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La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°26  juin 1989

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ARMAND GATTI : UN ÉCRIVAIN PUBLIC


Né à Monaco en 1924, d'un père anarchiste et d'une mère catholique, Armand GATTI conservera toute sa vie l'étrangeté, l'errance, la détermination de ce couple-là. Entré dans le maquis à 16 ans, il apprendra dans les camps de concentration à utiliser le pouvoir de la langue contre la puissance de la violence : « Je savais désormais comment me défendre, comment prendre mes distances. Par la littérature, par le poème, par la nécessité d'inventer, j'avais le sentiment d'être plus fort qu'eux, de posséder quelque chose qu'ils ne pourraient jamais atteindre. » Il s'évade, rejoint un régiment de parachutistes anglais puis devient, à la libération, journaliste, grand reporter, homme de théâtre, cinéaste, animateur d'écritures collectives. Aujourd'hui, quand il travaille avec des jeunes en insertion ou des détenus, il affirme : « C'est par l'écriture, uniquement par elle, que vous échapperez à la condition qui vous est faite. » L'écriture, ce lieu juste pour les combats justes, ce pouvoir qu'il ne cesse de conquérir en s'efforçant de le partager avec les plus démunis, et qui fait de lui l'occupant d'une fonction revue et incorrigible : celle d'un écrivain public.

Les réalisations d'Armand GATTI sont trop nombreuses pour être seulement évoquées ici. En voici trois, très rapidement suggérées :

1975, film vidéo : « Le lion, sa cage et ses ailes ». Auteur : Armand GATTI ; réalisation et montage : Stéphane GATTI et Hélène CHATELAIN ; production : I.N.A., les Voyelles, CAC de Montbéliard.

1978, film vidéo : « La première lettre. » Auteur : Armand GATTI ; réalisation montage Stéphane GATTI et Hélène CHATELAIN, Claude MOURIERAS ; production : I.N.A., les voyelles, Isle d'Abeau, animation ville nouvelle de l'lsle d'Abeau.

1981, film: « Nous étions tous des noms d’arbres ». Scénario, dialogues, réalisation : Armand GATTI production : Tricontinental RTBF, les Voyelles, Dérive Production, Irlande du Nord.

Ces trois vidéogrammes seront présentés au Congrès Août 1989.


LE LION, SA CAGE ET SES AILES

Invité à Montbéliard, Armand GATTI rencontre des travailleurs immigrés et tourne avec eux cent heures d'images sur leur ville: la ville Peugeot. Fils d'immigrés ayant longtemps ferraillé avec la langue française pour se faire reconnaître d'abord, pour se défendre ensuite, solidaire des opprimés, poète résistant, il n'a pas, malgré sa simplicité, pu rencontrer directement les ouvriers. Installé à la Maison de la Culture après avoir placardé toute la ville d'affiches-invitation : « Un film, le vôtre ! », il se retrouve, lors de la première réunion, avec un petit public de profs venus lA pour le voir se produire, lui, pas pour produire avec lui. C'est donc sur leur lieu de travail, leurs lieux de loisirs, qu'il va rencontrer ceux qui l'intéressent et les découvrir aussi étrangers à sa démarche qu'à leur ville.

« Nous sommes partis à Montbéliard avec uniques idées préconçues. Nous pensions à la place des ouvriers. Et nous nous sommes aperçus tout de suite qu'il fallait les laisser penser, eux, si nous voulions arriver à quelque chose. C'est-à-dire que nous pensions le monde à travers tout le langage que nous croyions profondément politique. Or notre démarche a vraiment pris corps quand nous nous sommes mis à l'écoute et que nous avons réalisé que c'était à eux de résoudre leurs problèmes. »1

La volonté d'écrire surgit puis circule au cours de discussions, prend force dans des ébauches de scénario, s'affirme dans la critique des premières productions. Italiens, Géorgiens, Polonais, Marocains, Espagnols, Yougoslaves se séparent pour entrer dans six films différents : six manières d'habiter Montbéliard. Chaque histoire se construit en même temps qu'elle reconstruit une identité nationale autour d'anecdotes ou de personnages élevés par la force de l'écriture, au rang de légendes: il en va ainsi de la résistance des Italiens recollant obstinément les posters de GRAMSCI arrachés des murs par les gardiens du foyer Peugeot ou de RADOVAN, jeune Yougoslave, empêché par la direction de poursuivre ses études et qui finira, à force d'humiliations, par démolir toute une chaîne de voitures au karaté. Les conflits escortent ce long travail, qu'il s'agisse des formations politiques méfiantes à l'égard de ce gauchiste de GATTI, semeur d'imaginaire, détrousseur de conscience ou qu'il s'agisse des immigrés eux-mêmes, contestant la manière dont GATTI filmait leur scénario. L'invention de productions nouvelles, avec des publics habituellement exclus de la production, exige du temps d'observation, de dialogue, de compréhension, d'aide à l'appropriation d'outils pour la construction d'un savoir pas sa reproduction2. Même souhaitées, même encouragées, les formes nouvelles d'expression ne peuvent jaillir que dans la rupture : paroles incertaines, elles ne deviendront actions collectives que si le projet du groupe permet les reconnaissances individuelles, que si les individus se construisent dans le groupe.

