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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°26  juin 1989

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ENTRAIDE SCOLAIRE ET LECTURE

Dans le cadre d’une collaboration entre la C.S.F. (Confédération Syndicale des Familles) de Lyon et le Groupe Local de l’AFL, une enquête a été menée auprès des moniteurs de l’entraide scolaire à propos de la lecture. Didier CRICO précise les modalités de cette collaboration et présente quelques résultats de l’enquête.

Depuis des années, les chiffres qui traduisent la réalité et la gravité de l'échec scolaire n'en finissent pas de s'empiler dans les revues spécialisées et sur les bureaux ministériels. Si l'Institution semble apparemment paralysée par sa propre organisation bureaucratique, on peut constater que le problème mobilise des acteurs qui lui sont liés plus ou moins directement. J'en distinguerai au moins deux types :

1- Des acteurs institutionnels : individus, équipes, mouvements qui cherchent en ordre trop dispersé- il y a un « marché » de l'échec scolaire donc des territoires, donc des concurrences - à transformer les rapports d'apprentissages.

2. Des acteurs sociaux, extérieurs à l'école, parfois alliés des premiers, qui n'entendent pas rester les bras ballants devant un gâchis qu'ils perçoivent ajuste titre comme la résultante de rapports inégaux face aux normes culturelles dominantes.

Or il est vraisemblable que les acteurs du premier type ont besoin des autres pour mener, par exemple, une politique de « déscolarisation de la lecture » qui n'en reste pas à un vain discours entre initiés. L'équipe C.S.F. de Lyon paraît assez bien correspondre à ce « deuxième type » d'acteurs. Très impliquée sur le terrain des difficultés des familles dites défavorisées, la C.S.F. essaie depuis plusieurs années de transformer les actions de soutien scolaire qu'elle organise en véritable processus d' « entraide scolaire » Cette entraide scolaire vise à impliquer les familles (et non les seuls enfants ou adolescents) dans la construction des savoirs qu'elles vivent traditionnellement dans la culpabilité, l'insécurité et la soumission aux verdicts scolaires d'exclusion.

Mais qui dit action, dit théorisation et formation ; c'est là que les difficultés surviennent. C'est ainsi que la C.S.F. a été amenée à collaborer avec d'autres partenaires dont l'A.F.L. de Lyon pour ce qui concerne la lecture. Très concrètement, il s'agissait par une action relais, d'une part de sensibiliser les « Moniteurs » (étudiants rémunérés par la C.S.F. pour l'entraide scolaire) aux caractéristiques de l'acte lexique et, d'autre part, d'imaginer avec eux une forme de relation d'aide aux familles qui ne se borne pas à répéter certaines pratiques scolaires à propos desquelles nous avons de bonnes raisons de penser qu'elles ne contribuent pas à la construction d'un savoir lire efficace.

Le premier bilan que nous pouvons effectuer après environ un an et demi de coopération est assez mitigé car faute de moyens humains (faiblesse du groupe local) l’A.F.L. n'a sans doute pas investi suffisamment d'énergie pour qu'on puisse mesurer des résultats assurés. Cependant le type de collaboration inter-partenaires qui a été institué nous paraît assez riche et susceptible d'être utilisable par d'autres groupes locaux de l'A.F.L. Je signale rapidement les contraintes objectives de l'opération. Celles-ci ont rendu l'objectif de « sensibilisation » plus conforme à la réalité que celui de « formation » stricto sensu :

- un nombre élevé de moniteurs C.S.F. (80 pour Lyon et sa proche banlieue) ;

- une dispersion géographique et une disponibilité réduite de ceux-ci ;

- un décalage social entre les moniteurs étudiants et les familles aidées ;

- une disparité élevée de la demande d'aide (aide globale aux apprentissages ou demandes pointues dans un champ disciplinaire, souvent les maths. Une capacité transversale comme la lecture n'est alors que rarement prise en compte par les familles et par l'école pour expliciter les difficultés) ;

- une disparité d'âge des enfants ou adolescents (de 6 à 17 ans).

L'action de sensibilisation s'est déroulée en deux temps :

Premier temps : quatre rencontres de trois heures le soir de novembre 1987 à mai 1988 qui a réuni, outre des militantes de la C.S.F., une dizaine de moniteurs susceptibles de retransmettre les informations aux autres. Soit un groupe d'une quinzaine de personnes et l'animateur à.F.L.

L'action a été construite sur deux axes :

1. Un apport d'informations sur l'acte lexique, où les outils utilisés ont été, d'une part le montage diapos de l'A.F.L., toujours aussi performant ; d'autre part, la brochure accompagnatrice du « dossier Petite Enfance » qui s'avère une excellente base de développement des questions qu'elle suscite.

