La revue de l'AFL Les Actes de Lecture n°17 mars 1987 ___________________ LA NOTION DE PACTE Jean-Claude Passeron En
préambule, Jean-Claude PASSERON a tenu
à préciser la portée de cette notion
de démocratisation :
« Il faut être clair sur ce terme et lui faire dire davantage que la simple augmentation quantitative des gens touchés par une pratique. La question de l'augmentation en taille d'un public de pratiquants rencontre rapidement un autre problème qui n'est pas un problème de croissance mais de seuil ou de frontière : on a eu souvent l'impression, dans une première phase, que l'amélioration de certains des instruments ou des techniques de l'offre fait augmenter le nombre des pratiques parce qu'on est encore en train de pêcher dans les mêmes eaux ; or, lorsqu'on envisage plus amplement le problème, et l'histoire le montre pour les institutions culturelles, on rencontre un butoir : simplement du fait que l'amélioration des effets attendus plafonne parce qu'il s'agit alors de convertir d'autres groupes sociaux et que les instruments qui, un peu perfectionnés, ont pu permettre d'accroître les taux à l'intérieur de publics déjà convertis ne sont plus des instruments adéquats. Cette question de la redéfinition du produit offert et des instruments d'offre, la démocratisation de l'école l'a rencontrée et la rencontre encore. Et sur les problèmes de lecture aujourd'hui, c'est bien la même chose : on ne peut attendre une diffusion de la lecture et de ses formes les plus exigeantes dans de très vastes publics qu'en sachant alors qu'il s'agit bien de l'extension de telles pratiques aux groupes peu scolarisés ou peu cultivés qui sont la majorité démographique de nos populations. C'est donc dans ce deuxième sens, tenant compte de l'anatomie réelle de nos sociétés que se pose la question des stratégies et des voies les plus à même d'atteindre ces résultats. » L'exposé s'articule alors autour de deux acquis, de deux conséquences et d'un point marginal mais d'importance. « Premier acquis : Les recherches auxquelles l'A.F.L. fait largement écho établissent la différence sociologique et sémiologique qu'il faut faire entre analphabétisme et illettrisme. Il est temps de ne plus se contenter de mesurer les progrès de l'acquisition du code écrit au simple taux de régression de l'analphabétisme : la longue marche à l'alphabétisation, qui est bien sûr le grand apport des cent cinquante dernières années, fait éclater aujourd'hui dans son évidence que savoir déchiffrer est une maîtrise du code écrit qui ne permet absolument pas la lecture fréquente, intensive et réitérée de livres longs. Bref, on mesure, à travers les vitesses de lecture, les divers seuils de cet accès à une lecture flexible qui est la condition sine qua non d'une utilisation réelle de l'écrit; c'est une illusion d'optique énorme que de penser que, désormais, tous les gens savent lire et qu'ils n'ont plus qu'à lire ; ou alors, c'est qu'ils y mettent de la mauvaise volonté, que nous nous y prenons mal, que nos livres sont mal illustrés ou qu'on n'a pas fait autour la propagande nécessaire. Car ce qu'on entend par lecture dans ce deuxième sens, qui va de la lecture cultivée au sens littéraire à la lecture savante, elle-aussi assortie de nombreuses exigences de lectures multiples, ne peut pas être techniquement abordée à ce niveau rudimentaire de maîtrise du code écrit. Dans la suite de
l'analyse, il importe toujours d'avoir ce premier
acquis en tête pour ne pas sous-estimer le fait que l'on
attend que lisent des gens qui ne savent pas lire au sens que l'exige
ce qu'on attend d'eux. Jean-Claude PASSERON aborde alors deux conséquences.
