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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°10  mars 1985

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Vive l’informatique à l’école, pour quoi faire ? Daniel LAURET exposait sa position, très minoritaire, de fonctionnaliste dans le numéro précédent des A.L. et l’illustrait en montrant tout l’intérêt pédagogique des logiciels de traitement de textes et l’usage qu’on pourrait faire des micro-ordinateurs s’ils n’étaient pas essentiellement “dédiés” à l’enseignement de l’informatique. Jean FOUCAMBERT reprend ici le propos, l’élargit et montre, à partir des exemples d’ELMO et ELMO O, ce que pourrait être l’AEO (apprentissages exercés grâce aux ordinateurs) qu’il ne faut pas confondre avec l’EAO.


ELMO, informatique et lecture


Là encore, on observe au niveau international, face à la consternante médiocrité de l’enseignement assisté par ordinateur, une légère évolution des conditions de production. Mais pour aller dans quelle direction ?


1. L’entrée de l’informatique à l’école

Les raisons de cette entrée ont peu à voir, à voir, à l’origine avec des préoccupations pédagogiques. Elles tiennent en fait à la nécessité d’apporter des capitaux à une technologie de haut niveau indispen­sable pour le développement industriel, ceci grâce à une commercialisation de produits bas de gamme dans le grand public.

Pour créer de toutes pièces, un “besoin” de micro­-ordinateurs dans les familles, l’école semble un relais important, conjointement aux opérations publicitaires traditionnelles. Important pour deux raisons ; d’une part, elle sensibilise un public qui va faire pression sur la politique d’achat des familles ; d’autre part, une certaine présentation ne manque pas de laisser enten­dre que l’informatique devient la nouvelle clé de la réussite scolaire, ce qui décide les parents, y compris de milieu populaire, à faire ce qu’ils croient être un investissement rentable à brève échéance pour leurs enfants. En outre, et ce n’est pas un aspect mineur, la phase d’implantation volontariste par les Etats offre un marché captif aux entreprises nationales afin qu’elles puissent franchir la difficile phase initiale d’insertion dans la concurrence internationale. Enfin, mais œtte considération reste secondaire, même lorsqu’elle conduit certaines entreprises au mécénat, il s’agit de créer dès l’école, aussi bien pour le client que pour le producteur futur, une réelle familiarité avec une technologie désormais incontournable.

Toutes ces raisons, totalement étrangères à la réflexion pédagogique, rendent compte de l’arrivée massive, en 3 à 4 ans, de la micro-informatique dans les écoles des pays développés.

Le rappel de ces faits ne constitue en rien un jugement de valeur sur l’apport de l’informatique elle-même. Tout au plus permet-il d’aborder la réflexion avec plus de sérénité. L’école n’a aucune raison d’avoir la moindre réticence à l’égard d’une technologie dont ­l’usage se généralise dans le monde qui l’entoure et qui ouvre des possibilités exceptionnelles. Mais en revanche, rien ne l’autorise à accepter sans sourciller, des options pédagogiques que, de manière hâtive, on a associées à son introduction. Il suffit, pour s’en persuader, d’observer la fragilité des stratégies de mise en place qui reposent sur l’opinion de quelques personnes que le hasard de la vie ministérielle rendait ­disponibles et qui, en jouant sur des relais qu’elles se sont choisis, déterminent tout à la fois une politique de formation, un mode de fonctionnement et des orientations qu’elles tentent de présenter comme la seule solution possible. Il est douteux que cette démarche descendante réussisse avec l’informatique alors qu’elle a magistralement échoué dans les 20 dernières années à propos de la télévision scolaire ou des mathématiques modernes.

Les éducateurs doivent se persuader que, si l’entrée de l’informatique est un phénomène inéluctable et hautement souhaitable, le mode d’emploi n’est pas livré avec la machine et qu’il leur appartient collectivement de le définir à l’intérieur de leur projet pédagogique global. La formation qu’il est nécessaire de mettre en place auprès du corps enseignant comme accompagne­ment de cette irruption ne doit pas avoir d’autre objectif que celui de donner le plus rapidement posssible aux enseignants la possibilité d’inventer le meilleur usage de l’informatique qui leur est livrée. Cet unique objectif ne peut être atteint à travers l’imposition d’une doctrine, serait-elle la meilleure.

