des rebuts, viennent du rapport nouveau qui s'est établi entre maîtrise et ouvriers : l'appropriation par les travailleurs d'une meilleure utilisation d'une technologie ne se traduit pas par une diminution du rôle de la maîtrise, mais au contraire par son enrichissement. Même si cette maîtrise n'en est pas immédiatement consciente, cette transformation est très efficacement porteuse de formation pour tous et pas seulement sur le plan technique. Cette transformation de ces rapports, ne peut qu'entraîner Un recul du racisme, en particulier.

Ce processus de prise en main de la production par l'ensemble des travailleurs ne peut qu'inquiéter le patronat, car c'est son suicide à long terme. Par contre, le refuser totalement représente un suicide à court terme. Cela DUCRAY le dit clairement. C'est le choix qu'a pourtant fait le patronat chez Talbot pour des raisons politiques évidentes.

On peut non seulement démasquer, mais mettre en échec ce choix en concrétisant tout de suite notre volonté de voir l'ensemble des travailleurs prendre en main du même coup le développement de la qualité de la production et la formation collective de tous.


Si dès maintenant on n'amorce pas le processus qui doit faire que les choses ne puissent plus se passer comme avant, les travail¬leurs ne pourraient travailler qu'avec l'idée qu'une nouvelle charrette se prépare pour leur faire payer les "dégâts du progrès" dont parle la CFDT.

Le scénario patronal sur les mutations technologiques a tellement été présenté comme une fatalité, que celui que nous voulons mettre en oeuvre apparaît comme utopique, même chez une grande partie de nos camarades.

Pour faire reculer ce fatalisme, les meilleurs discours sont inefficaces: il faut passer à la pratique, indiquer et faire collectivement les premiers pas.

Dès qu'un travailleur a donné son avis ou posé une question sur quelque chose, qui jusque-là ne le concernait pas, dès qu'un travailleur analphabète a acheté un crayon et un cahier pour apprendre à écrire, le changement qualitatif partiel qui doit faire de lui un "autre travailleur" est déjà là.

Pour réaliser ce travail, nous avons besoin de développer de nouveaux savoir-faire. Ceux-ci ne peuvent naître que de la mise en commun des expériences.

Nous devons aussi utiliser la compétence de gens qui, comme MALGLAIVE, FOUCAMBERT et beaucoup d'autres, sont prêts à nous apporter leur concours. Il faut multiplier les rubriques qui seraient le lieu de cet échange et de cette mise en commun.

Il semble urgent de dépasser le stade de la réflexion pour engager des actions concrètes qui, probablement, permettrait de nouvelles avancées théoriques.

J'utilise une image qui a l'air un peu bête. mais que je crois juste : Pour faire du vélo, si on prétendait ne partir qu'après avoir appris à tenir en équilibre, on aurait toutes les chances de ne jamais partir et en plus de se casser la figure.

Il nous faut maintenant faire l'inventaire des initiatives qui pourraient être prises dans les entreprises et constituer des pas concrets dans la bonne direction, une mise en mouvement de masse vers une attitude nouvelle en face de la maîtrise technologique, de la lecture, de la responsabilité, etc.

Ces initiatives, pour tenir la route, doivent à la fois partir d'une bonne connaissance des réalités des entreprises, utiliser les points d'appui techniques et culturels qui préexistent chez les travailleurs et aussi bénéficier de la maîtrise des connaissances pédagogiques.

À titre d'exemple vous trouverez ci-joint un projet de tract destiné à démarrer un mouvement pour l'acquisition de la lecture. Il a été établi à partir de la rencontre entre les observations des camarades de chez Talbot (en particulier Jean Claude CONNET) et les conseils et indications des gens qui à l'Institut National de Recherche Pédagogique travaillent sur les problèmes d'acquisition de la lecture.

Il s'agit aujourd'hui de multiplier ce type de collaboration.

NOUS DEMANDONS LE SAVOIR


CE QU'ON DIT DE NOUS

La presse et la télé présentent les travailleurs de chez TALBOT et en particulier les immigrés, comme des gens qui refusent de se former pour tenir leur place dans une production moderne.

C'est là un mensonge très dangereux!

Il encourage le racisme

II prépare l'opinion à l'idée qu'il faudra mettre au chômage les travailleurs les moins formés.

Il veut faire croire que nous donnons le mauvais exemple à nos jeunes et aux autres travailleurs.


CE QUE NOUS SOMMES

La vérité, c'est que nous refusons le chômage et que nous voulons une formation dans le travail et pour mieux travailler et aussi pour mieux vivre.

Beaucoup d'entre nous ont dans la tête et dans le coeur ce précepte mulsuman :

"Demandez la connaissance du berceau au tombeau".

Nous demandons la connaissance technique et nous voulons savoir lire.

Avec la CGT, avec la solidarité de ceux qui savent, nous allons montrer que tous ensemble, même les plus vieux et les plus fatigués, nous sommes en âge d'apprendre : nous ne sommes pas encore au tombeau.

Apprendre à lire, c'est beaucoup plus simple qu'on ne le croit, à condition de s'y mettre tous ensemble.

La CGT, chez Talbot lance aujourd'hui cette marche de tous vers la lecture et la formation.

Elle le fait en bénéficiant des conseils et des appuis du groupe de chercheurs qui, à l'Institut National de Recherche Pédagogique est chargé d'étudier et d'enseigner ce qui concerne l'apprentissage de la lecture.


COMMENT ALLONS NOUS FAIRE ?

Dans chaque tract de la CGT, une dizaine de mots ou d'expressions seront encadrés, ou soulignés.

Nous demandons à ceux qui ne savent pas les lire, avec l'aide de ceux qui savent, de bien repérer ces mots, les reconnaître, les apprendre. Ils sont recopiés au bas de la page pour servir de modèle d'écriture.

Il faut acheter un cahier et un stylo et s'exercer à les écrire jusqu'à ce que l'on n'ait plus besoin de modèle.

Pour cela, il vaut mieux se faire guider et contrôler par un ami qui sait. Ça peut être un camarade de chambre ou de travail, mais le mieux serait de demander cela à un enfant, un fils ou une fille. C'est rendre un grand service à un jeune que de lui demander de faire profiter les autres de ce qu'il sait. Ça l'aide à comprendre la valeur de ce qu'il apprend à l'école, et, en voyant que son père, sa mère, ou ses aînés veulent apprendre pour changer leur vie, ça lui donne du courage.

Nous demandons que chacun :

. garde les tracts pour relire souvent les mots appris ;

. cherche à retrouver ces mots et à les reconnaître dans d'autres tracts et d'autres écrits.

. parle autour de lui de ce qu'il fait car ses enfants, ses frères et soeurs, ses amis et tous les travailleurs ont grand besoin de l'exemple de notre lutte pour la connaissance.


RENFORCER LA LUTTE POUR LES MOYENS DE LA FORMATION

En prenant nous-même en main notre propre formation, nous ne ralentissons pas notre lutte pour obtenir les moyens nécessaires à cette formation.

Au contraire, nous rendons ces moyens, non seulement plus nécessaires, mais surtout plus efficaces. Car, à chaque étape, nous serons en mesure de dire quels sont nos besoins et aussi de donner notre avis, les buts que nous voulons atteindre, comme sur les méthodes que nous entendons pratiquer. 




Ah ! mais attention !

L'imaginaire est partagé par tous les individus.

L'imaginaire n'est pas le domaine de la pureté sociale. Qu'on regarde les valeurs véhiculées dans les contes...

Jean LAULHÈRE