2. Une réflexion collective sur les verdicts scolaires d'exclusion et la nécessité d'apporter des aides qui ne soient pas redondantes par rapport aux échecs vécus et surtout qui tentent d'associer systématiquement l'entourage familial de l'enfant à une démarche de réassurance. Car l'une des difficultés majeures tient au fait que les familles demandeuses véhiculent largement un sentiment d'auto-dévalorisation culturelle et un discours de soumission aux normes de l'exclusion ou de la promotion affirmées traditionnellement par l'institution scolaire.

On voit donc que l'objectif principal de cette action était moins une recherche de résultats immédiats basée sur d'illusoires recettes méthodologiques qu'une tentative de modifier sensiblement la représentation de l'apprentissage de la lecture intégrée par des étudiants sur la base vraisemblable de leur propre réussite scolaire.

Nous faisions également l'hypothèse que la très modeste intervention hebdomadaire du moniteur C.S.F. dans les familles pouvait aider les enfants concernés à trouver ou retrouver des raisons personnelles d'entrer dans l'écrit alors qu'un enseignement basé sur le déchiffrement et le cloisonnement institutionnel tend à occulter ces raisons.

Second temps : nous avons décidé, à l'occasion d'une rencontre en mai-juin 88, d'élaborer un questionnaire détaillé qui nous permettrait de prendre la température de l'opinion de tous les moniteurs, de nous renvoyer une image de la diversité des problèmes en lecture rencontrés par les enfants, de servir de base éventuelle à l'élaboration de nouveaux outils. Le dépouillement et l'analyse des réponses nous conduira, à l'occasion d'une réunion en septembre, à relancer la réflexion sur les paramètres intervenant dans les difficultés en lecture.

Nous précisions aux moniteurs que le questionnaire ne répondait aucunement aux critères de l'enquête scientifique et fonctionnerait comme un moment d'évaluation nous fournissant des indications et leur constituant des points de repère.

Une centaine de questionnaires ont été adressés aux moniteurs ; 53 nous sont revenus dont une trentaine remplis de façon exhaustive.

Seule la première partie du questionnaire (séries 1, 2, 3) m'a paru exploitable pour cet article.

Les lignes qui suivent nous indiquent les quelques tendances que le dépouillement permet de dégager :

La première série de questions constitue, en quelques sortes, la fiche d'identité du moniteur. Elle fournit des indications sur le statut social de celui-ci, sur son rapport à l'écrit et à l'institution scolaire. L'âge moyen est de 21 ans. On compte 16% de lycéens et 84% d'étudiants dont 66% au niveau DEUG. Dans leur majorité, les étudiants sont inscrits dans un cursus de lettres ou sciences humaines mais un nombre non négligeable (28%) sont dans des filières techniques (BTS, IUT...)

Le taux de non-réponses sur les origines socioculturelles est trop important pour indiquer des réponses chiffrées. La CSP du père est majoritairement « cadre moyen »' avec un nombre non négligeable d'ouvriers. La mère est majoritairement sans profession. Beaucoup de non-réponses également en ce qui concerne les difficultés personnelles rencontrées au cours de la scolarité (34%) Cependant, parmi ceux qui répondent par l'affirmative, une indication intéressante se dessine :

- si les difficultés les plus évoquées sont les maths, il est remarquable qu'à aucun moment des problèmes de lecture ne soient indiqués en tant que tels. Parmi les interprétations possibles, j'en vois au moins deux :

1. Les compétences en lecture sont requises par la quasi totalité des activités scolaires. Autrement dit, les difficultés de lecture se retrouvent toujours « masquées » derrière un champ disciplinaire particulier. Par exemple, des difficultés en math (langage mathématique et difficulté d'attribuer du sens aux énoncés) ou en expression écrite (difficulté à construire le sens).

2. Le niveau scolaire des moniteurs dénote précisément qu'ils ont acquis un niveau de compétences au moins suffisant pour accéder à des cursus largement tributaires d'une pratique de l'écrit. Entre parenthèses, cela ne leur facilite pas la tâche pour appréhender les difficultés de l'enfant déchiffreur. D'où le détour nécessaire par la réflexion théorique.

Les moniteurs ont plutôt une mauvaise opinion du système scolaire (62%) contre 18% de bonne opinion. Les arguments avancés par les 62% sont de deux types :

1. L'école tend à reproduire les inégalités sociales. Elle ne permet pas d'apporter une aide réelle à l'élève en difficulté.