« Chaque lieu, chaque temps de la vie sociale suppose une amputation de soi qui finit par s'élargir à l'ensemble de la vie de l'individu. Il s'ampute, s'ampute encore, et peu à peu il abdique... Nous avons essayé de susciter une dimension plus grande du langage, de retrouver une expression entière ou, du moins, la plus vaste possible de chaque individu... Évidemment cette démarche ne pouvait plus être le fait d'une seule personne, il fallait qu'il y en ait une autre, puis une autre, puis une autre. C'est ainsi que l'idée de l'écriture collective est née, autre source de malentendus, où jamais gens qui ont travaillé ensemble ne se sont sentis aussi solitaires et heureux de l'être. »3


LA PREMIÈRE LETTRE

Invité par l'Association l'Isle d'Abeau (ensemble de villes nouvelles près de Lyon), Armand GATTI refuse, d'abord : « Je ne voyais pas ce que nous pourrions aller faire à l'Isle d'Abeau, notre propos n'étant pas précisément d'aller vendre du culturel aux populations et de pratiquer la création à la carte, du genre : ah ! vous avez des problèmes de tuyauterie, racontez, on va faire un truc ensemble. » Et puis, au cours d'une discussion préparatoire à l'élaboration du scénario de l'Affiche Rouge, il s'entend répondre par les jeunes ouvriers de la banlieue de Rouen : « Qu'est-ce que vous voulez prouver ? Que ces types sont des héros et nous des pauvres types ? On le sait... Alors ''foutez-nous la paix'' et restez avec vos héros. » La discussion continue et finalement, dans tout le groupe Manouchian, les jeunes n'en sauvent qu'un, celui qu'ils auraient pu être celui auquel GATTI s'était le moins intéressé : Roger ROUXEL, ouvrier, fusillé à 17 ans, juste après avoir écrit sa première et dernière lettre d'amour. Roger ROUXEL avait vécu à l'lsle d'Abeau.

L'équipe d'Armand GATTI s'y rend et dans le but de faire dialoguer les réalités du passé avec celles du présent, décide de prolonger la vie de Roger ROUXEL quelques instants de plus, le temps de voir l'effet de sa lettre sur les siens.

Toutes les municipalités de l'lsle d'Abeau, sauf une, votent des subventions pour la réalisation d'un opéra de sept films qui retracent l'épopée de Mathilde et Roger, d'un amour condamné. 63 groupes, 3 000 personnes entrent dans l'aventure de la mémoire reconstruite, du passé réactualisant le présent. On filme, on projette dans tous les lieux, on discute, on refilme et, dans les communes, la résistance remue les consciences, et son esprit porte, le temps d'une création collective, les situations quotidiennes. Mise en thèmes, la vie de Roger ROUXEL est traitée par des groupes différents, tous proches de son histoire et de ses lieux d'existence : la zone de sa naissance est jouée par les « zonards de Chambéry », son enfance paysanne reconstituée par les paysans des environs de Bourgoin-Jallieu, sa vie en usine représentée par des ouvriers et des chômeurs actuels, l'école, l'apprentissage évoqués eux aussi, jusqu'au dernier thème, la dernière nuit habitée par les moines cisterciens de l'Abbaye de Tamié, illuminée par un long poème d'Armand GATTI, lui qui fut aussi condamné à mort à 17 ans.

« Il ne s'agit pas de prendre les autres en charge », dit Armand GATTI, « il s'agit de leur donner, s'ils ont vraiment quelque chose à dire, les moyens de se dépasser eux-mêmes. » Ce moyen-là, c'est l'écriture. Écriture qui doit fuir la loi du dénominateur commun, exprimer les complexités individuelles, chercher à résoudre l'inégalité : « L'écriture collective n'est pas un bout à bout approximatif de textes votés en assemblée. Je ne revendique mon écriture, je tiens le moment de l'écriture pour décisif et - je me répète - solitaire, même si ce qu'il embrasse ne le concerne pas seul... et implique la participation des autres... Toute création est solitaire, c'est vrai : mais le genre d'aventures que nous vivons n'est possible que portée par un groupe. »


