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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°26  juin 1989

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OBSERVATOIRE DES ÉCRITS

Qu’entendons-nous par « Observatoire des écrits et de la lecture » à propos des BCD ? Nous nous sommes efforcés, dans cette rubrique, de préciser et d’illustrer cette notion par la présentation de BCD et de ce qu’on y fait. Yves PARENT, dans ce quatrième texte de la série qu’il consacre aux conditions d’une réelle efficacité de la BCD en maternelle (CF. AL n° 23, 24 et 25) aborde cette question. Rappelant rapidement ce qui caractérise l’écrit, il en tire les conséquences et propose un certain nombre de pratiques possibles avec de jeunes enfants.

Les analyses que l'AFL approfondit actuellement à propos de la communication écrite, en particulier dans ce qui la distingue de la communication orale, soulignent l'importance de caractères spécifiques dont les implications pédagogiques sont encore mal mesurées : tant à propos de l'écriture que de la lecture. Surtout quand les acteurs privilégiés sont de très jeunes enfants : ceux qui fréquentent l'école maternelle par exemple... Alors que l'oral, soumis à la durée, bénéficie des ajustements rendus possibles par la présence des interlocuteurs - parler c'est entrer dans la perspective d'interprétations réciproques ! -, l'écrit, puisqu'il échappe au temps, doit se présenter dans sa totalité. Définitivement disponible et fixé ; et sans secours ! L'oral propose, ajuste, élément après élément pour construire des effets plus qu'un tout qui n'existera jamais : sinon dans la mémoire des interlocuteurs... s'il n'est pas enregistré par une machine. L'écrit, lui, est définitif dès qu'il est proposé au lecteur.

D'où une série de conséquences décisives :

- L'écrit doit anticiper son lecteur. Toute personne qui écrit doit se préoccuper, non seulement des questions que se posent ceux à qui elle s'adresse, mais encore de ce qu'ils savent : du capital de connaissances qu'ils pourront engager dans leurs lectures...

- C'est dire que l'écrit choisit... et exclut : pour des raisons qui n'ont, le plus souvent, que peu de liens avec les explications évoquées, et avec le sentiment vécu par ceux qui sont en difficultés (mise en cause de capacités techniques jugées insuffisantes, d'intelligences qui seraient médiocres, par exemple).

- Alors que l'oral construit pas à pas, l'écrit synthétise et organise. Il théorise et propose des représentations, le plus souvent construites dans des efforts laborieux mais invisibles, dont les clés échappent à la majorité des lecteurs.

- Le lecteur, lui-même, vient à l'écrit avec des représentations : aussi bien présentes dans ses questions et dans ses attentes que dans les opinions qu'il engage pour construire ses réponses.

- En ce sens, lire c'est dialoguer : c'est confronter des représentations différentes, qui ont en commun d'être le plus souvent implicites, et donc incontrôlables.

- Cette attitude exige la conjugaison de deux mouvements apparemment contradictoires : à la fois l'engagement dans l'action et dans l'émotion, et la capacité de s'en détourner et de s'en extraire... pour y revenir enrichi. Lire, c'est donc faire l'expérience d'une double distanciation : par rapport aux événements (et les obstacles sont à voir dans ce qu'on pourrait appeler un comportement de préoccupation) et par rapport à l'écrit (et les difficultés sont liées à une méconnaissance des conditions affectives et cognitives des rapports à « l'objet-lu ») Faire pratiquer ces dialogues dans des groupes dont l'hétérogénéité facilite le fonctionnement, est nécessaire et possible dès l'école maternelle : tout comme il est possible d'associer de très jeunes enfants à des confrontations visant à comprendre pourquoi l'écrit résiste à certains) alors que d'autres y accèdent avec aisance et plaisir. L'expérience, une fois de plus, montre que l'ambition est nécessaire : pour donner signification et saveur aux activités de lecture pratiquées dès le plus jeune âge, pour exercer des comportements psychologiques essentiels (prises de conscience d'intentions et de stratégies, activités para-lexiques...) et pour engager des efforts d'élucidation générateurs de rapports nouveaux, et toujours possibles, avec l'écrit.