2. L'organisation scolaire est trop rigide et mal adaptée aux besoins et rythmes de vie des enfants de 1988. Elle ne permet pas la personnalisation des apprentissages.

En faveur de l'école s'exprime d'une part la confiance dans les enseignants et, d'autre part, un attachement à la tradition libératrice de l'école publique.

Avec les questions 1.8 et 1.9 (Qu'est-ce que lire ?) apparaissent quelques confusions. En effet, si pour une grande partie des moniteurs savoir lire consiste bien à « comprendre ce qui est écrit » et à « explorer des écrits diversifiés » voire à « lire vite et efficacement » la « lecture à voix haute » et la « maîtrise d'un déchiffrement ou d'un automatisme » (sic !) se taillent une part non négligeable.

Précisons tout de même que tous les moniteurs n'ont pas participé aux séances de travail avec l'A.F.L. et que certains d'entre eux en ont eu des échos plus qu'incertains.

Nous disposons avec la deuxième série de questions d'un certain nombre d'informations concernant l'enfant, ses attentes, sa famille et la manière dont lui et les siens se représentaient ses difficultés. Les parents considèrent de manière écrasante que l'enfant est responsable de ses échecs, par manque de travail le glus souvent. Ils ont presque tous une vision positive du système scolaire, celui-ci n'étant que rarement incriminé et, dans ce cas, au niveau des rythmes scolaires.

Prisonniers d'une logique institutionnelle qu'ils ne maîtrisent pas (le travail de "reproduction" étant masqué par les oripeaux idéologiques de l'égalitarisme républicain), les familles continuent de se repérer à la courbe des notes et l'école reste synonyme de promotion sociale et professionnelle. Les familles immigrées considèrent plus souvent que l'échec de l'enfant incombe à sa nationalité d'origine.

Toute autre est l'appréciation portée par les enfants eux- mêmes sur le système éducatif. Seuls 21% en ont une opinion positive ; 34% une vision très négative et 45% considèrent l'école comme "un mal nécessaire". L'idée selon laquelle l'école paraît un moyen de promotion sociale est assez répandue et semble refléter le point de vue familial. L'appréciation des enfants est donc très divergente par rapport à celle des parents et se trouve d'une certaine manière plus proche de celle des moniteurs. Ceci dit, il faut tenir compte d'un effet d'influence puisque les dires des enfants sont ici rapportés par les moniteurs.

La plupart des enfants ont du mal à analyser leurs propres difficultés. Si 8% d'entre eux n'ont aucune idée, 16% invoquent leur « manque de travail personnel ». 16% également, se plaignent de la lourdeur des programmes ou des rythmes scolaires. 13% manifestent un manque total d'intérêt pour ce qui leur est proposé tout en exprimant un fort sentiment d'auto-dévalorisation. Des arguments spécifiques comme les difficultés de langage, de lecture ou les problèmes relationnels sont parfois avancés, mais de façon marginale. D'une manière générale, les enseignants sont rarement incriminés en tant que personnes sauf lorsqu’ils imposent des rythmes de travail trop rapides. Ce qui est sûr, c'est que l'enfant mauvais lecteur n'a que rarement conscience de l'importance de ce handicap.

Quoi d'étonnant d'ailleurs s'il a intériorisé la relation « lire = déchiffrer » !

La question 2.10 posait le problème des attentes des enfants par rapport à l'action de la C.S.F.

Tout tourne autour des résultats scolaires et des verdicts qu'ils induisent. Lorsque la réponse se fait plus précise, on se rend compte que la fonction relationnelle de l'entraide est importante. L'enfant souhaite qu'on lui donne des "clés" pour apprendre ; soit dans le champ disciplinaire où il se perçoit en difficulté, soit, plus rarement dans tous les domaines. Rien d'étonnant donc a ce qu'une demande d'aide à la lecture n'apparaisse presque pas en tant que telle (sauf pour les plus jeunes). Quand elle existe, elle se présente sous la forme d'une « demande d'aide à l'expression écrite ».

Acquérir une meilleure « confiance en soi » est un argument qui revient souvent. Cela ne reflète-t-il pas le sentiment d'auto-disqualification de l'enfant ?

