La revue de l'AFL Les Actes de Lecture n°10 mars 1985 ___________________ DOSSIER : Une politique de lecture, 2ème partie
Au moment de fermer (provisoirement ?) le dossier, énumérons-en les... LEÇONS ET PROBLÈMES.
Dans le n° 8 des A.L., 7 propositions ont été formulées. Il me semble plus simple de les reprendre une à une pour les confronter - aux résultats des différentes enquêtes conduites sur les terrains. - aux avis exprimés par tel ou tel responsable.
1 - Une politique d’information : Informer, ce n’est pas se limiter à fournir à un destinataire plus ou moins défini des éléments lui permettant d’utiliser un service : là il y a une bibliothèque, voici comment elle fonctionne, à quelles conditions vous pouvez donner votre avis sur son fonctionnement, etc. Informer, ce n’est pas non plus, - symétriquement - créer l’événement. Il ne suffit pas d’ “en” parler pour donner un contenu réel à ce qui gagnerait à être situé à sa juste place : on raisonne parfois sur des événements amplifiés... Se défier du tout volontarisme... Informer, c’est créer les conditions du partage du savoir ; c’est rompre avec l’idée (actuellement très présente dans l’opinion) selon laquelle l’école apprend à lire, les bibliothèques permettent de lire.
Deux axes pourraient être envisagés : - Penser le développement de la lecture un peu comme on l’a fait voilà un siècle pour l’hygiène, en diffusant le savoir fondamental : dire clairement, simplement, inlassablement ce qu’est l’acte lexique avec les moyens actuels de la communication. - multiplier les essais d’une définition en commun (collectivité locale, école, bibliothèque, acteurs sociaux) d’une politique de l’information.
2 - L’implication sociale : La décentralisation est la grande aventure des temps qui viennent. Dès à présent, on en connaît le risque majeur : le déplacement de la sphère d’autorité d’un lieu (éloigné) à un autre lieu (plus proche) sans que, parallèlement, les conditions l’environnement social soient réunies. L’enjeu ici est considérable. Que serait la décentralisation sans implication des citoyens ?
L’idée qui se profile en arrière plan de l’enquête est celle de réseau. On peut décrire –en effet – une multiplicité d’actions qui engagent des organismes divers sur le mode de la coopération. Le projet naît dans un lieu et des alliances se nouent sur la base du projet initial. Tout se passe un peu comme si les rôles étant répartis une fois pour toutes, chaque institution pensait le réseau comme le moyen de sa politique. Peut-on alors parler de politique concertée ? Le modèle de la co-éducation fournit un exemple de la difficulté à repenser ensemble un projet.
Dans les zones prioritaires d’éducation les plus vivantes chacun convient de la nécessité d’une action inter-partenaires mais la pente de l’école est de chercher des alliés pour mettre en œuvre ses objectifs comme la pente de la Bibliothèque municipale est de chercher des alliés pour accroître le nombre des lecteurs... Dans le premier cas, l’école fait venir à l’école des conteurs dans le second cas, la bibliothèque fait venir à la bibliothèque des enfants pour en faire des lecteurs… mais les artistes partis, l’école et la bibliothèque s’engagent-elles dans un processus pour définir ce que pourrait être une autre politique de la lecture ? L’objection généralement mise en avant pour expliquer l’impossibilité d’une véritable implication sociale est celui de la distance culturelle. Ce point de s’exprime ainsi :
Pour que chacun puisse agir socialement, il lui faut d’abord posséder des savoirs et en premier lieu la technique de la lecture. Des essais se multiplient (conduits par la C.S.F., mais pas seulement) qui montrent que la proposition peut être renversée : ce n est pas la lecture qui créera l’implication sociale, c’est le contraire. Des politiques cohérentes existent, on l’a vu. Cependant, elles sont dans la très grande majorité des cas le fait d’une personne, parfois d’une petite équipe constituée autour d’une personne. Y a-t-il place pour une promotion voulue, pensée, élaborée, portée, évaluée par des collectifs constitués d’hommes et de femmes également intéressés à la création de savoirs nouveaux?
3 - La formation des formateurs : La demande est pressante. Elle n’est pas toujours formulée en termes clairs. Le même mot recouvre des demandes fondamentalement différentes : plusieurs modèles de formation sont mis en avant depuis celui de l’université jusqu’à celui du traitement court de l’information... D’une institution à l’autre, l’analyse diffère : ce qui revient en constante c’est l’idée d’une formation appuyée sur la spécificité des rôles : - que les instituteurs soient bien formés et les enfants apprendront à lire. - que les bibliothécaires soient bien formés et le nombre des livres lus croîtra...
