La revue de l'AFL Les actes de lecture n°26 juin 1989 ___________________ INTERACTIONS
MATHS-LECTURE Dans
le XVe colloque INTER-IREM qui avait lieu
à Rouen
les 26, 27 et 28 mai 1988, Gérard CASTELLANI, directeur de
l’École Normale de Digne et responsable du Groupe
Local AFL
des Alpes de haute-Provence avait la responsabilité
d’animer
un atelier intitulé « Les interactions
math-lecture ». Nous publions, dans cette rubrique
consacrée à la lecture des écrits
« spécifiques », des
extraits de son
exposé préliminaire dans lequel il
s’est efforcé,
à partir de quelques réflexions, de tracer des
pistes
pour un travail plus approfondi prévu à
l’occasion
d’un prochain colloque. À ce propos,
Gérard
CASTELLANI s’associe à l’invite aux gens
intéressés,
faite par Roland GOIGOUX dans un numéro
précédent
des A.L., de constituer un groupe de travail sur la lecture des
écrits mathématiques en se faisant
connaître
auprès de la rédaction des A.L. Gérard CASTELLANI consacre la première partie de son exposé, à un rappel des aspects techniques de l'acte lexique et à la présentation de la typologie des lectures établie par François RICHAUDEAU. ... Chaque fois que l'on incite les élèves à lire un texte mathématique - énoncé, théorème, définition, démonstration -, comme s'il s'agissait de n'importe quel autre texte informatif ou descriptif, on ne les aide pas. Je vois trois raisons à cela. 1. D'abord, un texte littéraire ou ordinaire (en tout cas non scientifique) est toujours redondant et imagé - ce qui permet au lecteur qui ne connaît pas un mot ou qui en a oublié le sens EXACT d'en retrouver ou d'en trouver le sens approximatif par le contexte sans avoir nécessairement recours au dictionnaire. Le lecteur d'un texte littéraire (ou ordinaire) peut donc comprendre un texte sans en posséder chaque mot. Le texte mathématique possède exactement les caractères opposés à ceux du texte ordinaire : il ne doit être ni redondant ni imagé. Chaque mot y a un sens précis - et un test de censure rend le texte incompréhensible. En tout cas, ce qui en reste compréhensible n'est plus suffisant pour lui donner un sens mathématique. (Je sais qu'il s'agit de géométrie, d'angles même mais je ne vois pas de quoi il s'agit exactement. C'est un problème qui fait intervenir trois personnages, mais mathématiquement je ne vois pas ce qui se passe...) À
l'évidence, les techniques de lecture d'un texte
mathématique
ne sont donc pas les mêmes que celles d'un texte ordinaire.
Dans l'approche d'un texte ordinaire, on cherche à le
« situer » car il est vrai que,
lorsqu'on en a
défini l'ambiance (gai/triste, où cela se
passe-t-il ?
quand ?...), on le comprend plus facilement. Mais quand on sait qu'un
problème se passe dans une épicerie ou une
définition
dans un triangle, est-on vraiment mieux armé pour calculer
un
prix unitaire ou pour se préoccuper du point de concours des
bissectrices ? 2. Mais je vois une autre différence importante entre texte ordinaire et texte mathématique : un texte mathématique est toujours universel ou universalisable alors qu'un texte littéraire est nécessairement singulier, impliquant. Si, dans un roman, le héros pèse des pommes de terre ou parcourt 20 km à cheval, le lecteur se voit, se sent en train de peser ou de chevaucher. Dans
un texte mathématique, on ne se met pas à la
place de
l'épicier ni à celle du voyageur. Et plus le
texte
proposé est dépersonnalisé, moins il
fait appel
aux situations concrètes, moins on court le risque de se
perdre dans l'anecdote et plus on a de chances d'éviter aux
élèves les moins attentifs de se fourvoyer dans