Dans l'ensemble, les étudiants ont été accueillis chaleureusement dans les familles. L'absence du père est très souvent signalée. Elle signifie que l'interlocuteur privilégié du moniteur est la mère ; parfois les frères et sœurs. Quelques réserves suffisamment sérieuses pour être évoquées :

- désintérêt total de la famille ;

- suspicion à l'égard des capacités du moniteur ;

- confusion entre l'action de la C.S.F. et un "quasi service d'aide sociale". Nous sommes donc intervenus à plusieurs reprises pour dire que l'action d'entraide de la C.S.F. qui a une vocation militante, n'avait de sens qu'à condition qu'elle s'accompagne d'une mobilisation-réflexion des familles autour des enjeux politiques sur le savoir et la lecture. Sortir du cercle vicieux de l'acceptation des verdicts d'exclusion demeure un objectif fondamental ! Les questions de la série trois devaient nous fournir des indications sur le rapport social de l'enfant à la lecture. La pertinence des résultats doit être tempérée par l'ambiguïté des questions; certaines étant très ouvertes. Ayant l'avantage de laisser largement la parole aux moniteurs, elles présentent l'inconvénient de fournir des réponses imprécises ou peu fiables.

Dans l'ensemble, les moniteurs ont bien répondu mais leurs commentaires sont souvent très impressifs et donnent parfois le sentiment qu'ils n'en ont pas réellement discuté avec l'enfant.

À la question « qu'est-ce que lire pour cet enfant ? » je me suis efforcé de ne retenir que l'expression dominante (ou de regrouper les réponses voisines) ce qui permet de hiérarchiser les réponses en pourcentages. Le plus souvent, la réponse se présente en termes de fonction (par exemple : « lire pour s'informer »), plus rarement en décrivant la nature de l'opération (par exemple : « lire, c'est comprendre »)

- Lire pour s'informer : 24% ;

- lire pour travailler à l'école : 21% ;

- lire pour se faire plaisir : 10% ;

- lire pour apprendre l'orthographe : 7% ;

- lire pour améliorer son vocabulaire : 7% ;

- lire c'est déchiffrer : 10% ;

- lire c'est lire des livres : 7% (les plus jeunes disent 3 des histoires ") ;

- lire c'est lire les livres de l'école : 4% ;

- lire c'est comprendre ce qui est écrit : 4% ;

- lire c'est lire à voix haute : 3%.

La première constatation c'est le partage égal entre ceux qui déclarent lire pour d'informer ou par plaisir (34%) et ceux qui pensent lire « pour l'école » (25%). D'autre part, 4% des enfants seulement pensent que lire, c’est lire à haute voix. Ce faible pourcentage m'étonne un peu et mérite sans doute des vérifications. Il est vrai qu'ils sont nombreux à considérer que lire c'est déchiffrer (10%) plutôt que « comprendre ce qui est écrit » (4%).

D'une certaine façon les réponses aux questions 3.2 et 3.2.1 sont redondantes par rapport aux précédentes. Elles semblent indiquer (taux de non réponse ou d'incompréhension = 30%) que la plupart des enfants ne reconnaissent pas les écrits sociaux utilitaires comme des objets de lecture. Ceci renvoie au problème de fond de l'imposition traditionnelle d'un modèle d' « écrit légitimé » par l'institution scolaire. En effet, pour la grande majorité d'entre eux, lire c'est lire des écrits légitimés, de la littérature ou des manuels scolaires ! Quelques- uns pensent que c'est lire ce qui est lié à l'école (14%) et fort peu estiment que « lire, c'est tout lire » (7%) Lorsqu'il lisent des livres, voici en ordre décroissant ce que les enfants déclarent : (plusieurs réponses)

- des manuels scolaires : 64% ;

- des B.D. : 50% ;

- des romans et nouvelles : 45% ;

- des documentaires : 32% ;

- des dictionnaires : 32% ;

- des contes : 25% ;

- des albums : 25% ;

- des poésies : 21% ;

- des documents sportifs : 7% ;

- des livres dont vous êtes le héros : 4%.

La question 3.3.2 concernait les stratégies de lecture que l'enfant paraissait avoir adoptées, Si l'on tient compte d'un taux de non-réponse de 25%, on peut considérer que les enfants se partagent en deux groupes à peu près équivalents :

1. Ceux qui déchiffrent, oralisent fréquemment, ont une lecture exclusivement linéaire...

2. Ceux qui lisent, sélectionnent les informations, recherchent des indices...

Mais n'en tirons aucune extrapolation car les écarts d'âge entre les enfants qui reçoivent une aide sont considérables et l'échantillon n'est pas assez important numériquement pour indiquer des réponses par classes d'âge. La plupart des autres questions de la série trois, soit sont mal posées, soit ne donnent pas de réponses interprétables. C'est dommage, mais on peut penser qu'il en eut été autrement si le questionnaire avait été distribué en début d'année et non en mai-juin.

Dont acte.

Didier CRICO, A.F.L. Lyon