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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°16  décembre 1986

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ÇA, UN LIVRE POUR ENFANTS ?

« Le roman est une machine inventée par l'homme pour l'appréhension du réel dans sa complexité. » ARAGON



Qu'y a-t-il dans un livre ?

Qui nous invite à y entrer, à y rester, à y retourner ?

Se pourrait-il que nous n'ayons pas été prévus ?

Pour répondre à ces questions, il faudrait interroger les écrits au-delà de leur contenu, percer le mystère de leur origine au moment où, pressentant son lecteur, l'auteur lui propose les moyens de le rejoindre. Au moment où, en bon stratège, il tient compte de son destinataire, de sa position (ses connaissances, sa langue, sa manière d'aborder le monde), prévoit ses mouvements (comment risque-t-il d'interpréter tel ou tel passage) pour le rencontrer enfin dans une invention commune : le sens.

L'impossibilité de lire doit cesser d'être considérée comme une mal­chance, une anomalie ou un manque : c'est une réalité prévisible.

Comment aider les non-lecteurs » à emprunter cette logique, à faire, des textes qui les excluent, une lecture « ethnographique » ?



C'est ce que nous nous sommes demandé tout au long du stage « Recherches en B.C.D.» pour en arriver à cette conclusion : il faut faire parler les res­ponsables, c'est-à-dire les auteurs, les contraindre à nous livrer tous les secrets qui entourent la mise en oeuvre de leur désir d'écrire.

Première victime : Christian BRUEL et son livre Venise n'est pas trop loin, Gallimard, Le Sourire qui Mord.

C'est dans la tendresse, bien sûr, qu'il dépose son premier aveu : « Ce livre, c'est mon préféré avec Jérémy au pays des ombres et de la nuit. » Tant mieux. Car si Christian Bruel parle bien des livres, iI parle encore mieux de ceux qu'il aime. Alors, de ceux qu'il préfère !

Deuxième aveu livré dans la passion cette fois : « Ce livre est né du choc vénitien. Je n'étais jamais allé à Venise et j'avais très pour des clichés qui collaient à cette ville. J'étais notam­ment agacé par tout le discours péri-vénitien autour de la décrépitude, de l'enfoncement. Les Italiens n'ont pas cette vue touristico-romantique de leur ville. Venise palpite, Venise vit et c'est pourquoi j'ai voulu la décrire à travers les émotions d'une adolescente et de sa projection vers l'avenir. » Pour qui connaît et aime Venise, ce livre est propice à l'émotion. Des phrases comme : «Au petit matin, debout entre les bagages, dans un bar entrouvert sur le Grand Canal, le capuccino est sans rival », invitent les initiés. Alors, sans regarder le texte, on commence à déambuler dans les souvenirs, au gré des documents, des dessins, des photos qui s'éparpillent dans le livre.

On se promène sans but jusqu'au moment où on a l'impression de suivre quelqu'un.

Le livre repose sur ce principe.

Le troisième aveu se trouve à la dernière page où Christian Bruel prétend avoir été contacté par une jeune personne qui lui aurait demandé d'écrire l'histoire d'une aventure secrète qu'elle aurait vécue à Venise. Elle aurait déposé sur son pail­lasson toute une foule de documents susceptibles de l'aider. Mensonge ou vérité, Bruel affirme n'avoir rien fait d'autre que de tenir cette promesse en proposant, dans ce livre, sa ver­sion des faits.

Aux lecteurs de se faufiler à travers les indices gravés sur les pages pour y confronter la leur, semblable ou différente.

« Ce livre interroge le statut de l'image et la place d'où on raconte. Le narrateur reprend à son compte un récit qu'il réor­ganise autour d'images éparses. On a donc prévu une lecture inorganisée et une lettre finale qui réorganisait tout sans rien révéler... »

Ne rien révéler... C'est pourtant à l'inverse qu'on aimerait le contraindre. Aux questions de plus en plus précises, il oppose d'autres questions.

« Après tout qui est cette jeune fille ? Quel est son nom ? Est-­ce elle qui apparaît sur les images ou a-t-elle voulu nous emmener sur une fausse piste ? Et cet homme, est-ce vrai­ment lui à la page 20 ou là aussi nous égare-t-elle ? Quant à sa mère, est-ce elle page 24 ou alors brouille-t-elle encore les pistes pour qu'on ne puisse pas la reconnaître ? »

Mais enfin, il ne va pas nous faire croire qu'il est si peu maître de sa création !

«11 y a des moments où la création dépasse ce qu'on avait imaginé. Regardez page 16 et page 17. C'est lorsque nous les avons encastrées que nous nous sommes rendu compte de l'harmonie des couleurs, de la continuité du mouvement entre l'eau du canal et les pavés de la place. »

II s'amuse, puis redevenant grave, il se précipite sur son qua­trième aveu.

« J'ai voulu parler de l'adolescence dans sa complexité. Cette histoire, comme on me l'a fait remarquer, pourrait être celle de Julie qui, ayant grandi et réglé ses problèmes d'identité, aborde les conflits avec sa mère. Sa mère qui l'attire et qu'elle veut quitter. Elle ne cesse de jouer avec le cordon ombilical qui la promène entre l'enfance et l'âge adulte. Cette période est celle où la naïveté, la candeur co-existent avec une hyper-information. Cette adolescente quitte le monde de l'enfance en s'enveloppant dans un secret qui la rend unique, qui l'alourdit.. »

Est-ce ce secret qui fait dire aux lecteurs adultes : «C'est un livre bizarre, envoûtant, peut-être difficile pour des enfants. »

Des regards gênés s'échangent.

Christian Bruel n'a plus rien à cacher : « La critique n'a pas su lire ce livre. Je revendique qu'il soit difficile. C'est d'ailleurs vrai pour la plupart de nos productions.

Je suis agacé par le désir qu'on a de faire des livres faciles, rapides à lire. Pourquoi pousse-t-on à cette boulimie de lectures ? C'est vrai que ce récit est chargé par l'émotion. Il y a une tension sexuelle sous-jacente. On y a mis des ingrédients sulfureux comme le jeu, les relations perverses entre les enfants et les adultes... Il n'y a aucune raison pour que le lecteur enfant ne soit pas devant le texte comme un lecteur adulte. Le livre propose une version élucidée du monde. Mon projet pédagogique est là-dedans ! »

Et, pour finir, il me confie alors que je ne lui demandais rien :

« Ce livre a même été photogravé à Venise. Quelle coïncidence ! »

Yvanne CHENOUF