l'inutile. 3. On pourrait ajouter une troisième distinction sur la différence de prise en compte du nombre quand il apparaît dans un texte ordinaire où il donne une indication parmi d'autres (petit, l'œil vif, le corps toujours en mouvement, il était le TROISIÈME d'une nombreuse famille) et quand il figure dans un texte mathématique où il appelle l'opération. Mais cette distinction semble être la plus facilement perçue par les enfants au point qu'un problème sans nombres leur paraît tout à fait incongru. Je dois avouer que, parvenu à ce point de ma réflexion, j'étais assez satisfait de mon analyse quand je suis tombé sur le texte que François BOULE et Claire VASSERER, P.E.N. à Auteuil avaient rédigé pour "GRAND N" en novembre 1986 et qui a été édité par l'Association pour le Développement de la Lecture LIVRE-PENSEE en décembre 1987. Ce texte porte sur la lecture des énoncés mathématiques, énoncés que les auteurs caractérisent ainsi : D'abord, on retrouve dans tout texte mathématique des caractéristiques communes à tout discours scientifique en général : 1. Tendance à l'objectivation. Marquée, par exemple, par l'emploi privilégié des formes passives. Il y a ainsi une mise en retrait du sujet actif au profit de l'objet qui devient sujet. « Un héritage en trois parts » : peu importe qui est chargé d'effectuer le partage (l'aîné, le notaire, le tirage au sort...), 2. Tendance à la précision. 3. Tendance à la concision. Conduisant à l'emploi de compléments en cascades et de plusieurs subordonnées. Ce qui est souvent déconseillé aux élèves quand on les invite à rédiger et ce qui peut expliquer partiellement leur inaptitude à rédiger une démonstration mathématique qu'ils essaient vainement d'aborder comme un genre littéraire. Mais la carence qu'on constate dans l'aide qu'on leur apporte pour la lecture mathématique est tout aussi décelable pour l'écriture mathématique. Et, ici comme en littérature, apprendre à écrire reste une des aides les plus efficaces à la compréhension te la lecture. Savoir
écrire un texte littéraire c'est savoir faire
long et
l'on sait que la plupart des textes produits par les
élèves
atteignent difficilement une dimension suffisante pour
intéresser
un lecteur autre que le maître. On leur enseigne donc des
techniques que - pour dire vite - je
qualifierai « délayage ».
À l'inverse, en mathématique, on leur demande
d'être
concis. 4. Enfin MONOSÉMIE des termes employés. Je reviendrai, plus loin sur ce point qui n'est pas aussi absolu qu'il n'y paraît mais qui explique l'absence de redondance dans l'énoncé mathématique. C'est bien, en effet, parce que la plupart des mots de la langue naturellement polysémiques qu'on est contraint de les « désambigüer » par des périphrases ou des qualificatifs qui conduisent à la redondance, ce qui est généralement inutile en mathématiques. Outre ces quatre caractères communs à tous les écrits scientifiques, Cl.VASSERER et F. BOULE notent, d'une part, sur le plan syntaxique, dans un texte mathématique : 1. Une grande importance des noms et des adjectifs et une faible fréquence des verbes. Alors que les autres écrits, privilégiant l'action ou la réflexion, sont, de ce fait, plus prolixes en verbes. 2. L'importance des organisateurs logiques ou temporels (par suite, donc, parce que, premièrement), que l'on utilise dans les autres discours à l'oral mais rarement à l'écrit. D'autre part, CI. VASSERER et F. BOULE relèvent, et la remarque est capitale, que la caractéristique essentielle du texte mathématique réside sans doute dans la présence de trois codes en interaction : - la langue naturelle, - la langue mathématique, - le symbolisme. 1. Lettres (le périmètre P du cercle s'exprime en fonction du rayon R par la formule P = 2xIIXR. 2. Chiffres, avec des significations qui diffèrent selon la position (comparer la signification des chiffres 2 dans 12, 25, 230, 102). 3. Signes opératoires et autres symboles. Quant aux TERMES mathématiques, on peut noter que s'il peut s'agir de termes techniques spécifiques, ce sont souvent des mots ayant également une signification en langue naturelle. Il est alors fondamental de distinguer le sens de ces mots en mathématique et en français, ce que l'on ne fait pourtant pas toujours. Le sens du mot dans la langue courante peut parfois aider à la compréhension du sens en mathématique : il a été choisi pour faire image. Mais, même dans ce cas, le sens univoque choisi en mathématique doit être précis. Comme le montrent clairement CI. VASSERER et F. Boule, à partir des réponses écrites que font des élèves de CM2 à la demande de définition du terme « volume » il arrive bien souvent que l'usage fasse obstacle à la compréhension : « Le mot volume est un peu pareil que l'aire d'un rectangle ou d'un carré et ça peut