De nouvelles modalités de formation voient le jour... ou verront bientôt le jour, ces modalités sont nouvelles en raison : - de la diversité des publics réunis : stages inter-catégoriels au sein de l’éducation nationale (instituteurs - professeurs), inter-institutionnels (enseignants, bibliothécaires etc.).
Mais là encore on reste confronté à la question de savoir comment “éviter la répartition des rôles et son indissociable hiérarchisation”. - de la variété des thèmes traités : roman photo, B.D., littérature jeunesse, B.C.D... l’acte lexique... les moyens techniques (entraînement à la lecture par micro-ordinateurs...). - de la prise de conscience du phénomène de l’illettrisme, prise de conscience qui suscite, pour le moment, davantage de projets de formation que de réalisations. - des stratégies de formation mises en œuvre : elles vont du stage de formation classique (en continu, à distance du milieu professionnel) à l’action de formation liée à la production d’instruments destinés à servir l’action, (élaboration de dossiers type “valises pédagogiques”, par exemple).
On commence à parler d’acteurs et pas seulement de formateurs ; les acteurs sont ceux que leur vie militante et/ou professionnelle confrontent à la réalité d’un ou plusieurs problèmes de lecture et qui - consciemment ou non - jouent un rôle de médiation donc de formation à l’égard de publics proches d’eux... - Ce qui reste à faire, c’est la mise en commun, par organismes divers, des tâches de formation de leurs formateurs.
Dans ce domaine aussi une politique globale de formation est nécessaire. Pour autant il semble que des accords sont possibles dans quelques lieux, certes encore limités en nombre.
4 - La mise en réseau des équipements. On n’entend plus l’affirmation selon laquelle “les moyens manquent” ; personne n’impute plus l’absence de lecture au défaut de livres : chaque département a aujourd’hui sa bibliothèque centrale de prêt, chaque commune de moyenne importance a sa bibliothèque municipale. Les bibliothèques centres documentaires sont devenues des réalités : elles ont perdu leur dimension expérimentale des années 70 pour accéder au statut d’institutions de plein exercice. Au sein de chaque type de bibliothèque, parfois aussi dans son environnement immédiat, se développent des actions “en faveur du livre et de la lecture” de plus en plus nombreuses, de plus en plus fréquentes...
Et pourtant... L’impression qui se dégage est celle d’une situation vécue sur le mode de la concurrence : l’école qui crée sa B.C.D. est considérée comme concurrente de la bibliothèque municipale, alors que tout montre au contraire que là où il y a une B.C.D... la bibliothèque municipale gagne des lecteurs...
Les bibliothèques ont tendance à se ressembler : - à la bibliothèque municipale, comme à la B.C.D., on multiplie les séances “conte”... ou marionnettes... - la bibliothèque d’entreprise se coule dans le modèle des bibliothèques, sans autre spécificité que celle d’offrir “de quoi lire”.
Les équipements existent. Pas le réseau. Pour le constituer plusieurs voies sont explorées qui concernent : - l’unité territoriale à considérer : le village, le quartier, la ville, le département, la région... - l’organisme-moteur : une administration.., une association... - l’analyse des coûts : combien coûte le prêt d’un livre, en BCP ? en B.C.D.?... - l’étude des publics qui utilisent les services de la BCP, BM, BCD... bibliothèque d’entreprise... - les conditions de la gestion : l’implication sociale...
5 - Une autre façon de lire les écrits existants : Il apparaît que les non-lecteurs sont toujours décrits par des lecteurs. Ne pas lire “les oeuvres”, est-ce ne pas lire du tout ? L’aide qu’on envisage pour les non-lecteurs ne prend pas en considération les raisons qu’ils ont de ne pas lire. Elle ne considère que la nécessité qui serait la leur de lire. Au nom de la morale ? Les raisons qu’ont les non-lecteurs de ne pas lire la production littéraire ne sont pas indépendantes de ce qu’ils vivent tous les jours. L’enquête s’est révélée décevante: très peu d’actions sont conduites qui analysent cette “autre’ façon de lire”.
