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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°26  juin 1989

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UN DISPOSITIF PÉDAGOGIQUE

Dans notre numéro précédent, nous avons présenté des extraits d’un rapport dans lesquels sont exposés les résultats d’une étude que Claude RAISKY, enseignant-chercheur à l’INRAP de Dijon, a mené en 1988 (« Un dispositif pédagogique », AL n°25, mars 1989, page 65). Il a paru intéressant à Claude RAUSKY d’apporter quelques précisions et éclaircissements pour compléter ce que nous avions retenu de ses travaux à travers les extraits présentés.

1. Si le travail a été entrepris, c'est pour répondre à un besoin ressenti et exprimé par les enseignants de l'Enseignement Technique Agricole : ils constatent que leurs élèves utilisent les écrits avec une efficience fort diverse et que celle-ci explique, pour une part, les différences de rendement scolaire entre les individus. L'étude se situe donc délibérément dans un cadre scolaire, celui de l'enseignement secondaire agricole, qu'il soit de type scolaire ou qu'il emprunte la voie de l'apprentissage. Ont participé à l'expérimentation : des apprentis agricoles, des élèves de 4e et 3e technologiques, des élèves de classe de seconde (250) au total). Ce premier point me parait important, En effet beaucoup de travaux sont actuellement menés qui concernent les apprentissages premiers de la lecture ainsi que son réapprentissage chez des adultes illettrés. On se préoccupe beaucoup moins des besoins des adolescents qui, tout en étant des lecteurs (et non pas seulement des "déchiffreurs" pour reprendre la terminologie de I'AFL), ont besoin d'améliorer leurs compétences tout au long de leur scolarité secondaire, à la fois pour mieux réussir à l'école et en même temps être mieux préparés à une insertion professionnelle et sociale.

Il y a là une forme de démission du système éducatif au détriment surtout des adolescents qui ne suivent pas les « bonnes filières » de l'enseignement secondaire, celles qui mènent aux bacs généraux. Ce n'est pas en multipliant les structures de remédiation des déficits, après coup, après que les individus soient sortis du système de formation, que l'on pourra assurer à 75% ou 80% d'une classe d'âge une formation de niveau IV et offrir au quart restant autre chose que la galère de la relégation scolaire puis sociale.

Notre objectif se situe dans la perspective de l'optimisation du rendement du système scolaire : chaque individu y reste pour le moins jusqu'à 16 ans. Il faut qu'il puisse en tirer le maximum de profit. Ne remettons pas à plus tard ce qui peut être fait durant la scolarité d'un enfant et d'un adolescent.

Il y a quelque chose de suspect dans le fait que se sont développés ces dernières années, à la fois un discours de dénigrement de l'école, et des structures d'accueil, d'aides ou de prestations de services éducatifs prétendant permettre à chacun de maîtriser les subtilités de l'orthographe française, de mathématiser sans douleur, de lire (presque) aussi vite que J.F. Kennedy, d'acquérir une mémoire infaillible, etc.

Les enseignants travaillent bien pour l'essentiel mais les nécessités nouvelles créées par l'afflux considérable d'élèves dans l'enseignement secondaire exigent de profondes évolutions pédagogiques. Dans le système traditionnel, on demandait à l'élève de s'adapter aux contenus et aux méthodes pédagogiques, celui qui ne "suivait" pas était exclu ou renvoyé à la périphérie, hors des voies d'excellence. Aujourd'hui, notre système de formation se propose plutôt, d'une part, de construire l'équivalence des voies de formation (cet idéal est encore loin d'être atteint) et d'autre part, de faire acquérir à chaque individu la maîtrise des outils intellectuels et méthodologiques qui doivent lui permettre d'accéder aux savoirs et aux savoir-faire indispensables à l'obtention des diplômes qu'il vise et à son insertion professionnelle et sociale.

2. L'axe principal de notre recherche a été l'évaluation d'un dispositif pédagogique d'amélioration des compétences en lecture.

Dans la situation esquissée plus haut, les enseignants doivent répondre à des objectifs nouveaux et à la nécessité de diversifier la pédagogie pour personnaliser les parcours d'acquisition des capacités par les élèves.

Par exemple, en effet, avant que ne soient largement ouvertes les portes de l'enseignement secondaire, le développement des compétences en lecture était censé se faire « naturellement » sans qu'il y ait nécessité de programmer de véritables progressions pédagogiques. Les groupes classe étaient sauf exception, assez cohérents pour que chacun marche à peu près du même pas et la familiarise avec l'écrit constituait de fait, bien que de façon subreptice, un critère de sélection des élèves à chaque niveau.