DES ORIENTATIONS PRATIQUES ET DES EXEMPLES

1. Découvrir et confronter des représentations

Aussi bien à propos d'un album, d'un poème, d'un compte rendu ou d'une lettre... Confronter la réalité- plus exactement, les différentes représentations qu'on en a - avec ce que propose le livre ; plus précisément, ce qu'à travers les personnages la trame flexionnelle, l'illustration, l'écriture..., l'auteur a choisi de présenter. Il s’agit donc d’engager avec des enfants des efforts d'élucidation qui, dépassant l'assouvissement des premières curiosités et des besoins d'identification, mettent l'accent sur la compréhension des réactions individuelles et sur l'étude des moyens mis en œuvre par l'auteur pour les obtenir. Et, en cela, s'interroger sur les intentions - présumées - de l'auteur, sur ses opinions et sur le statut qu'il attribue à ses lecteurs (qui sont-ils ? comment s'adresse-t-il à eux : en cherchant à les séduire, en les faisant réfléchir... ? pour qui les prend-il ? etc.).

Quelques sujets ?

Rechercher comment la ville, la mode, l'automobile, le foyer domestique, l'école, la maladie, le médecin... sont représentés dans la presse et la littérature pour enfants. Ou encore, pour aborder des questions dans lesquelles les enfants sont impliqués, et en accompagnant parfois des campagnes menées dans les médias, étudier ces mêmes ouvrages pour comprendre comment sont présentés la maison (et les accidents domestiques), la rue et la circulation (leurs désagréments et leurs dangers), la rentrée... On ferait alors des observations consternantes : le didactisme simpliste voisinant avec des représentations idylliques, puériles... et séduisantes... Et on comprendrait la nécessité d'examens critiques lucides, facilement générateurs de prises de conscience essentielles : même chez de très jeunes enfants, incapables de résoudre les problèmes techniques qui leur sont posés par un texte, mais indiscutablement capables de s'interroger en commun à son propos.

2- Compléter le capital de connaissance nécessaires à la compréhension d'un ouvrage ou à des lectures diverses (en particulier esthétiques, décoratrices d'un plaisir lié au jeu des idées et de la langue). Le livre de Michel TOURNIER : « La fugue de Petit Poucet » (Gallimard) est un bon exemple de cette démarche. L'auteur y fait une parodie du conte bien connu qui suppose, pour être appréciée tout un capital d'informations : la situation française évoquée (modernisation sur le plan industriel, situations faisant suite à mai 1968...) ; les « obsessions » de l'auteur (son amour des arbres, son goût pour des personnages ambigus...) ; des références à la bible ; et enfin, la connaissance du conte traditionnel... Il est, en effet impossible de comprendre et d'apprécier de nombreux jeux de mots, d'être sensible à des allusions et à de fréquents décalages entre le conte initial et la version proposée par TOURNIER si on n'est pas informé. Le plaisir, alors, évidemment, est conditionné par une information à la fois historique et littéraire. Information dont beaucoup d'enfants et d'adolescents ne disposent pas et que les médiateurs ont, par conséquent, le devoir d'introduire le moment venu, pour susciter des « pactes » nouveaux et évolutifs. Les seuls d'ailleurs que ce type de textes permet. (Le texte de TOURNIER a été choisi ici pour la commodité de la démonstration : même s'il est assez mal adapté au « public » des écoles maternelles.) Des ouvrages tels que :

* Mafalda de QUINO, chez Glénat ;

* Grand-papa de I. BURNINGHAM chez Flammarion ;

* Le géant de Zéralda, Les trois brigands de T. UNGERER, l'École des loisirs ;

* Ce changement-là de Philippe DUMAS l'École des loisirs;

en revanche, justifieraient le même apport d'informations, discret, et inexploité : c'est-à-dire en cours de lecture où des échanges consécutifs à des lectures individuelles.