2. Deux options.

À l’heure actuelle, le terrain est occupé, de manière inégale, par deux courants qui trouvent leurs forces, l’un dans la volonté de l’appareil scolaire, l’autre dans la politique des éditeurs.


a) L’initiation à l’informatique

C’est la thèse officielle. Il semble impossible au­jourd’hui de parvenir à une pensée organisée et

créative si on n ‘est pas initié, dès son plus jeune âge, au langage et à la démarche informatiques. Cette po­sition devrait immédiatement être suspectée puis­qu’elle est tenue par des individus qui, de toute évidence, n’ont pas été formés de cette manière... Elle reprend en outre, étrangement, les arguments qui ont justifié l’introduction des mathématiques modernes. Et avec la même référence à Piaget qui, pourtant, à la fin de sa vie, n’a jamais cessé de regretter la paternité qu’on lui faisait endosser.

Cette orientation est, telle quelle, une impasse dont on a déjà du mal à revenir. Et pour une multitude de raisons.

* l’informatique est une technique, non une science, dont la prodigieuse efficacité ne peut être confondue avec une méthode de pensée ou un mode d’investigation du réel. Elle repose sur quelques opérations simples, enchaînables, répétitives dont on fait vite le tour et qui s’acquiert aisément, quel que soit l’âge où on les aborde.

* la démarche synthétique qui est utilisée dans l’initiation est une erreur comparable à celle qui préside à la pédagogie traditionnelle de la lecture, prouvant que décidément l’école est condamnée à emprunter inlassablement les mêmes chemins. Quand comprendra-t-on que ce n’est pas ce qui est simple qui est facile et que la combinaison des éléments isolés est sans intérêt ?

* On passe ainsi, sous couvert d’initiation, à côté de l’essentiel : l’activité analytique de décomposition d’un problème complexe en ses éléments les plus simples. Or, on constate que cette démarche est naturelle, même aux enfants les plus jeunes, dès lors qu’ils utilisent des logiciels complexes (comment la machine s’y prend-elle pour reconnaître des fautes d’orthographe ou pour accepter des synonymes ?).

Aussi, après la période d’engouement du début, observe-t-on, au niveau international, une désillusion certaine quant à l’intérêt de cette politique d’initiation et ce, d’autant plus que cette nouvelle discipline reproduit les mêmes partages entre les enfants qui réussissent et ceux qui échouent.


b) L’enseignement assisté par ordinateur (E.A.O.)

C’est le vieux rêve de l’enseignement programmé qui renaît et que tentent d’exploiter les maisons d’édition. On peut, pour s’en tenir prudemment à des opinions nuancées, considérer que 95% des logiciels disponibles oscillent entre la débilité et l’insignifiance pédagogiques. Et là aussi pour plusieurs raisons:

* aucune analyse sérieuse n’est faite de la différence entre l’apprentissage et l’enseignement.

L’apprentissage est perçu comme le résultat de l’enseignement et jamais comme l’organisation pro­gressive que l’apprenti construit sur une réalité complexe à travers des interactions fonctionnelles.

Et l’enseignement n’est jamais conçu comme l’en­semble des aides disponibles pour cet apprentissage.

* Les logiciels existants ne sont que les adaptations sur ordinateur de séquences pédagogiques traditionnelles. Les qualités de l’informatique aggravent les défauts de l’enseignement sans apporter d’avantages réels ni de facilités d’emploi. Aussi voit-on surgir des programmes d’enseignement de l’accord du participe passé qui durent vingt heures, des tables de multiplication qui n’auront jamais la facilité d’accès de la couverture du cahier de brouillon, ou des programmes fort complexes pour présenter des connaissances scientifiques ou historiques qui donnent la nostalgie de la consultation intelligente des ouvrage documentaires.

On oublie que l’élaboration de bons logiciels est inséparable d’une transformation de la pédagogie géné­rale afin d’utiliser les apports de l’informatique. Faire l’inverse (adapter l’informatique à une pédagogie inchangée), c’est perturber un fonctionnement qui avait trouvé un équilibre entre intentions et moyens.

Produire des logiciels suppose de créer les conditions de l’innovation et de la recherche entre des enseignants travaillant en équipe. Et il ne fait aucun doute que l’essentiel de la formation informatique des enseignants ne consiste pas à leur inculquer les moyens de base d’écrire des programmes rudimentaires mais exige de leur donner les possibilités d’une réflexion pédagogique afin de rédiger des cahiers des charges des logiciels complexes. Faire oeuvre de pédagogues, non d’informaticiens s’intéressant à la pédagogie...

Là encore, on observe au niveau international, face à la consternante médiocrité de l’enseignement assisté ordinateur, une légère évolution des conditions de production. Mais pour aller dans quelle direction ?


3. L’informatique fonctionnelle

Une troisième voie se fait jour qui nous semble porter les espoirs de l’informatique à l’école en dépass­ant les limites des deux positions précédentes.

Il s’agit d’introduire à l’école une informatique complexe qui réponde aux besoins de la vie des enfants les groupes. Non pas créer une informatique pour l’école, mais utiliser à l’école l’informatique pour les mêmes raisons qu’on l’utilise dans la vie, pour ce qu’elle a de spécifique et déjà d’irremplaçable.

