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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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LE BALANCIER IDÉOLOGIQUE

Le journal Le Monde dans son édirion du 17-10-1986 a consacré une page entière à la dyslexie. Le sujet et le contenu de ces articles ne pouvaient que faire réagir des membres de l'AFL. C'est ainsi que Raymond Millot nous a envoyé ce texte.

Le Monde (17-10-1986) 
La souffrance d'Adrien (Le dyslexie peut bouleverser la vie des enfants et de leur famille. Pourtant des possibilités existent de la combattre, pourvue qu'elle soit dépistée assez tôt.)
Anomalie du cerveau (Les recherches sur les causes de la dyslexie s'orientent vers une lésion du cortex gauche, au niveau de la zone du langage.)

Par estime et pour amitié pour Le Monde, on voudrait que son objectivité ne soit jamais prise en défaut... Hélas, il est, lui aussi, sensible à « l'air du temps ». Le balancier idéologique fait aussi marcher son horloge­rie. On s'en aperçoit mieux quand le sujet traité entre un peu dans nos compétences.

De quoi s'agit-il ? Les titres l'indiquent en filigrane : du vieux débat sur l'inné et l'acquis. Alors, la vigilance se mobilise. Vigi­lance vis-à-vis des scientifiques qui ne peuvent plus nous faire le coup de la science neutre et objective. Vigilance vis-à-vis des idéologues de tous bords sollicitant la science pour prouver le bien-fondé de leurs convictions. De Lyssenko aux socio-biologistes. Vigilance vis-à-vis des journalistes, si hono­rables soient-ils.

Alors, la dyslexie ? C'est tout simplement ce dont souffre Adrien. Sa maman a écrit un livre, elle sait donc de quoi elle parle.

La dyslexie, c'est quelque chose que les enseignants sem­blent couramment confondre avec « paresse et capacités intellectuelles limitées ». Ça se diagnostique chez le neuro­psychiatre qui, dans la foulée, peut même détecter « dysortho­graphie, dyscalculie », et « un moral atteint par trois années d'échec »... Ça se soigne efficacement : courte rupture avec l'école au profit d'un « cours spécialisé» puis cinq ans de rééducation orthophonique au rythme de quatre séances par semaine (!). Adrien pourra ainsi faire l'école hôtelière. Ça pourrait se détecter chez les tout-petits grâce aux tests de « présomption» du Pr WILLENS (le Pr DEBRAY-RITZEN, lui, repousse le diagnostic après sept ans). Ça fait l'objet d'un intense travail associatif (six associations) qui débouche sur des propositions concrètes : une orthophoniste dans l’école, une formation des maîtres, une évaluation différente, des « trucs » (moyens mnémotechniques par exemple) pour « contourner le handicap » qui, de toutes façons, « subsiste­ra ».


Les « spécialistes » - non cités nommément - sont invoqués à plusieurs reprises : ils font évidemment autorité et parlent d'une même voix. Et ce que dit cette voix est doux à l'oreille des parents qui insistent sur le soulagement qu'ils éprouvent quand, après des années d'interrogation et d'ignorance, on leur explique l'origine des maux: « un traumatisme au cerveau héréditaire» (!). Le lecteur haletant veut en savoir plus. L'article scientifique est là pour le satisfaire. Il est prévenu dès la pre­mière ligne qu'il va s'agir d'une « question provocatrice » : « La dyslexie est-elle une maladie héréditaire ? » Il apprend tout d'abord que le Pr GESHWARD a fait ses observations sur « les cerveaux d'enfants dyslexiques décédés accidentellement » et il a aussitôt envie de poser quelques questions :

- Travaille-t-on sur des grands nombres ? Difficile à imaginer.

- A-t-on questionné les familles de tous les enfants morts accidentellement et autopsiés, ou seulement de ceux présen­tant « une anomalie située au niveau de la zone du langage découverte par Broca »? Dans le second cas, vraisemblablement, ne risque-t-on pas de négliger des cas de dyslexie non accompagnée d'anomalie cérébrale ? Si ce risque est pris, la corrélation dyslexie-anomalie ne constitue plus une explica­tion (c'est ici que la composante idéologique - hérédité/ fatalité - de l'hypothèse peut infléchir la démarche scientifi­que).