Deuxième conséquence : Une fois armés de ces deux principes (savoir qu'il y a un commencement - aborder ce problème comme un mixage culturel et non comme une imposition culturelle) et aussi persuadés que nous soyons de l'intérêt de la diffusion des formes de la culture qui nous plaisent le plus, nous devons penser que cette diffusion de la lecture dans des milieux socio-culturellement diversifiés doit être, elle-même, diversifiée et capable de rompre avec l'illusion qu'il s'agit d'étendre à toute une société un modèle extrêmement restreint dans l'histoire sociale, celui du lectorat cultivé et littéraire. Le recours au texte écrit a été et est aujourd'hui, de manière croissante, une pratique multifonctionnelle par rapport à des objectifs, des intérêts et des plaisirs radicalement différents. La lecture est sans doute, la moins spécifiée culturellement des pratiques : elle sert à tout, y compris dans les pratiques sociales et les technologies les plus récentes qui l'appellent comme intermédiaire nécessaire ; celles-ci ne sont pleinement utilisables, au-delà de la prise de contact et du premier instant de curiosité, qu'en mobilisant autour d'elles le recours à l'écrit. Vouloir la diffusion de la lecture, c'est laisser aux gens le choix et la multiplicité des formes de lecture. L'ethnocentrisme culturel triomphe dans des formules du type : « il ne lit pas puisqu'il ne lit que des B.D. » ou « il vaudrait mieux ne pas lire que de lire ces collections qui abêtissent »…
L'idée qui s'opposerait à celle de la diffusion du lectorat cultivé, serait celle d'une diffusion par l'acceptation de la diversification. Si elle se diffuse vraiment, la lecture ne sera plus celle que nous connaissons et que, paradoxalement nous nous proposons de généraliser. On retrouve cette contradiction à propos de la démocratisation de l'école quand elle n'inclut pas l'exigence d'une redéfinition : il y a trente ans, la démocratisation passait par la volonté que le jardinier puisse aussi lire Platon dans le texte, et pourquoi pas ? aujourd'hui qu'on avance vers cet objectif même si l'on est loin de l'avoir atteint on s'inquiète fort d'avoir à se retrouver jardinier avec une licence de grec! Il faut s'entendre sur ce qu'on appelle diffusion de la culture… La sociologie apporte également quelques lueurs sur l'expérience des lecteurs lorsqu'ils lisent les textes avec une attente et donc un plaisir littéraires : à quelles conditions sociales et culturelles s'instaure ce « pacte » de plaisir ? On peut tirer de l'analyse de la réception des œuvres cette notion que les traits nécessaires ne sont pas tous dans le texte mais aussi dans le système lui-même de la littérature. Quelles sont les conditions, et elles sont autant sémiologiques que sociales, qui doivent être réunies pour qu'un lecteur puisse passer avec un texte ce genre de pacte? Un pacte, c'est la manière dont on prend un message ; c'est l'élargissement de la notion de circonstances que les linguistes utilisent en la limitant aux conditions spatio-temporelles de la situation d'énonciation à connaître pour comprendre la signification de l'énoncé. Le pacte « d'assouvissement » est sans doute le plus fréquent et fonctionne aussi dans les publics cultivés, y compris lorsqu'ils lisent des œuvres savantes mais en prélevant simplement ce qui permet cette lecture d'assouvissement celle qui exige le moins de préconditions car les pulsions et les fantasmes, chacun les a déjà sans avoir besoin de les former à travers des expériences antérieures de familiarisation avec les textes. En ce qui concerne la lecture littéraire, les circonstances deviennent sinon presque tout, puisque le texte dans son niveau neutre et littéral garde une importance, du moins ce qui détient l'essentiel de ce qu'on fait dire au texte. C'est par rapport à cet horizon d'attente du lecteur que le texte fera effet déception ou surprise ; il y a donc différentes attentes qui donnent des sens différents au texte et le problème posé est celui de la complexité des conditions qui permettent à un lecteur de passer ce pacte littéraire. Pour n'en donner qu'une idée, c'est la référence au système de la littérature dans lequel le texte s'inscrit. La lecture littéraire est référentielle : l'attente doit être constituée par rapport à une expérience déjà existante, non pas de textes épars, mais d'un système de la littérature et dans les cas les plus exigeants, de l'histoire complète de la littérature afin que ce texte prenne son sens et produise un effet littéraire. C'est d'ailleurs pourquoi il est vain d'attendre des résultats pour une politique de lecturisation quand elle se construit autour de « coups » médiatiques à propos d'un livre, comme on peut le voir avec des films ou des émissions de télévision tirés de romans. Ces