Aujourd'hui il n'en va plus de même, d'où le désarroi de nombreux enseignants : leur formation et la tradition scolaire, le savoir-faire accumulé par l'institution ne peuvent faire face à la demande. D'où la recherche souvent anxieuse, d'outils et de méthodes nouveaux, anxiété malheureusement largement exploitée par des producteurs et diffuseurs peu scrupuleux : le nombre important de didacticiels fort médiocres proposés à la suite du « Plan Informatique pour Tous » en témoigne.

Cette situation crée une double exigence à la recherche pédagogique : produire des outils pédagogiques permettant la diversification pédagogique, et conjointement, évaluer ces outils.

Force est de constater que cette dimension évaluative est peu pratiquée. Ceci fait que, trop souvent, un enseignant en est réduit, pour opérer le choix de telle ou telle procédure, de tel ou tel logiciel, etc., de s'en remettre aux commentaires du promoteur du produit.

Cet état de fait ne s'explique pas seulement par la loi du marché mais aussi par des raisons plus sérieuses : il n'est pas facile d'évaluer les effets d'un dispositif pédagogique, je pense que les lecteurs des extraits de mon rapport publiés dans les A.L. n°25 l'auront compris. Ce travail doit répondre aux mêmes exigences de rigueur méthodologiques que toute recherche expérimentale mais qui en même temps, pour que les résultats soient transférables dans d'autres situations, doit être réalisé au plus près des conditions réelles de l'enseignement. En d'autres termes: si pour une telle recherche visant à établir la validité d'un outil pédagogique on travaille dans des conditions proches de celles, disons, d'un laboratoire de psychologie expérimentale, la transférabilité des résultats n'est pas assurée.

Notre évaluation a présenté plusieurs volets :

- Une évaluation que nous appellerons « formative ». Il s'agissait d'évaluer le coût en termes de temps, d'organisation pédagogique, de formation des enseignants, etc., d'un tel dispositif pédagogique dans un cadre scolaire et de procéder aux ajustements nécessaires.

- Une évaluation que l'on peut qualifier de « sommative » : quels sont les effets observables chez les élèves à l'issue de la période de formation ? Pour réaliser ces évaluations, nous avons été amenés à mettre en place un dispositif expérimental aussi rigoureux que possible, dans les conditions « naturelles » de l'école. Nous avons évalué deux types d'effets :

- des effets d'ordre cognitif, les éventuelles modifications des performances des élèves dans plusieurs activités de lecture ;

- des effets concernant les attitudes vis-à-vis des exercices proposés dans le dispositif pédagogique et attitudes vis-à-vis de l'écrit en général.

3. L'utilisation de plusieurs types d'épreuves d'évaluation des compétences en lecture nous a permis de confirmer que l'utilisation de l'écrit à la réception - ce que l'on désigne par le terme générique de lecture - recouvre des activités fort diverses et que la réussite dans certaines n'implique pas nécessairement la réussite dans d'autres.

C'est dire que si l'on veut améliorer les compétences des élèves dans l'ensemble de ces activités, il faut diversifier les séquences pédagogiques après avoir choisi clairement quel type d'activité on vise1. C'est dire aussi qu'une seule épreuve d'évaluation (par exemple, un test de closure) ne pourra pas donner d'indications fiables sur le niveau de réussite à d'autres épreuves de « lecture » Un exemple pour préciser et pour en tirer des enseignements : notre étude nous a montré qu'il n'y a pas de circulation significative entre les résultats à des exercices réalisés à l'aide d'un écran (micro-ordinateur) et les mêmes utilisant un support papier. Cela nous montre pour le moins deux choses.

a) Que pédagogiquement il ne serait pas justifié de privilégier une seule voie d'approche des capacités visées.

b) Que pour comprendre les deux processus suivis par les individus dans cette même tache, mais avec des supports et un environnement différents, un travail expérimental rigoureux reste à faire. Méconnaître ces deux points serait prendre ses désirs pour des réalités : la transmutabilité des capacités attestées dans une situation de réception de l'écrit à une autre situation dans laquelle les contraintes sont différentes n'est pas de l'ordre du donné mais doit être construite. Je ne fais ici qu'affirmer ce qui demanderait un long développement qui interrogerait jusque dans leur détail les modèles théoriques de l'acte lexique. Je me bornerai à dire que cela implique des recherches approfondies. Les travaux dans lesquels je me suis engagé veulent être une très modeste contribution à cette entreprise.

4. Les résultats enregistrés méritent une sérieuse attention.

4.1. On constate que, après une période d'entraînement à l'aide du dispositif décrit (cf. A.L. n°25, pp.66-70), les performances des élèves de CAP et de 4e-3e techno ne sont modifiées que de façon très limitée par rapport à celle d'un groupe témoin. La seule épreuve pour laquelle on note des différences imposantes est le test COM.B (l'élève remplit un questionnaire de compréhension en ayant le texte sous les yeux).