Trois directions sont d’ores et déjà ouvertes.

* Progiciels adultes, dont on a déjà l’usage dans n’importe quel lieu qui a des fonctionnements semblables à celui de l’école : traitement de textes, classement documentaire pour la BCD, gestion de fichiers, adressage, petite comptabilité, mise en réseau par Minitel ou Modem de plusieurs écoles, etc.

* Programrnes de simulation (genre Visical de chez Apple) où des données sont en relations les unes avec les autres et où il est possible d’observer à partir de la variation de l’une d’entre elles, les effets sur l’ensemble des autres (que se passerait-il si...) ; faire jouer sans limites des réseaux de relation : la pensée hypothético-déductive dans sa splendide simplicité !...

* Programmes d’A.E.O. (Apprentissage Exercé par Ordinateur), les plus “accomplis” étant, en ce moment, les jeux d’échecs “électroniques”. On comprend facilement, à travers leur exemple, la différence entre I’EAO et l’AEO. Il ne s’agit pas d’enseigner les échecs en dix leçons, en suivant une progression mais seu­lement (!) d’offrir un partenaire toujours disponible, d’un haut niveau technique et qui, ne commettant pas d’erreurs, oblige l’élève, s’il veut gagner, à être le plus fort et non le moins mauvais. Cette situation d’exer­cerment est d’une prodigieuse efficacité à condition qu’existent par rapport à elle des temps d’analyse, d’apport d’information et de théorisation. L’élève apprend à l’intérieur même de la situation globale sur laquelle il peut néanmoins prendre un pouvoir inhabituel (retours en arrière, demandes d’aide, choix du niveau de réponse, retirer ou rajouter des pièces, etc.), ce qui la différencie d’une partie véritable contre un adversaire.

Incontestablement, les logiciels d’entraînement à la lecture que l’AFL a produits entrent dans cette caté­gorie : Apprentissage Exercé par l’Ordinateur et non enseignement assisté par ordinateur.

Ces trois aspects (progiciels, simulation et AEO offrent à l’informatique sa seule chance de ne pas connaître le même devenir que celui qu’a connu l’introduction de technologies ou de contenus nouveaux dans une école qui redoutait de se transformer ; moyens audio-visuels ou mathématiques modernes...

Cette voie permet de dépasser les limites des deux précédemment décrites.

1. Pour ce qui concerne l’initiation à l’informatique, elle permet d’abandonner la démarche synthétique et la combinatoire et de confronter immédiatement l’en­fant aux logiciels les plus sophistiqués et les plus nécessaires. L’initiation se fait alors en partant des besoins, et de la manière dont le programme les satisfait : une approche analytique, qui part de l’usage de la complexité offert d’abord, dont on vient à observer des éléments (pourquoi ce programme accepte-t-il telle faute d’orthographe et non telle autre ? Comment des mots-clés peuvent-ils répercuter les uns sur les autres de manière hiérarchique ?). Ces fonctions très simples au niveau informatique peuvent alors aisément être modélisées et observées dans un langage accessible à l’enfant, logo par exemple. En informatique comme en lecture, ce qui est essentiel, c’est que l’enfant puisse analyser la réalité complexe, donc qu’il y soit confronté pour apprendre. C’est l’inverse de ce qu’on fait actuellement.

2. Pour ce qui touche l’enseignement assisté sur ordi­nateur, elle permet de reprendre la réflexion au niveau pédagogique. Car le problème n’est plus de continuer à faire ce qui se fait en utilisant l’ordinateur en plus mais de faire, grâce à l’ordinateur, quelque chose qu’on ne pouvait faire jusqu’ici. En particulier, de modifier le rapport entre apprentissage et enseignement.

Ce n’est certes pas un enseignement qui s’essouffle, tant son rapport à l’apprentissage est mal posé, qui peut espérer de l’informatique une nouvelle jeunesse. Au contraire, l’appel à l’ordinateur en révèle cruellement fissures et inadaptations. D’où les réactions de rejet à l’EAO, mais à coup sûr plus à l’E qu’à l’O ! Chercher correctement le lien entre l’ordinateur et l’apprentissage sans retomber dans la conception habituelle de l’enseignement, voilà le vrai problème...

Même s’il est évident que l’introduction de l’informatique n’a pas eu pour origine des raisons pédagogiques, elle constitue un événement capital que l’école doit savoir utiliser.

Elle ne pourra le faire qu’en s’ouvrant à l’usage le plus large d’une informatique fonctionnelle intégrée à la vie des groupes d’enfants. Ni initiation à l’informatique, ni renforcement de l’enseignement par l’informatique...


Jean Foucambert