actions isolées ne construisent pas les conditions d'un pacte littéraire pas plus qu'il n'existe, chez l'individu, une rencontre initiale déterminante. C'est ce qui se construit entre les textes, dans leur mise en relation et en réseau, qui rend possible la lecture de type littéraire. Les pactes les plus simples ne se situent pas au niveau de la langue employée et des publics illettrés ont pu écouter des œuvres dans des langues très conventionnelles ; ils se situent au niveau de la forme qu'on peut appeler la forme du récit. Le pacte romanesque minimal qui a fonctionné dans beaucoup de cultures implique, certes, des références à un autre univers littéraire mais qui est essentiellement celui des récits possibles et des retours de thèmes. Ce niveau existe dans des œuvres comme le Don Quichotte et le pacte minimal qu'il propose est possible pour tout public. L'ambivalence des romans jusqu'à très tard dans le dix-neuvième siècle, c'est qu'ils ont encore fortement la possibilité d'être lus comme récit ; chez Proust cette possibilité s'estompe et les publics qui, par leur référentiel, ne sont capables que de ce pacte sont de plus en plus déçus par ce qu'on appelle roman dans la production actuelle. C'est une des caractéristiques de la manière dont ont évolué les formes les plus modernes d'art que d'avoir rendu plus nombreuses et plus impérieuses les conditions auxquelles peut être passé un pacte littéraire avec elles ; ce qui se mesure directement dans l'évaporation corrélative du public correspondant. Alors que si on considère l'histoire du public romanesque, il est évident que les romans du dix-huitième et du dix-neuvième siècles demandaient pour être lus des préconditions moins exigeantes, en termes de référence au système de la littérature que les romans les plus récents : les romans qui ont eu des audiences interclasses - comme le Don Quichotte - toléraient qu'on passe avec eux de multiples pactes littéraires de forme différente et plus ou moins exigeants. Le dix-neuvième siècle, avec Stendhal et Flaubert, par opposition à Balzac, est sur le fil du rasoir : les romans se prêtent encore à ces lectures multiples bien que le mouvement soit amorcé par eux, et nommément par Stendhal. Les projets créateurs qui ont suivi ont revendiqué de s'adresser à des « happy few » et non à tout le monde. C'est chez Flaubert, le durcissement du dur métier d'écrire qui est aussi une stratégie d'imposition du dur métier de lire. Si on reprend l'histoire de la forme romanesque, on constate que les pactes littéraires permettant de lire les romans comme des romans et d'y prendre les plaisirs du roman ont conduit cette forme littéraire à exiger des pactes de plus en plus difficiles. Une politique de lecture ne peut pas ne pas réfléchir à ce mouvement volontairement sélectif quant à l'horizon d'attente à partir duquel on peut lire. Une question en marge pour terminer : Il est étonnant d'observer la résistance que rencontrent ces analyses : on entend toujours ces faux constats de déploration. « Le niveau de lecture baisse ; on ne lit plus les belles choses qu'on lisait avant » et personne n'est sensible aux explications qui peuvent être données de ces phénomènes, préférant l'illusion d'optique historique selon laquelle le niveau baisse... Quelles sont les raisons culturelles et les fonctions sociales de cette résistance qui s'appuie sur la comparaison des performances d'une minorité d'autrefois à celles de la majorité d'aujourd'hui ? Quand on n'hésite pas à dire d'un individu qu'il ne lit pas dès lors qu'il lit quelque chose que l'on dévalorise, c'est toujours le signe qu'il y a un fort intérêt dans l'attachement aux signes et aux symboles de la différence... » La discussion s'engage alors avec l'assistance et nous ne reproduirons ici que les réponses fournies par Jean-Claude PASSERON.
Peut-on observer, à travers les enquêtes, que les personnes de milieu populaire qui lisent la littérature savante passent avec elle un pacte différent de celui qui est passé par le public légitime ?
De par leur appartenance sociale, certains auteurs ne sont-ils pas les plus mal placés pour produire des œuvres qui ont des lectures vastes ?
Cette notion de pacte permet de regarder autrement la production qu'on appelle aujourd'hui littérature enfantine. Autrefois, les livres lus par les enfants et les adolescents étaient aussi ou d'abord des livres d'adultes. Simplement, ils autorisaient des horizons d'attente multiples qui permettaient aussi à des enfants d'y trouver des entrées. La production actuelle d'une littérature spécifique pour la jeunesse ne risque-t-elle pas d'aboutir à un enfermement dans un monde limité de pactes qui va à l'encontre de l'ouverture souhaitée pour un lecteur ?
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