3- Explorer des questions de statuts

Étudier, par exemple, les représentations de l'enfant, des parents, du vieillard, du garçon, de la fille, de l'écolier, de certaines professions... dans la littérature ou la presse pour enfants. Ou, plus largement, observer les écrits qui circulent à l'intérieur de l'école pour comprendre le statut que les adultes attribuent, ou acceptent, à travers de telles productions. Soit directement, à partir de questions explicitement posées à ce niveau ; soit indirectement, parce que le thème de préoccupation est plus large : comparer des personnages (Martine, Émilie, Mafalda...); comparer les représentations de l'enfant qui sous-tendent les présentations faites du foyer domestique, de la rue... ; dégager les modèles humains proposés par des ouvrages pour comprendre comment s'y exprime le « droit à la différence » ; etc.

4- Observer et comprendre des pratiques de lecture

C'est la place de l'écrit dans la vie quotidienne de chacun, et une interrogation permanente sur ce qui oriente les choix et les refus observés, sur ce qui conditionne l'aisance de certains et les difficultés de beaucoup d'autres, qui seront ici au centre des préoccupations communes. Ceci, par exemple, en faisant des enquêtes sur les livres les plus lus, les livres publiés ou ignorés et en s'interrogeant sur les types de lecteurs observés. Les ouvrages qui provoquent des réactions particulières (les séries ; ceux que les enfants aiment et que beaucoup d'adultes ignorent ou rejettent ; un auteur, objet de réactions contrastées ; les livres jugés difficiles - ou faciles - par certains lecteurs...) justifient de telles approches que les réactions qu'ils engendrent facilitent. À l'intérieur de l'école, de telles enquêtes sont également justifiées : sur la place de l'écrit dans la vie de chacun, sur les critères des choix opérés et sur l'initiative de ces choix, à propos de la diversion des textes ainsi offerts ou présentés aux enfants dans leurs milieux.

Deux moyens pratiques simples pour trouver des solutions : les comités de lecture (enfants) et les groupes de lecture critique (adultes).

Les comités de lecture

Le principe est simple : des enfants, représentant les classes de leur école, se réunissent en groupe hétérogène (le comité !) pour étudier quelques livres, afin de les présenter à leurs camarades, recueillir leurs réactions et approfondir les leurs.

Pratiquement ces groupes se composent de 8 à 10 enfants, issus des trois niveaux d'âge de l'école. Ceci pour trois ou quatre réunions réparties sur une quinzaine de jours. Lors de la première rencontre, un adulte présente les ouvrages choisis (généralement dans un thème de préoccupation des enfants, à l'occasion de la rencontre avec un auteur ou, tout simplement, pour répondre à des propositions individuelles) ; il explique la démarche qui permettra d'engager dans les classes, avec l'aide des adultes disponibles (instituteurs, ASEM, parents...), l’approfondissement de la connaissance des ouvrages et leur présentation aux autres élèves. Les livres en question sont ensuite exposés à la bibliothèque de l'école, sur un présentoir facilement identifiable, en nombre suffisant pour pouvoir être momentanément empruntés. La dernière réunion est l'occasion pour les enfants du comité, de confronter leurs réactions : en s'appuyant sur ce qu'ils ont fait en classe et sur les réactions qu'ils y ont recueillies. Les rencontres intermédiaires servent de bilan et de relance : elles permettent aux participants de sortir de leur isolement relatif et de confronter des pratiques pour s'approprier les moyens d'un projet commun. Une synthèse écrite (suite de réactions individuelles ou opinion du groupe) est rédigée pour figurer dans le journal de l'école ou sur une fiche qui prendra place à la bibliothèque. Souvent, une présentation orale a lieu ensuite, ouverte à tous : les enfants du comité ayant alors la responsabilité d'informer, d'expliquer et de justifier leurs choix et leurs réactions.

Variantes et compléments

- Puisque les livres étudiés ne peuvent être très nombreux, on doit les choisir au sein de tous ceux qui traitent du sujet retenu. C'est donc l'occasion de réfléchir aux raisons des choix et d'engager, ainsi, une première confrontation de réactions et d'opinions qui facilitera l'approche dynamique ultérieure.

- Les études effectuées par les différents comités constituent de véritables explorations du fonds : l'instance chargée de la politique d'achat y trouvera des renseignements précieux.

- On peut imaginer qu'au sein de chaque classe des groupes se constituent pour étudier un secteur donné d'écrits, selon une démarche proche de celle qui a été décrite ci-dessus.

