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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°5  mars 1984

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Éditorial

LES CENTRES DÉPARTEMENTAUX


D'un côté, un problème important, complexe et inquiétant : celui de la lecture, de l'échec scolaire, du faible taux de lecture des français, de l'illettrisme, de l'inégalité - voire de l'exclusion - culturelle professionnelle, sociale et politique qu'entraîne la différence entre les lecteurs et... les autres. Ou on est lecteur et on lit beaucoup, ou les autres médias, toujours plus présents, dispensent d'un recours au moyen rudimentaire et mal intégré d'interroger l'écrit dont l'école est la pourvoyeuse. La période de l'alphabétisation a fait son temps.

On commence à percevoir les changements à mettre en oeuvre dans l'école et hors de l'école. Des moyens existent. Il faut se donner des pratiques...

De l'autre côté deux constatations. D'abord, celle que les pouvoirs publics, les ''responsables'' mais aussi la presse et donc le grand public ont pris conscience du problème. Phénomène nouveau et qui prend une ampleur soudaine et étonnante.


Commissions interministérielles, propositions gouvernementales, articles, émissions, débats, séminaires, etc. La lecture est l'affaire de tous ? Feux de paille ? Espérons que non, mais l'intensité de l'intérêt exprimé, fait pourtant douter de sa durée.

Ensuite, la constatation que les forces disponibles pour entreprendre les actions nécessaires existent. Pour peu qu'on veuille les recenser, on est étonné du nombre d'institutions, d'organismes et de personnes qui, par profession ou par militantisme, de près ou de loin, se préoccupent des problèmes de lecture. Prenons l'exemple d'un département. Il y a toutes les instances régionales, tous les représentants et délégués départementaux des administrations centrales et des ministères que la lecture publique et le livre concernent spécifiquement ou à travers le rôle qu'ils ont dans la formation, l'éducation, les activités culturelles et de loisirs. Les collectivités locales ont toutes des responsables de ces mêmes secteurs culturels et éducatifs. Et puis, il y a le réseau des bibliothèques et des établissements scolaires. On songe à la BCP et à l'École Normale mais aussi à toutes les bibliothèques municipales privées, d'entreprises, aux CDI des lycées et collèges, aux BCD écoles. Et ce n'est pas parler du secteur associatif. Le nombre de responsables et de militants, bénévoles et de salariés, des associations d'éducation populaire, des mouvements pédagogiques, des oeuvres post et périscolaires, des organismes de formation continue, d'insertion professionnelle, d'alphabétisation, purement locaux ou antennes de fédérations, et de mouvements nationaux... ce nombre est important. F.O.L., Conseil Général, Joie par les livres, DRAC, École Normale, librairies, élus locaux, ICEM, groupe local de l'AFL, syndicats, délégué du livre… cet inventaire à la Prévert, disparate et incomplet, illustre bien la diversité et l'importance des forces disponibles dont nous faisions état.


Un problème défini... des solutions, qui s'ébauchent une volonté officielle... des possibilités... et quoi ? Pour l'instant, le constat que, faute d'une politique globale et concertée, d'une collaboration qui permettrait une répartition des tâches et une utilisation rationnelle des inerties potentielles, rien de bien efficace ne se fait et que la proportion du corps social exclue de la lecture croît.

Alors...

L'AFL a depuis 2 ou 3 ans un projet. Elle n'est pas la seule, peut-on penser ! Celui-là, parmi d'autres, a le mérite de vouloir associer tous ceux - voir l'énumération ci-dessus - qui souhaiteraient participer à la constitution d'un instrument commun et d'une stratégie locale.

Il s'agit, à titre expérimental, dans quelques départements réunissant les conditions les plus propices, de créer des Centres départementaux de la lecture. Des Centres d'animation, d'information, de documentation, de formation, ouverts aux éducateurs, enseignants, parents, travailleurs sociaux, bibliothécaires, syndicalistes, membres d'associations, etc. Ces lieux ne seraient les émanations d'aucune administration particulière, ni d'organismes existant déjà, mais des structures autonomes. Chaque centre, d'importance réduite en personnel et en moyens matériels et budgétaires (un ou deux permanents ? un téléphone, une boîte postale, une ou deux salles ? un statut d'établissement public ?) serait un lieu :

- de rencontre, de concertation, de définition d'une politique départementale de la lecture pour toutes les instances concernées et intéressées, professionnelles et non professionnelles, administratives et associatives, privées et publiques.

