La revue de l'AFL Les Actes de Lecture n°10 mars 1985 ___________________ DOSSIER : Une politique de lecture, 2ème partie DANS UNE VILLE
Si nous avons choisi BOBIGNY pour illustrer ce que pouvait être une politique de lecture dans une ville de moyenne importance, c’est parce les actions de sa bibliothèque servent régulièrement d’exemples dans les débats, les présentations d’expériences ou les références bibliographiques.
De Bobigny, Chantai GAYERIE, professeur de français, était venue parler à l’Université d’été de 1’AFL (juillet 83) du travail en lecture mené auprès d’élèves de 4ème et 3ème réputés non-lecteurs. Dans les Actes de Lecture n°4, elle déclarait : « Heureusement qu’il y a eu les bibliothécaires ! »( cf “LES ACTES DE LECTURE” n°4, déc. 83, p.75)
Ce projet d’ouverture à la littérature, conduit conjointement par le Collège, la Bibliothèque, le Centre de Loisirs depuis 1981, se poursuit. Il a laissé de belles traces dans un journal réalisé par les élèves dont l’enthousiasme se retrouve tout entier dans le titre « LA FUREUR DE LIRE ».
C’est à la bibliothèque de Bobigny encore qu’on vous envoie, si, par hasard, vos préoccupations se portent sur la littérature destinée aux : tout-petits. Mais vraiment tout-petits puisque lorsque vous demandez l’âge minimum pour s’inscrire dans cette bibliothèque, on vous répond sans ironie, ni provocation “À dix-huit mois... Pourquoi pas ! ”
Après de multiples rencontres avec le personnel des crèches, des maternelles, des centres de loisirs et les parents, on publie même une bonne bibliographie “JE NE SAIS PAS LIRE ! QU’EST-CE QUE JE PEUX LIRE ? ” dont le sous-titre n’hésite pas à prôner “LES LIVRES POUR LES 0-6 ANS”.
Pas de limites d’âge donc, pour découvrir le livre ; l’aventure doit être encouragée de 12 mois à 16 ans, sans interruption entre les deux périodes.
C’est donc toujours à Bobigny qu’on publie “BOBIGNERIES, le JOURNAL DES 8-12 ANS” parce que les romans pour cet âge avaient trop tendance à faire tapisserie entre les étagères de la bibliothèque. Ce journal, né d’une collaboration entre élèves, enseignants, bibliothécaires, présente les romans à son jeune public, lui propose des jeux. Il est diffusé gratuitement à tous les enfants de la ville par l’intermédiaire de l’école.
Quant aux adolescents, aux adultes, ils ne sont pas oubliés : du stage de formation, aux comités d’entreprise, la bibliothèque étend ses ramifications, apportant là où c’est utile, sa compétence, ses ressources. Mais plus que tout, précise Dominique TABAH, bibliothécaire à Bobigny, “C’est davantage, de collaboration qu’il est question. Dans une ville, une bibliothèque ne règlera jamais à elle seule, un problème aussi vaste que celui de la lecture. Elle est obligée d’établir des alliances avec différentes instances, organismes ayant, de près ou de loin, des préoccupations analogues”.
Faire de la lecture l’affaire de tous, ravit l’âme de n’importe quel militant de l’AFL qui ferait bien de Bobigny son lieu de pèlerinage officiel lorsqu’il apprend que la municipalité encourage, soutient financièrement la mise en place d’un réseau de la lecture à l’intérieur de ses murs. C’est Andrée GRASSULLO, adjointe au maire, chargée des affaires culturelles qui écrit, à l’occasion de la fête annuelle du livre : “La défense du livre et de la lecture à laquelle s’attache la Municipalité est une des façons de lutter contre la ségrégation culturelle. Pour la municipalité, la lecture pour tous, doit vraiment être pour tous”. La Bibliothèque de Bobigny sort de ses murs, étend ses actions, met en place avec ses partenaires une politique de lecture. Si elle n’en est pas l’acteur essentiel, elle semble en être le moteur. Comment réagit-elle aux sept propositions de l’AFL. Nous l’avons demandé à Dominique Tabah, responsable de la bibliothèque, dont les propos seront illustrés par un de ses partenaires, l’A.C.E.R.E.P. (Association du Centre d’Etudes et de Réalisation pour l’Education Permanente) représentée ici par Claudie Tabet.