Les avantages de ce choix ne doivent pas en masquer les inconvénients : isolement renforcé, homogénéité défavorable aux plus jeunes. Mais ce qu'il faut surtout souligner, en conclusion, c'est l'importance du rôle des adultes qui doivent à la fois écouter, observer et susciter des réactions ; être disponibles et disposer de l'information qui permet de faire remarquer l'essentiel et d'établir des relations. C'est dire l'importance de leur compétence : donc, de leur formation. Et c'est pour contribuer à cette formation que devraient être mis en place des groupes de lecture critique adultes.

Les groupes de lecture critique

La démarche est connue : des adultes (enseignants, bibliothécaires, libraires, parents..) se rencontrent régulièrement pour confronter leurs réactions à propos d'ouvrages qu'ils ont choisis en commun. Ils s'engagent à lire ces ouvrages – pour témoigner de leurs réactions de lecteurs - et à les faire lire - pour rapporter des avis d'enfants : par exemple, les élèves d'une classe, les utilisateurs d'une bibliothèque ou les enfants d'un participant. Le groupe est animé par quelques personnes qui assurent une préparation plus approfondie : recueil et étude de critiques dans des revues spécialisées, étude de la biographie des auteurs, recherche d'ouvrages susceptibles d'être utilisés en cours de discussion. Les opinions et les analyses sont prises en notes, pour être synthétisées, diffusées aux participants et aux personnes intéressées.

Remarques

- L'expérience montre que le choix des livres évolue rapidement en fonction des attentes des participants et des intentions des animateurs : les classiques laissent la place aux ouvrages suscitant des controverses (certaines BD, livres « signalés » par Marie-Claude Monceaux) ; lesquels sont ensuite souvent remplacés par des ouvrages permettant l'étude de questions de statut, ou des écrits rendus nécessaires par des projets ou des campagnes en cours (recherche documentaire dans le milieu ou campagne de lutte contre les accidents domestiques par exemple...).

- Les réactions elles-mêmes évoluent vite : en particulier, à propos de la possibilité d'aborder avec les enfants de maternelle les études critiques, distanciées, centrées sur les questions de statut (le statut de tel personnage, le statut du lecteur...). Cette attitude, d'abord jugée trop « intellectuelle », est progressivement appréciée : le plaisir de penser, de découvrir, de saisir des liens..., loin d'éloigner du plaisir, né du contact immédiat avec l'œuvre littéraire, le prépare et l'enrichit. Chacun peut en faire pour soi, l’expérience probante.

- Des grilles d'analyse, bien que présentées, ne sont guère employées : avant tout parce que leurs questionnements semblent pauvres et réducteurs, comparés a la richesse des confrontations dans le groupe. Les réunions des groupes pourraient d'ailleurs être d'excellents occasions de compléter ces grilles, en faisant progressivement évoluer le champ des préoccupations exprimées dans les questions retenues.

- Les animateurs peuvent orienter leurs efforts dans deux directions apparemment distinctes mais en fait très liées : vers la connaissance des œuvres, des auteurs et des illustrateurs, et en vue de l'approfondissement de la problématique de la lecture, En confrontant leurs représentations à celles des auteurs, beaucoup d'adultes ont beaucoup appris : sur l'écriture, sur les intentions qui l'animent et sur les moyens qu'elle met en œuvre. Donc sur la lecture.

- L'évolution qui s'esquisse vise à faire des groupes de lecture critique des associations de formation pour des représentants des lieux d'action que sont les écoles, les bibliothèques et les familles, Leurs besoins étant, en quelque sorte, transmis au groupe de lecture critique qui les intègre à ses projets. La composition du groupe traduit bien cette évolution : un noyau permanent assure la continuité de la démarche et son approfondissement, des participants occasionnels viennent chercher les moyens dont ils ont besoin dans leurs écoles, en quelque sorte délégués par elles.

Une articulation lucide entre les écoles - et les comités qui s'y tiennent - et le groupe de lecture critique le plus proche - lui-même implanté en fonction je l'équipement dont il doit disposer et des compétences nécessaires à une activité efficace et gratifiante - devrait permettre de doter chaque secteur d'une structure souple de formation, dont on peut souligner ici la nécessité.

Yves PARENT