- d'évaluation des besoins, de réception des demandes, de recensement des moyens.

- de répartition des actions à entreprendre en fonction des besoins connus ou de la politique souhaitée ; selon les spécificités, les compétences, les disponibilités, l'implantation géographique de chacun.

- de création d'information, d'impulsion d'actions, de coordination d'opérations, de productions.

L'autonomie de ces Centres serait garantie à la fois par la présence de participants d'origines diverses, et par un hébergement indépendant (de l'École Normale ou de la BCP par exemple). Une partie de l'encadrement serait fournie par des accords, sinon de détachements partiels du moins de transferts de lieu d'activité pour les fonctionnaires ou les agents des collectivités (professeurs, bibliothécaires, animateurs). L'autre partie appartiendrait aux associations qui peuvent assurer des actions de formation ou d'animation. Le financement serait à partager entre plusieurs ministères les collectivités régionales et départementales et un auto-financement à travers des productions.

Ils seraient des lieux de formation commune à des professions différentes et les personnes en formation seraient tenues d'y travailler à travers des animations, ce qui ne laisserait pas d'augmenter les possibilités.

Évaluer à 150 le nombre moyen d'élèves instituteurs par département ce n'est pas risquer d'être au-dessus de la réalité. Dire que 3 ou 4 h par semaine de formation sont à consacrer à la lecture, ce n'est pas en surestimer l'importance dans la formation d'un enseignant. On peut imaginer une formation comprenant, pour une bonne part, la participation à des projets en faveur de la lecture, dans les milieux les plus divers et avec des partenaires différents C'est pour un département, et par an, entre 15 et 20 000 heures disponibles pour des animations autour du livre et des écrits sociaux dans les écoles, les quartiers, les entreprises... pour aider les écoles souhaitant se doter de BCD... etc. Sans dédaigner le fait que ces 15 à 20 000 heures seraient la source pour les intéressés d'une demande authentique d'information et de théorisation avec des personnes ayant des préoccupations différentes.

... Des groupes locaux de l'AFL équipés de mini-ordinateurs et d'ELMO n'arrivent pas à faire face aux sollicitations sans cesse plus nombreuses dont ils sont les objets.

Non seulement, les demandes de perfectionnement de la lecture, mais les besoins que leurs interventions révèlent dépassent leurs possibilités.

Nous citons ces deux exemples pour montrer, dans deux domaines précis la fonction que pourrait assurer un centre départemental, et combien il pourrait être le facteur de changements importants. Élément, parmi d'autres, susceptible de favoriser une politique locale de ''lecturisation" et plus largement, de répondre au formidable besoin de formation qu'impliquent les mutations technologiques annoncées ou déjà présentes.

Ce n'est pas le lieu ici d'énumérer les possibilités offertes par notre projet. Je laisse ce soin à l'imagination de nos lecteurs, les renvoyant pour le domaine limité de la littérature pour la Jeunesse par exemple, à la lettre que C.CHAUBARD nous a envoyée et que nous avons publiée dans le n°4 des "A.L." (p.6 et suivantes).

Il y a 2 ans, a commencé la phase exploratoire de notre projet. Nous avons informé les responsables des Ministères de la Culture, des Affaires Sociales et de l'Éducation nationale et obtenu d'eux qu'ils autorisent les initiatives locales sans pour autant intervenir. (Nous voulions que naissent, des lieux mêmes, quelques centres expérimentaux. Au bout de 2 ou 3 ans, les enseignements recueillis auraient permis que des décisions soient prises).

Là où des personnes étaient susceptibles d'être des éléments moteurs, là où "il se faisait des choses" en lecture, nous a avons pris des contacts, diffusé des informations, suscité une réunion.