BOBIGNY, 42 823 habitants au dernier recensement. “LA FUREUR DE LIRE”, journal tiré à 3 000 exemplaires, diffusé gratuitement dont le coût a représenté 20 000F pour la municipalité. “JE NE SAIS PAS LIRE! QU’EST-CE QUE JE PEUX LIRE ? ”, brochure de 40 pages en papier glacé, tirée à 3 000 exemplaires et diffusée gratuitement. “BOBIGNERIES, LE JOURNAL DES 8-12 ANS”, journal de 8 pages, tiré chaque trimestre à 5000 exemplaires. A.C.E.R.E.P. : 9,19 rue du Chemin Vert 93 000 BOBIGNY. L’ACEREP est une association loi 1901, filiale de la Caisse des Dépots et Consignations. Elle organise des stages de bas-niveau, des stages qualifiants, des stages de formation de formateurs. D’autres antennes existent en France. Le siège social est au 23, rue de Hauteville, Paris 10ème. Il y a huit formateurs à Bobigny.
Si les sportifs imaginent mal une ville sans stade, les cinéphiles des rues sans cinéma, on pourrait penser que la bibliothèque est là pour satisfaire les seuls lecteurs. Or, cette institution, insatisfaite de son public naturel, se tourne vers ceux qui la délaissent, s’évertuant à leur faire découvrir des livres qu’ils connaissent mal.
N’auraient-ils besoin que de cette information ? A BOBIGNY, comme ailleurs, n’est-ce pas de rapport à l’écrit qu’il est davantage question ? Une bibliothèque diffusera-t-elle largement ses livres si elle ne diffuse pas, plus largement encore, une réflexion, une information sur la lecture ?
Dorninique Tabah : On a souvent demandé aux bibliothèques d’informer le public sur la lecture. Je suis persuadée que les mauvais lecteurs ont besoin d’une telle information, Doit -elle cependant être préalable à la mise en contact avec les livres ? Je ne le crois pas. Auprès du public populaire qui est le nôtre, il est préférable de commencer par des présentations de livres pour débattre ensuite des problèmes de lecture. Comprendre ce que peuvent apporter les livres pour éviter d’en rester à un niveau théorique difficile à transposer, par la suite, dans la pratique. Ce qui ne nous empêche pas d’intervenir auprès de responsables d’associations, de comités d’entreprise, de groupes d’alphabétisation, de formation de jeunes, qui eux, s’appuyant sur des expériences concrètes sollicitent une aide au niveau de la réflexion.
Claudie Tabet : Les gens, ont besoin d’informations, c’est vrai mais sous qu’elle forme ? Je ne pense pas qu’une information style “boîte aux lettres” soit opérationnelle. Tout le monde est saturé par ce type d’actions. Si on tente le genre “réunion de quartier”, on risque de toucher le public déjà averti. Les gens illettrés se cachent : ils ne viendront pas parler spontanément de lecture. En ce moment, nous organisons des stages contre l’illettrisme et nous travaillons avec L’A. N. P.E qui affirme : “on ne connaît pas les femmes illettrées. Elles restent dans leurs foyers”. Quand un public se cache, il faut aller chez lui. Il faudrait qu’une association fasse le tour de tous les bâtiments, parle avec les gens. Ca se fait bien pour les produits de beauté, pourquoi pas pour des problèmes culturels ? Ca existe pour le théâtre où une troupe va jouer à domicile, devant dix, douze personnes qui s’invitent, regardent, discutent ensemble. C’est un moyen de toucher des gens qui, sans cela, n’iraient jamais au théâtre.
Plutôt que d’informer sur la lecture, on préfère élargir l’information sur les écrits. Toujours ce sentiment que si les gens ne lisent pas, c’est parce qu’ils ignorent trop de choses sur les livres, sur leur rôle dans la vie quotidienne. Et pourtant, c’est Dominique TABAH qui affirme : “On n’a pas besoin d’alerter les non-lecteurs sur la nécessité de lire. S’ils ne lisent pas, ce n’est pas faute d’en méconnaître l’importance, c’est à cause des difficultés qu’ils éprouvent”.
Alors pourquoi donner la priorité à la connaissance des écrits, si la lecture est déficiente ? Parce que, semblent dire l’une et l’autre de nos interlocutrices, la bibliothèque est encore trop souvent considérée comme une institution réservée à l’élite. Casser cette image de marque serait déjà briser quelques résistances.