Il apparaît en effet que plus l'entrainement a été long, plus les élèves travaillent rapidement, mais cette augmentation de la vitesse se paie chez 25% des individus par une diminution de la compréhension.

4.2. Les élèves des classes de seconde, quant à eux, manifestent des progrès beaucoup plus nets, et cela dans chacun des exercices. Ce constat nous interroge. À quoi attribuer cette différence dans les résultats entre les groupes d'élèves de niveaux scolaires différents ? Le dispositif expérimental utilisé ne permet pas de le dire. Seuls des travaux complémentaires permettraient d'en décider. Ils seraient particulièrement importants dans leurs conséquences pédagogiques. En apportant des précisions sur les facteurs qui permettent à un individu de s'engager avec des chances de succès dans le dispositif d'amélioration des compétences en lecture, on fournirait aux enseignants de précieuses indications pour opérer les choix nécessaires.

4.3. Nous constatons que les attitudes des élèves vis-à-vis de l'écrit sont modifiées par les entraînements réalisés. C'est là le résultat le plus tangible de nos mesures. Mais il reste à savoir comment exploiter cette modification des attitudes : poursuivre pendant un temps plus long les mêmes travaux ? Utiliser d'autres exercices, d'autres modalités pédagogiques ? Seule une recherche envisageant ces hypothèses et conduite sur plusieurs années permettrait d'apporter des éléments de réponse.

Je voudrais ajouter à ces remarques quelques conclusions d'ordre plus général que je tire des travaux menés en 1988.

* L’utilisation de tel ou tel outil d'amélioration des compétences en lecture ne trouve pas sa légitimité ipso facto. Dans la logique d'un enseignement qui a pour fonction d'élever le niveau de compétence du plus grand nombre, la diversité des méthodes pédagogiques doit être la règle. Leur bon usage, qui ne doit pas s'ériger en norme, ne peut être éclairé que par des évaluations dont la rigueur doit fournir aux enseignants des éléments de réponse claire aux questions qu'ils se posent : Pourquoi utiliser tel outil, tel dispositif pédagogique ? Quels effets puis-je en attendre ? Quel public peut être concerné ? Que va-t-il coûter, en temps, en organisation, en formation des maîtres, etc. ? Le bénéfice attendu est-il à la mesure de ce qui est investi ? Ou en d'autres termes, d'autres modalités pédagogiques d'autres outils, ne sont-ils pas mieux adaptés aux objectifs visés ?

* Les différences de résultats entre les groupes d'élèves ayant participé à l'expérimentation m'amènent à affirmer qu'avant toute utilisation d'un outil, quel qu'il soit, il faut déterminer clairement dans quelle progression pédagogique il se situe ; plus précisément cela renvoie à la notion d'objectifs gradués, adaptés aux niveaux de compétence des élèves. Dans le domaine qui nous intéresse cela implique que l'on ait une vue claire du degré de complexité des tâches demandées aux élèves.

* Les résultats de cette expérimentation, dans la mesure où ils sont valides, nous invitent à beaucoup de modestie : en pédagogie il n'y a pas de miracle. Mais ils nous invitent aussi à approfondir le travail engagé dans le sens suivant :

La recherche en psychologie cognitive, en psycholinguistique, en psychologie sociale nous fournit aujourd'hui des modèles de description des opérations intellectuelles complexes. Par exemple on sait beaucoup mieux qu'au temps où JAVAL conduisait ses travaux, décrire ce que l'on fait quand on lit. Par ailleurs, les pratiques pédagogiques se sont diversifiées, le plus souvent empiriquement ou sous l'influence de paradigmes d'ordre philosophique ou social. Les interrogations des enseignants, leurs besoins aussi se multiplient, gagnent en précision. Il est temps - mais beaucoup déjà ont engagé ce travail - de faire se rencontrer ces deux mondes ; ils ont beaucoup à apprendre l'un de l'autre. L'objectif n'est pas de faire de la pédagogie une science exacte : gardons- nous de cette vaine et dangereuse utopie, mais simplement de fournir aux enseignants des outils de travail mieux construits et des moyens d'analyse de leurs pratiques et de celles de leurs élèves plus efficaces.

Claude RAISKY

1. Ceci bien sûr ne remet absolument pas en cause le fait qu'on peut identifier, au cœur de toutes ces activités, une base commune, l'acte lexique que la plupart des chercheurs décrivent comme un ensemble d'étapes de traitement de l'information.