Et... nous avons rencontré de l'intérêt, certes, mais des réticences, de la suspicion même, et une situation éliminant toute possibilité de projet commun.

Méfiance de beaucoup à l'égard de la démarche même de L'AFL.

''Quelle volonté inavouable cache ses propositions ?''. Rivalité entre certaines associations lutte d'influence, souci de sauvegarder des domaines réservés ou des champs d'intervention acquis.

Réticence des ''professionnels'' à la perspective d'une collaboration avec des ''bénévoles'' ces professionnels considérant que la mise en œuvre des actions évoquées leur revient et qu'il suffirait de ''leur donner les moyens nécessaires". Cette revendication - somme toute normale et très compréhensible - de moyens supplémentaires n'est pourtant que rarement accompagnée d'une réflexion sur les finalités de la politique à mettre en œuvre. Comme le rappelait Jean FOUCAMBERT dans son intervention au cours des Journées de Soissons (que nous publions dans ce numéro), dans une période de mutation comme celle que nous vivons, la difficulté réside dans l'impossibilité d'utiliser les techniques habituelles et les recettes connues et enroulées. Il ne s'agit pas, pour la lecture comme pour le reste, de faire mieux ce qu'on sait faire. Il faut inventer collectivement des solutions nouvelles à des problèmes nouveaux et encore mal cernés.

Les compétences des professionnels du livre et de la lecture peuvent être des apports précieux à la recherche commune des aides possibles aux mutations. Elles ne sont pas, pas plus que celles d'autres spécialistes, des solutions aux problèmes posés par les mutations, par les impératifs d'une lecturisation. Elles ne sont que les dernières cartouches dans un combat qui, pour méritoire qu'il soit, est terminé. On sait bien que les difficultés actuelles et les effets déplorables d'une évolution qu'on ne maîtrise pas, sont dus à l'inadéquation - ou au rejet par les destinataires - des solutions qu'on peut actuellement proposer. Que faire pour lutter contre l'illettrisme ? Quelles conditions sociales et communautaires imaginer pour sortir de la "voie étroite de l'alphabétisation" ? Quelle presse enfantine et quelle littérature pour la jeunesse inventer, qui excluraient moins de non-lecteurs ? C'est pour cela que la création des centres nous paraissait intéressante. Elle pouvait être, en associant à la réflexion et à la définition de politiques de rechange les destinataires de ces politiques, le levier d'une déscolarisation et d'une ''débibliothécarisation'' de la lecture ; un second souffle pour tous ceux qui, engagés dans les stages d'insertion des jeunes ou d'alphabétisation des travailleurs immigrés, se demandent (certains nous l'ont écrit) s'il faut ''persévérer ou baisser les bras".

Il semble que le projet de l'AFL ne verra pas le jour dans les conditions que nous souhaitions. Il y manque une volonté politique commune pour lever les résistances et accepter les remises en cause des statuts, des rôles, des acquis particuliers. Tout le monde sait bien que les obstacles ne sont pas d'ordre technique.

Au cours du Conseil des Ministres du 25 janvier, M. Jack LANG, ministre de la culture a annoncé une ''mobilisation générale'' illustrée par une campagne nationale de développement de la lecture, patronnée par un Comité national pour la lecture, lui-même relayé par des comités départementaux mis en place par les Commissaires de la République et les directeurs régionaux des affaires, culturelles, les comités rassembleront des élus, des représentants de l'administration, les professionnels et les militants associatifs. (Le Monde du 26.0 1.84).

Est-ce la décision de créer des Centres départementaux de la lecture ? Et ces centres mis en place de manière autoritaire et centralisée seront-ils semblables à ceux qui auraient pu naître de la volonté locale de tous ceux qui voudraient, collectivement, se donner leurs moyens de résoudre leurs difficultés ?

L'AFL se réjouit de cette décision gouvernementale et souhaite bien entendu y être associée à travers ses groupes locaux tout en se demandant si rien ne peut se faire en France qui ne soit décidé "d'en haut'' et imposé "sur le terrain".

Michel Violet