Si l’hypothèse selon laquelle une approche différente des livres qui circulent est possible n’a guère été validée, la preuve inverse n’a jamais été apportée non plus.
La spécificité des lieux de lecture n’apparaît guère : la bibliothèque du Comité d’entreprise e t la bibliothèque d’un quartier résidentiel font les mêmes offres de lecture. Pire, ni l’un ni l’autre n’estime utile d’accompagner cette offre d’une aide à la lecture pour en diversifier les approches : lire le dernier Renaudot (La place) est-ce la même chose pour un enseignant lui aussi transfuge des classes populaires ou pour un lecteur 0.S. habité par un désir d’ascension sociale pour ses enfants ?
6 - La création de nouveaux écrits : La moisson s’avère un peu plus fructueuse qu’on ne l’imaginait à priori. A côté de ceux qui s’inscrivent dans la vieille tradition des “écrivains populaires” - toujours déçus du manque d’intérêt que suscite leur travail - quelques essais sont tentés ici ou là. En général, parler de nouveaux écrits (pour lutter contre l’exclusion) c’est laisser entendre que les non-lecteurs ont besoin - eux “d’écrits faciles”, de sous-littérature.
Si personne ne sait vraiment ce que seraient de nouveaux écrits, on perçoit mieux dans quelles conditions et avec qui ceux-ci pourraient être produits : au sein de groupes, avec des non-lecteurs. Les obstacles ne manquent pas : certains vont jusqu’à mettre en question ce besoin en écrits nouveaux (si des lycéens de LEP lisent davantage que leurs camarades de collège, pourquoi faudrait-il changer les écrits ?...)
Les risques ne font pas défaut, non plus : notamment celui de valoriser des écrits jusque là refusés, au nom de l’idée - fausse - que la “culture populaire” se définirait, en creux, par rapport à la culture bourgeoise.
Constituer des groupes ? Il serait illusoire de se contenter d’une politique volontariste qui consisterait à encourager les non-lecteurs à se “constituer en groupe”…
L’autre démarche plus réaliste et déjà fructueuse, vise à rapprocher des auteurs de non-lecteurs pour donner aux premiers la possibilité de mesurer les écarts qui séparent les seconds des écrits tels qu’ils sont. Les innovations technologiques - par exemple la machine à traitement de texte - permettent d’imaginer un raccourcissement notable des circuits de production : c’est à cette condition que les publics pourraient être ciblés dans leur diversité (on tiendrait alors davantage compte des spécificités des lecteurs potentiels, de leur histoire, de leurs intérêts, de leurs attentes...) C’est dans les besoins de la vie sociale (l’école, la municipalité, l’entreprise, etc...) que se trouvent les occasions les plus fécondes d’un travail coopératif, travail qui associerait des partenaires également soucieux de produire - et de consommer - des écrits sociaux (nouveaux ou pas).
7 - Les aides techniques : Avec les deux didacticiels ELMO et ELMO O nous disposons désormais des moyens techniques importants...
Encore faut-il poursuivre l’effort dans plusieurs directions : - l’information sur l’acte lexique, - l’animation (il n’est pas utile de redire l’importance qui s’attache à utiliser les moyens techniques - tous les moyens techniques en autant d’aides à l’apprentissage). - l’évaluation et la recherche.
Si les besoins en lecture continuent à être appréciés en termes quantitatifs (combien de livres ? pour combien de français ?) l’idée se répand que ces besoins sont aussi qualitatifs : perfectionner son savoir-lire ou autre formulation ! - accéder à un savoir-lire efficace.
Pour le moment, on perçoit à peine l’ébauche d’une incitation, dans cette direction. Si la volonté d’une extension au plus grand nombre, de ce savoir-lire, s’affirmait, suffirait-il de multiplier les sites d’entraînement ? Il faudrait - au delà - accompagner le mouvement et probablement associer étroitement le besoin d’entraînement au besoin de lire.., ressenti par ailleurs. Rien ne peut être associé de l’ensemble mais ce qui traverse le problème, de part en part, c’est la question de la formation des formateurs et celle de la mobilisation des médiateurs.
Des conditions existent, dès à présent, pour que soient élaborées des politiques de la lecture, par ceux-là mêmes qui en sont les partenaires. Il y faut une volonté politique de plus en plus affirmée pour que chacun travaille à abandonner quelque chose de ce qui le caractérise au profit de ce qui caractérisera le projet de tous.
Jean-Pierre Bénichou
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