Dominique Tabah : Il faut que le plus grand nombre d’habitants se sente concerné par la bibliothèque. Nous diffusons des livres en tous genres, des revues, des dossiers sélectifs sur les questions présentes dans le public. Même si cette position n’est pas unanime dans notre équipe, je pense qu’il n’y a pas d’écrits secondaires. Peu importe que la lecture ait lieu sur des fiches de tricot, l’important c’est qu’elle ait lieu. Les bibliothèques anglaises qui touchent près de 50% de la population proposent un très large éventail d’écrits. Quelle place joue cet élément dans leur bonne implantation dans la ville ? Je ne sais pas exactement mais si j’étais sûre que la variété des écrits devait diversifier et augmenter la fréquentation de la bibliothèque, je la favoriserais. Nous déployons toutes sortes d’actions susceptibles de faire connaître la bibliothèque à l’extérieur : expositions sur les marchés, interventions dans les lieux où on demande notre aide, présence dans la presse municipale qui est très lue.
Claudie Tabet : Il est urgent de transformer les bibliothèques, d’en faire des lieux de travail, d’ouvrir des rayons “Vie quotidienne et pratique”. Il faut aider les gens à découvrir que ces lieux contiennent des écrits les concernant dans leur travail, leurs tracasseries administratives, etc. Ca les aidera à ne plus avoir peur d’y entrer. Mais il ne faut pas oublier que tous les efforts seront vains st on ne prévoit pas un accompagnement affectif de ce type de public. C’est pour cette raison que nous avons fait de la bibliothèque notre premier partenaire. C’est dans ses murs que nous venons travailler avec les jeunes afin qu’ils se représentent cet endroit comme un moyen mis à leur service. C’est là que sont les livres, c’est là qu’il est important de venir, au lieu de travailler dans des locaux miteux, sous-équipés, sortes de sous-bibliothèques, réponses inadaptées à l’urgence qu’ont ces jeunes en échec, d’être en contact avec l’écrit le plus large et le plus riche possible.
Reste que, ai la connaissance des écrits est indispensable, elle ne facilite pas pour autant leur usage. Dominique TABAH reconnaît que la formation des bibliothécaires est davantage axée sur le livre ou le rapport au livre que sur la lecture : cette limite influence sans doute les actions entreprises. Claudie TABET, même avec sa formation d’enseignante, refuse de s’enfermer dans son rôle de spécialiste. Pour toutes les deux, les besoins en formation se préciseront à partir d’expériences communes et se résoudront sur les mêmes bases.
Dominique Tabah : C’est difficile de formuler clairement nos besoins en matière de formation. Lorsque nous rencontrons les jeunes de l’A.C.E.R.E.P., par exemple, le sentiment d’échec qu’ils éprouvent face à la lecture, nous conduit à inventer d’autres pratiques. Cette expérience nous éclaire sur un public inconnu de la bibliothèque, mais qui existe dans la ville. A partir de ce côté, quelque peu laboratoire, on définit une politique susceptible de le toucher plus largement. Lorsque nous avons travaillé avec les crèches, les maternelles, les parents, la question de la lecture chez le jeune enfant, est apparue : il a bien fallu en parler. Peu de gens ressentaient alors, l’opportunité d’introduire le livre à cet âge-là. C’est un phénomène relativement récent qui se développe parallèlement à une progression quantitative et qualitative de l’édition. L’abondance, la richesse des albums interrogent sur le livre avant la lecture. Nous participons, sur ce thème, à la formation des jeunes de L.E.P. de Bobigny qui comporte des sections puériculture, carrières sanitaires et sociales. C’est vrai que si nous n’évoquons pas, directement avec les lycéens, leurs propres problèmes de lecture, nous les abordons parallèlement, plus discrètement, puisque nous parlons de conditions d’apprentissage de la lecture. Enfin, lorsque nous engageons des actions en direction des comités d’entreprises, c’est aussi bien pour diffuser des livres proches des travailleurs que pour établir des échanges avec d’autres partenaires. Les bibliothèques ne sont pas qu’un lieu de ressources. Elles permettent les animations autour du livre, elles peuvent aussi, si on y introduit par exemple des logiciels, participer au développement des techniques de lecture.