être beaucoup de bruit, du vacarme. » « Le mot volume est un objet qui a un fond et qui peut contenir de l'eau. » « Souvent dans les livres qui ont une suite il est écrit volume 1, volume c'est le numéro du livre ». « Quand on dit : monte le volume de la radio, c'est-à-dire mettre plus fort ou moins fort. » « Exemple : le volume du coffre d'une voiture est l'intérieur. Le volume est par exemple 400 dm3. Beaucoup d'objets dont on prend le volume pour savoir combien on peut mettre de jouets. » Il arrive encore que l'usage courant perturbe, par surcharge affective, l'emploi de certains termes. VASSERER et BOULE remarquent que les mots couple, division, pair (homonyme de père), fraction... peuvent être lourds d'évocation et favoriser des dérives fantasmatiques. Cette remarque rejoint celle que fait Bruno BETTELHEIM dans son livre sur la lecture, lorsqu'il remarque qu'une fillette de 9 ans, sachant parfaitement lire est littéralement bloquée et ne peut plus lire un seul mot à voix haute chaque fois qu'elle rencontre un mot pourtant facile à déchiffrer, à comprendre et à prononcer (le mot frère, par exemple) parce que ce mot renvoie à un conflit intime, à un traumatisme psychique qu'elle refuse de voir reparaître au grand jour. Si cet incident se produit à l'occasion d'un travail de mathématiques, comment s'assurer que la résonnance affective évoquée par l'un des mots couple, division, pair... ne conduira pas à une incompréhension mathématique, ce que soulignent André LAPIERRE et B. AUCOUTURIER dans "La symbolique du mouvement" : « La psychopathologie des mathématiques viendrait du blocage dû à la contamination d'une notion dite rationnelle par un conflit situé en amont, au niveau affectif de cette même notion. » Comment y remédier avec tact puisque la monogamie de ces termes exclut précisément que l'on y substitue des synonymes ? À propos de monosémie, Cl. VASSERER et F. BOULE font d'ailleurs judicieusement remarquer qu'elle n'est pas si certaine que cela. Alors qu'on distingue le contour de la surface dans l'opposition cercle/disque, dont on connaît la difficulté de maniement pour un nombre élevé d'enfants, l'opposition n'existe pas pour « carrés » ou « triangle »' qui englobent les deux significations. Ces deux auteurs nous livrent une autre réflexion sur la spécificité de la lecture mathématique. Ils remarquent, que le langage mathématique fonctionne généralement dans l'écrit alors que l'enseignement mathématique passe surtout par une communication orale, Il en résulte deux conséquences dont on ne tient pas suffisamment compte dans les aides que l'on prétend apporter aux élèves : 1, La lecture à haute voix d'un texte mathématique n'est pas la simple transcription orale de ce qui est écrit. La lecture des nombres peut en convaincre : 96 si prononce « quatre-vingt-seize » alors que ni quatre ni vingt ni seize ne sont apparents dans son écriture. De même, contraction de deux phrases, la double égalité a = b = c se prononce : "a, b et c sont égaux" 3 < P <4 doit être entendu « P est compris entre 3 et 4 ». En bref se contenter d'une lecture « pas à pas » oralisant l'écrit plutôt que saisir du sens, et reformuler oralement entraîne un risque majeur d'incompréhension. Pour pouvoir produire, à partir du texte écrit, un texte parlé, il faut avoir enregistré les « formes » qui en portent le sens et savoir les recoder dans la langue naturelle. Voici donc un objectif clair et prioritaire de l'enseignement des mathématiques. Or, CI. VASSERER et F. BOULE se posent légitimement la question : « S'assure-t-on toujours, dans notre enseignement, de développer cette compétence ? » 2. L'écrit mathématique n'est pas destiné à l'apprentissage des mathématiques mais à : - revoir, étudier des notions déjà abordées en classe, - proposer des énoncés d'exercices et de problèmes. Sans trop entrer dans le détail, je jeux, avec VASSERER et BOULE faire quelques remarques à propos de ce deuxième aspect. Il paraît, en effet, important - puisque l'écrit mathématique doit finalement faire l'objet d'une lecture solitaire (qu'il s'agisse de réviser ses leçons ou de lire un exercice ou un problème) - de préparer les élèves à cette lecture