D'autant plus qu'une autre question, essentielle, se pose :

- Qui a diagnostiqué la dyslexie ? Les parents ? Des spécialis­tes ? Lesquels ? Des enseignants ? Ayant quelles pratiques ? Prenons, par exemple, pour spécialiste, Michel LOBROT. Il a étudié pendant des années « le trouble de la langue écrite » et il constate que certains enfants ont "des difficultés avec le monde sonore essentiellement parce qu'ils répugnent au tra­vail de répétition des sons, comme toutes les actions de pure répétition et de pure copie »... « Ils perturbent leurs actions de lecture proprement dite, c'est-à-dire de globalisation-­reconnaissance, en y introduisant sans cesse des actes de déchiffrage intempestifs... résultats d'une pédagogie qui les contraint sans cesse aux actes que précisément ils ne peu­vent pas faire ? »

Si donc l'on suit plutôt M. LOBROT que M. DEBRAY-RITZEN, la corrélation serait à établir entre anomalie cérébrale et diffi­culté, non pas à lire mais à déchiffrer, à effectuer ce « travail de répétition nécessaire à la maîtrise de la combinatoire »(« ré­pétition mentale du donné sonore, ralentissement du donné sonore, analyse du donné sonore, analyse du donné graphi­que, repérage des similitudes »).

Ce que nous savons aujourd'hui de la lecture nous conduirait à considérer cette incapacité comme sans importance et cette « répugnance » comme une attitude positive. La suite de l'ar­ticle semble nous conforter dans cette idée: «La dyslexie, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ne serait pas due à une insuffisance de développement de la zone du langage mais plutôt à un excès de développement de cette zone. Comme s'il existait trop de cellules nerveuses et que ce sur­plus, en définitive, nuisait au fonctionnement - orthophoniquement efficace - de la machine à langage. »

Ce «surplus de neurones » qui s'oppose au déchiffrage mais autorise la lecture idéo-visuelle comme l'avait constaté le Dr DECROLY vers 1908, et nous après lui, a de quoi faire rêver... et si tous ceux qui répugnent à se plier à une norme discutable, à des conventions formelles, au psittacisme avaient eux aussi un excès de neurones, un handicap irréver­sible, un traumatisme héréditaire ? On saisit d'autant mieux la prégnance des idéologies dominantes sur nos journalistes quand on s'aperçoit que le concept complaisant de « maladie héréditaire » qu'ils évoquent n'est nullement repris par les scientifiques qu'ils citent ! Ceux-ci constatent une «réorgani­sation de l'architecture du cerveau » (sous l'effet présumé d'un « moment critique de la grossesse »). Mieux, ils récusent l'idée qu'il existe « un cerveau standard»: « Nous sommes de plus en plus frappés par son extrême variabilité. »

En outre, le Pr GALABURDA (Harward Medical School) apporte une eau abondante à notre moulin : « Ce serait une erreur d'avoir une approche purement médicale et biologique de la dyslexie. Un trouble d'origine cérébrale est certainement en cause mais il ne fait sans doute que prédisposer à la sur­venue d'un véritable syndrome dyslexique. C'est de la qualité de l'environnement et de l'entourage de l'enfant que dépendra en grande partie l'apparition ou non de ce syndrome. » Que l'entourage mette l'accent sur la lecture et non sur le déchiffre­ment et « l'excès de neurones» passera inaperçu (avec ou sans décès accidentel). Et le professeur de conclure: « Leur assurer un environnement culturel adapté, c'est aujourd'hui encore le seul moyen de leur venir en aide. » On est loin de la «rééducation » orthophonique et il faudrait peu de choses, simplement une bonne information - mais que fait donc là-bas Frank SMITH ? - pour que ces professeurs décrivent concrè­tement cet environnement et fassent eux-mêmes tomber les idées reçues, les « soulagements» imbéciles, les classifica­tions intéressées, les « solutions» fausses.

Un environnement culturel qui donnerait la priorité au sens sur la forme, à l'utilité sur le faire-semblant, à l'apprentissage sur l'enseignement, à l'aide sur la médicalisation, à la lecture sur le déchiffrement.

Un environnement qui ne nierait pas sottement ou démagogiquement l'inné (une certaine formulation, «tous capables» peut prêter le flanc à cette critique) mais qui se consacrerait l'acquis, c'est-à-dire au développement des potentialités.


Raymond MILLOT