Claudie Tabet : Personne ne peut nier le besoin en formation, mai sur quelle base, pour quel objectif. À 1’A.C.E.R.E.P., il faudrait pouvoir dialoguer avec l’Education Nationale qui est en train de former identique ment les frères et les soeurs des jeunes que nous essayons de sortir de leur échec social. C’est ensemble qu’il faut comprendre des choses. Dans la ville, il existe plusieurs centres de formation-lecture pour les 16—18 ans, les 25-40 ans. Chacun se débrouille dans son coin sur des problèmes analogues. Pourquoi ne pas avoir une politique, des animations communes ? Pourquoi ne pas faire rencontrer nos publics, travailler avec des gens d’âge et de milieu différents. Nous avons mis sur pied, à 1’A.C.E.R.E.P., un stage ELMO 0. C’est cher. A quoi ça sert que d’autres fassent le même investissement ? Pourquoi ne pas grouper tout le matériel quelque part, à la bibliothèque par exemple, et s’en servir en commun à partir d’axes communément définis ? Si un jeune de 16-18 ans peut pianoter à côté d’un homme de 30-35 ans et que ce dernier lui explique qu’il est en reconversion après avoir été O.S. plusieurs années, le jeune se dit “Ah ! bon ? un type de 40 ans peut réapprendre un métier ? ” C’est stimulant. Quand je pense à tous les stages qui existent (stages de mises à niveau, stages qualifiants, stages de haut niveau) organisés par 1’A.C.E.R.E.P., la Chambre des Métiers, différentes associations, je me dis qu’on ferait mieux de se partager les moyens, de réfléchir ensemble, au lieu de chercher, tous, séparément des aides financières ou techniques auprès de la municipalité ou ailleurs.
Le dynamisme actuel esquisse l’avenir avec des projets intimement liés à la réalité. Si Dominique Tabah se réjouit à l’idée de la construction de la nouvelle bibliothèque (3.400 m² prochainement implantés près de la mairie, élargissant les possibilités d’action culturelle grâce à une nouvelle discothèque, un service informatique, un service audio-visuel et une augmentation de personnel formé), elle sait aussi que les besoins restent plus forts que les moyens, surtout à Bobigny où la population très mobile, oblige à des actions de sensibilisation et d’informations toujours renouvelées.
Claudie TABET, elle, n’attend rien de moyens supplémentaires tant que les jeunes n‘auront pas un autre statut, une autre image d’eux. ! “Nous cherchons avant tout, à les rendre autonomes dans leur travail, dans leurs relations aux autres, aux institutions. Il faut qu’ils cessent de se considérer vides de tout savoir. Nous les amenons à se débrouiller seuls, à aller seuls dans un magasin, chez un artisan, à se déplacer seuls aussi. Chaque fois, nous favorisons l’évaluation du moindre progrès. C’est à ce prix qu’ils apprendront à lire”. Les moyens ne sont que des aides, jamais des préalables. Cette conquête d’un autre statut est décisive pour chaque apprentissage. C’est toujours Claudie TABET qui, parlant des filles maghrébines, dit “elles vivent le stage comme un territoire de liberté. Chez elles, le livre est interdit. Si elles se soustraient aux tâches ménagères pour s’isoler, pour lire, ça devient vite un drame. Le Livre devient l’ennemi de l’organisation familiale”.
Est-ce parce que ce palier n’est pas encore franchi qu’à l’A.C.E.R.E.P. on n’adhère pas vraiment à ce que l’A.F.L. appelle “les nouveaux écrits”. Claudie TABET s’étonne même de cette position “Il y a énormément de romans accessibles par ces jeunes. Dès qu’ils ont repris confiance en eux, ils se plongent dans des livres très difficiles et y trouvent leur compte. Je suis surprise qu’à l’A.F.L. on favorise une lecture d’appauvrissement en ne parlant que de lecture fonctionnelle”.
Bien sûr, nous nous sommes expliquées sur la fonctionnalité du plaisir, de l’imaginaire, du rêve ou de la découverte. Reste à savoir, si après tant d’années d’exclusion, on ne s’empare pas d’un nouveau savoir, ici la lecture, comme moyen rapide d’insertion, de déculpabilisation. Quel pouvoir ont les écrits de ne pas normaliser leurs lecteurs ?
À la bibliothèque, attitude commune. Dominique TABAH semble assez satisfaite de la production écrite et de son évolution. Aucune porte ne semble cependant fermée puisqu’elle conclue : Petit à petit, on arrive à se dégager d’un certain nombre de tâches techniques. Alors, on s’attaque aux vrais problèmes diffusion du livre, lecture... Ca demande du personnel qualifié, armé pour débattre de ces questions dans la ville avec d’autres partenaires. Grâce à la volonté municipale, nous avons la chance de l’avoir. Le travail qu’il nous reste à faire nous intéresse passionnément”.
Les bibliothécaires de Bobigny ont des projets à la dimension de leurs passions et de leur vitalité. Ce qui n’est pas peu dire. Par ce très froid jour de janvier, d’où pouvait venir cette sensation de chaleur : des propos entendus ou de la délicate attention municipale qui avait placé près des arrêts d’autobus des bidons chargés de braises chaudes? Lorsque le bien-être des gens devient la vraie priorité, est-on en mesure de dissocier les actions agréables au corps de celles vivifiantes pour l’esprit ?
Yvanne Chenouf
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