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La revue de l'AFL

Les Actes de Lecture   n°17  mars 1987

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LECTEURS MODÈLES OU MODÈLES DE LECTEURS

HUMEUR NOIRE


Le livre de jeunesse a son salon.
Montreuil est sa demeure.
85 exposants, plus de 120 auteurs et illustrateurs.
3500 bibliothèques et enseignants, 35 000 visiteurs l’ont consacré les 5,6 et 7 décembre derniers.


Largement annoncé sur les murs et sur les ondes, le Salon a donc eu le succès qu'il avait préparé. Véritables cornes d'abondance, les stands des éditeurs ont réellement contribué à installer la fête pour ne plus la quitter.

Les enfants et les livres exhibaient une bonne santé.

L'A.F.L. avait été invitée à tenir un stand et à participer aux débats. Nous nous sommes plu dans ce salon riche en contacts, découvertes et convivialité mais nous mentirions si nous ne signalions pas quelques poussées de malaise. Elles ont eu lieu principalement dans les débats.

Promouvoir les livres ?

Oui, bien sûr. Mais encore faut-il être attentif aux phénomènes d'exclusion qui accompagnent toute promotion. Surtout à Montreuil.

Aussi, ce papier a-t-il comme but de féliciter cette ville de l'événement littéraire qu'elle renforce d'année en année, tout en essayant de lui apporter une contri­bution écrite tant notre parole nous a semblé difficile à exprimer.

Car enfin que dire dans un débat qui s'appelle « Pour ou contre la littérature jeunesse » quand il est clair que tout le monde est «pour» dès les premières minutes et que le reste du discours consiste à échanger quelques précautions :

  • que l'auteur écrive sans penser aux enfants, c'est primordial !

  • qu'il soit ravi que ses 450 pages, se retrouvent chez Gallimard... en Folio Benjamin et en 30 feuillets... c'est évident!

  • qu'un livre se défende d'être un livre pour enfants, surtout !

  • qu'un homme de 50 ans ait autant de plaisir à le lire qu'une fillette de 5 ans, ça va de soi !

  • que la littérature enfantine entraîne vers la littérature générale, celle qui est moins intéressante puisqu'elle ne peut être lue que par des adultes. Et la boucle est bouclée !

Échanges mollement liés par deux journalistes qui n'affichaient comme compétence que leur a.a.amour pour les livres d'enfants (les bons, sans les définir) ; leur connaissance du milieu littéraire (génial coco, ton dernier polar !); leur mépris sympa pour les dames bibliothécaires (les mômes choisissent sans vous, allez! c'est pas grave l) et leur mépris tout court pour les enseignants qui, eux, dégoûtent les gamins de la lecture.

L'ancien professeur, parvenue journaliste, règle-t-elle ses comptes avec son purgatoire Éduc. Nat. ? Toujours est-il qu'elle a amené sa propre môme pour témoigner de la brutalité des profs sur les goûts littéraires précocement développés par l'attentive mère qu'elle a su être (j’te raconte pas !). Moins grotesque mais tout aussi frustrant, la présentation du sondage I.F.O.P. sur les habitudes, les goûts et les attentes de lecture des jeunes de 8 à 12 ans.

Grande révélation de ce sondage : les filles et les garçons différents : elles lisent tandis que les garçons agissent. Floues, les filles, casanières même, dépendantes, mélomanes, frustrées et scolaires.

Beaucoup plus clairs, les garçons qui placent délibérément aspirations dans l'action tandis que les filles les abandonnent dans les rêves.

Ensemble, ils sont plutôt ordinaires: ils aiment les récits d'animaux, d'humains et d'événements passés ou présents. Je n'ai pas résisté à cueillir dans la bouche de la commentatrice de cette enquête cette jolie phrase : « En effet les filles ont bien intériorisé la contrainte et lisent majoritairement par plaisir (60 %)..»

Les garçons, eux, appellent un chat, un chat et une contrainte une contrainte : c'est à 42 % qu'ils lisent et parce que l'école les y force.

Ah ! elles sont étranges ces nanas ! Une sur huit trouve les livres compliqués contre un sur quatre pour les p'tits gars. Et puis, grandissant elles abandonnent les carrières prestigieuses à gentils compagnons.

Et comme les colères les meilleures sont les plus courtes, je ne vous dirai rien ou pas grand chose sur les éternels griefs contre la télé, les jeux, les parents qui, la presse ah ! celle-là... Car enfin, un enfant bon lecteur aime aussi la télé, le ciné, la musique, les copains, son vélo non ?


Ce sondage a fini par classer les lecteurs en six types :

TYPE 1  24% : 
Des lecteurs (ou plutôt des lectrices – 70 %) sérieux concentrés, passionnés, éclectiques.. issus majoritairement des classes aisées.

TYPE II  12% : 
Des enfants actifs, intéressés par la vie en général et donc par la lecture, issus de catégories moyennes ou aisées et plutôt citadins.

TYPE III  15% : 
Des autonomes qui lisent ce qui leur plaît, quand ils veulent et comme ils veulent. On les trouve dans des catégories moyen­nes, plutôt chez les garçons et repliés dans les petites villes.

TYPE V  24% : 
Ils lisent peu, passent leur temps à jouer ou à s'indigner contre les grandes injustices de la vie luxueusement exposées aux vitrines des médias (faim, racisme...). Et comme ils sont issus de milieu moyen aisé, ils savent que leur avenir se bâtira avec la lecture.. donc, on leur rappelle souvent, et ils aiment à y penser.

TYPE V (pudiquement pas répertorié) :
C'est la galère ! Banlieusards ou citadins, de milieu ouvrier, ils lisent très peu. On dit dans le sondage que c'est parce qu'ils ont d'autres centres d'intérêts ! Ah oui.

TYPE VI (pas de pourcentage. Est-ce que ça veut dire que c'est le néant ?) : 
Rien. Ils ne lisent rien sauf si c'est écrit gros, abondamment illustré et aussi parce qu'il faut bien répondre correctement à une gentille dame qui enquête et qui s'inquiète !

On devine qu'ils aiment les sensations fortes. Alors conclut le sondage, pourquoi n'en parsèmerait-on pas un peu les livres pour récupérer des lecteurs ?


Quelle est l'utilité d'un classement des jeunes lec­teurs s'il ne s'accompagne pas de la recherche des causes de cet état ?

Indépendamment du phénomène commercial et de l'événement culturel unique que représente Montreuil, ce salon ne pourrait-il pas dépasser son rôle de présentation et d'échanges pour devenir un lieu de réflexion sur les conditions nécessaires à l'épanouissement des jeunes lecteurs ?

On parlerait de qualité de textes, de qualité de vie aussi. Ce serait politique? Sans doute.

Vous pensez que ça nuirait à l'Art ?

Pas à Montreuil. Nous en sommes sûrs.

Yvanne Chenouf