NOUS ÉTIONS TOUS DES NOMS D'ARBRES

Au cours d'une tournée théâtrale, Armand GATTI reçoit, en pleine conscience, la lutte violente et déterminée de l'Irlande du Nord. Naissent, en même temps que des sentiments, des devoirs : ceux de répondre aux questions que cette lutte lui posait, ceux d'adresser un geste de fraternité aux quartiers pauvres qui se battent, car ici comme partout ailleurs, les riches possédants catholiques ne rivalisent pas avec les riches possédants protestants, les quartiers vectoriels s'entendent très bien. Sa réponse, c'est à travers Paddy DOHERTY, le maçon, qu'il la trouve. Ce catholique, père de 14 enfants, ouvrier modèle, participe aux marches des Droits Civiques des années 70. À son patron protestant, qui s'étonne de voir cet homme responsable dans la rue, il répond que c'est parce qu'il est responsable qu'il est dans la rue. Et il part, puisqu'il est licencié, après 25 ans de bons et loyaux services. Il devient l'âme, le garant des luttes du Bogside, ce quartier rebelle de London Derry, cette ville où tout se traine en longueur : le fleuve semé de pluies interminables, les hivers saisons permanentes, le chômage, les bombes et l'enfance infiniment figée, misérable, traquée par la mort, tentée par la guerre, arrêtée par l'analphabétisme.

Paddy DOHERTY se nomme directeur d'une école où il dit à ces enfants : « On vous escroque mais, au moins, essayez d'en prendre conscience, c'est le seul apport que cette école peut vous laisser. » École ouverte aux filles et aux garçons, aux protestants et aux catholiques, où l'on abandonne provisoirement la peur et les armes pour conquérir, dans la même violence, celle des mots cette fois le savoir comme élément de lutte. Une école - ce Workshop - où, pendant plus d'un an, va se construire le scénario, à partir de ce que chacun y mettra de sa propre histoire.

Armand GATTI avait été parachutiste pendant la guerre. À la suite d'un récit concernant la découverte d'un soldat anglais mort devant la porte d'un de ses amis, GATTI prend conscience que ce soldat aurait pu être lui, S.A.S., qui, après avoir participé à la libération de l'Europe contre le nazisme, était venu mourir dans une action de répression en Irlande. Ce soldat mort, c’aurait pu être lui. Ça l'est devenu. GATTI apportait l'histoire du soldat mort. Les enfants du Workshop apportèrent l'histoire de Wesley et Hugh, ces deux amis - l'un protestant, l'autre catholique - tous deux jeunes militants de I'IRA et morts pendant le transport d'explosifs. Les enfants voulaient les faire revivre dans l'histoire l'un en prison, l'autre dans le Sud.

Paddy DOHERTY apportait dans une phrase écrite sur le mur en guise de décor, la volonté de comprendre, de dépasser le présent. « Une seule issue : la mort glorieuse. Nous devons nous battre contre cette issue-là aussi... »

L'actualité apporta le quatrième élément: les grèves de la faim des prisonniers républicains de Long Kesh. Bobby SANDS mourait le 3 mai 1981, premier jour de tournage. Tom Mac FLWEE, le 6e, mourait le jour de départ d 'Irlande. Mickey DEVINE, le 10e et dernier, s’éteignait à la fin du tournage. Tandis que dans le Work shop, Paddy le maçon demandait aux catholiques de jouer le rôle des protestants, à ceux qu'il savait être au bord de I'IRA le rôle de l'armée, aux protestants le rôle de l'IRA, dans l'espoir d'ouvrir chacun au langage de l'autre, les grévistes, à chaque mort, secouaient la ville, entraient dans le scénario pénétrant les autres dans leur propre rôle.

Longue expérience, dans laquelle l'équipe de GATTI est entrée, aux côtés de gens et lutte, pour : « Convoquer des hommes à la recherche d'une certaine dimension, d’une certaine idée de leur humanité. » « Si nous n'avions pas réalisé cela nous aurions l'impression d'être allés lA-bas faire œuvre commerciale. C'est-à-dire œuvre de négation de toutes les valeurs que nous croyons bon de défendre »


Yvanne Chenouf


1. Propos d'Armand GATTI dans « L'aventure de la parole errante » Éd. L'Ether VAGUE.

2. Relire à ce propos, dans le numéro 22 des A.L., les articles de Gérard SARRAZIN, Jean FOUCAMBERT, Raymond MILLOT, sur le rôle des bibliothèques en tant que bases logistiques et dans le numéro 21 le texte de Jean FOUCAMBERT : « Pouvoir, savoir et promotion collective ».

3. Concernant Armand GATTI, on peut lire un excellent livre : « L'aventure de la parole errante », Marc KRAVETZ, Éd. Ether Vague.