solitaire en les armant suffisamment pour repérer quelques traits distinctifs. De la même façon que la didactique du français se dirige aujourd'hui vers une systématisation de l'apprentissage de la rédaction à partir de l'établissement dans le groupe classe (du CP à la troisième) d'une typologie des divers types d'écrits "littéraires" en amenant les élèves à trouver eux-mêmes les critères permettant de classer des textes divers qu'on leur propose, on pourrait proposer des exercices analogues pour permettre aux élèves de découvrir les critères qui permettent de classer les textes mathématiques en opposant, par exemple : - des définitions, qu'elles comportent ou non des « avertisseurs de désignation » (suivant l'expression de KUNTZMANN) comme « se nomme » « se note », « est appelé »... - des désignations, qui consistent à baptiser pour la durée d'un exposé ou d'une activité, un objet singulier déjà connu (« on appelle C le centre du cercle... »). L'exercice de reformulation d'un énoncé est trop souvent négligé. C'est ce qui conduit l'élève à passer directement d'un déchiffrage à une résolution par automatismes avec tous les pièges que peuvent comporter de tels automatismes. Ainsi, « combien reste-t-il », « que manque-t-il », risquent aussi fort de déclencher la soustraction que le mot "total" une addition... On connaît même la situation où même en l'absence de l'élève peut prélever un déclencheurs de cet ordre; dès que l'élève peut prélever un nombre de données numériques suffisantes, il s'empresse d'effectuer une opération. Dans le fameux article « l'âge du capitaine » (Grand N, numéro 30) les résultats font apparaître que 3/4 des élèves de CE et 1/3 de ceux du CM ont trouvé ainsi l'âge du capitaine.., ce qui prouve leur tendance à penser : - que tout problème a une solution (et une seule) ; - que toutes les données sont utiles ; - que les premiers indices à saisir sont les données numériques. (Dans une classe où l'on pratique le texte libre, les enfants demandent à conserver pour une exploitation mathématique tout texte proposé dès qu'il compose deux nombres, mais cette demande n'est jamais formulée quand on a affaire à un énoncé de type logique) ; - que les déclencheurs d'opérations servent souvent à déterminer quelles opérations effectuer. Or, on apporterait déjà beaucoup aux enfants en leur faisant remarquer que la lecture d'un texte mathématique ne peut pas se satisfaire de la seule lecture chronologique. Et s'il est indispensable de conduire les élèves à toujours reformuler les textes, cette reformulation ne se satisfait pas de la seule utilisation de la langue ordinaire. Pour CI. VASSERER et F. BOULE, on n'échappe pas à l'appel d'autres types de représentations : - dessin, - tableaux à double entrée, - combinaison d'opérateurs, - hypothèse d'un schéma. Mais nos auteurs font remarquer que si « lire en mathématiques, c 'est aussi savoir interpréter ces représentations, y recourir éventuellement passer de l'une à l'autre » il y aurait danger à systématiser l'apprentissage exclusif de ce petit nombre de schémas utiles. On risquerait, en effet, de créer de nouveaux stéréotypes comme, dans les anciens problèmes du certificat d'études, il y avait un nombre fini de problèmes-prototypes sur les robinets qui emplissaient les baignoires que d'autres vidaient ou la somme des vitesses des trains qui se rencontrent et la différence des vitesses de ceux qui se dépassent. C'est pour lutter contre cette tendance que l'on a préconisé les fameuses situations-problèmes. Mais il n'est pas évident pour tout le monde qu'ils servent à lutter contre stéréotypes et déclencheurs. Il suffit t'entrer dans n'importe quelle classe pour constater que le génie est assez éloigné des propositions d'exploitation que les élèves font de ces situations... Au terme de ce trop long exposé, j'ai conscience d'avoir remué beaucoup de choses, certaines connues, d'autres moins ; certaines peut-être utiles, d’autres moins. Tout au plus ai-je essayé de lancer le débat dans l'espoir que nous disposions d'un nombre suffisant de matériaux en commun pour y réfléchir ! Gérard CASTELLANI
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