La revue de l'AFL Les actes de lecture n°26 juin 1989 ___________________ JACK RALITE : UN BÂTISSEUR D’ALLIANCES
Un peu plus tard, fin 1986, j'ai été invité par Anne-Marie REYNAUD, directrice du Centre Chorégraphique de Bourgogne, à une autre réunion qui regroupait une centaine de danseurs. De quoi ont-ils parlé pendant deux heures ? De leur statut social, de leurs problèmes professionnels bien sûr mais aussi : « Nous sommes tous les enfants de Merce CUNNINGHAM qui, venant en France, nous a ouvert un certain nombre de portes dans lesquelles nous nous sommes engouffrés. Il nous a mis au monde mais comment exister de manière autonome maintenant ? Comment danser à la française ? » C'était, évoqué d'une autre manière, le même problème que pour la cinquième chaîne. Je suis rentré et je me suis dit : « On ne peut pas laisser les choses comme ça. » J'ai publié un petit texte : « La culture française se porte bien pourvu qu'on la sauve ». Ce texte, je iproposé à 347 artistes environ et, en trois, quatre jours, j'ai dû avoir 260 signatures. On a décidé de témoigner au TEP en février 1987 : un TEP archicomble, dedans, dehors. Treize disciplines étaient représentées, et on a discuté. Au bout d'un moment, quelque chose est apparu, énorme, comme le nez au milieu de la figure : on était tous confrontés à la marchandisation de la Culture, la prise en main du secteur culturel par les grandes affaires. On a décidé de convoquer les États généraux de la Culture en juin 1987, au Théâtre de Paris. Pour les préparer, on a fait des réunions catégorielles et des réunions transdisciplinaires dans les régions. Réunions à Marseille, au Théâtre de la Criée, sous la présidence de Marcel MARÉCHAL, réunions dans le Nord à l'École d'Arts Plastiques, réunions au Havre, à Bobigny, dans les Maisons de la Culture, dans le Val-de-Marne avec Catherine DASTÉ, etc. Toutes ces réunions ont esquissé la rédaction de ce qu'on a appelé les cahiers d'exigences, pour garder le vocabulaire de 1789 en l'actualisant : aujourd'hui, on n'a pas de roi, on n'a pas de doléances ; on a une république, on a des exigences. Ce matériau, une petite commission en a tiré la quintessence pour rédiger « Les États généraux de la culture ». L'idée est simple : face à cette mutilation de l'Art à ce mépris du peuple qui en est éloigné, il n'y a qu'une alternative : la mise à jour d'une responsabilité publique et nationale en matière de culture, une loi pour le secteur public rénové et renforcé, une mission pour le secteur privé. C'est une idée très neuve, qui n'a été exprimée nulle part. Une grande idée pour le XXIe siècle. Une idée aussi éloignée de l'étatisme plébiscitaire que de l'affairisme publicitaire. Un travail énorme. On a aussi rédigé un projet de charte pour l'audiovisuel, un travail encore plus compliqué car c'est plus complexe. Il fallait proclamer nationalisent ces résultats. On ''a fait'' le Zénith. Et là, on a eu la joie d'avoir le Zénith plein et 1000 personnes dehors : 6000 personnes en tout ! On s'est dit : pas question d'en rester là. Il faut approfondir encore. Au Zénith était venu un homme de Chantelle, dans l'Allier ; un village de 900 feux où 80 % des gens s’étaient prononcé contre les coupures publicitaires. On y est allé pour lancer une pétition qui a recueilli 300 000 signatures. Alors, on a soumis notre projet aux meilleurs chercheurs français en organisant une réunion en février dernier, à l'ancienne École Polytechnique. Notre livre sur audiovisuel* a suscité tout leur intérêt : notre démarche leur a paru solide mais pas bétonnée, ouvrant des pistes possibles. Après, on a eu des visites ici et là avec des pays étrangers, le Chili en premier qui, en juillet dernier a créé un mouvement qui s'appelle "Chile Crea" avec, comme document de base, la déclaration des États généraux traduite en Espagnol. Alors on s'est dit : « Puisque ça a un tel écho, pourquoi ne pas pousser un peu ? » C'est ainsi qu'au Festival de Cannes, on a organisé une conférence de presse à laquelle participaient des hommes comme Ettore SCOLA, Terence YOUNG, etc. . LA, on a recueilli des signatures de nombreux artistes européens. On est aussi à l'initiative de la manifestation du cinéma du Boulevard Saint-.Michel pour le film de SCORCESE, de la manifestation réplique quand Hélène DELAVAUT a été blessée par un royaliste incorrigible et méchant. Les États Généraux de la Culture, c'est tout ça, vous voyez.
Y.C. : Très bien, mais pour avoir créé, organisé, réuni, convoqué un tel branle- bas de combat depuis deux ans, combien êtes-vous ? J. Ralite : Claudine JOSEPH et moi. Je suis contre les structures lourdes en matière de culture. Dans ce domaine, il faut se méfier de tous les Conseils d'Administration. On traite au suffrage universel la nécessité de s'occuper de la culture, pas la culture elle- même. Sinon on a l'audimat. Y.C. : Vous êtes deux, vraiment ? J. Ralite : Oui et encore on n'est pas des permanents. On a des bénévoles parmi les artistes, les animateurs. Le Zénith, c'est pas terrible : on était quatre. Tout le reste, ça a été de la coopération des gens. Le travail c'est de leur téléphoner, de les mettre en rapport, de les rencontrer. Quinze jours avant, on a eu des collaborations techniques, certaines bénévoles, d'autres non. Y.C. : On peut travailler avec tout le monde, sans trier ses alliés ? J. Ralite : On n'a trié personne. Nous sommes pour la création dans sa diversité, pour la rencontre de cette création avec le peuple dans sa diversité. Ce sont des problèmes très complexes, qu'il faut traiter dans la durée, avec des actes quotidiens, multiples, mais en étant acharné. Y.C. : Cet accord est-il suffisant pour éviter les conflits ? J. Ralite : Absolument. Parce que personne n'ose dire qu'il est contre la création et personne n'ose dire qu'il est pour une ségrégation. Après, c'est l'affaire morale des gens. Comme le mouvement n'est pas très structuré, vous pouvez avoir des éloignements ou des agencements des uns et des autres selon les manifestations. Je ne connais aucun échec de rassemblement. On est à géométrie variable, mais toujours là quand il s'agit de la création et de sa rencontre avec le public. C'est une règle d'or. On ne tient compte d'aucune conjoncture politicienne. Y.C. : Être pour la création et contre la ségrégation, cela veut-il dire que vous êtes soucieux d'inventer une culture moins excitante ? J. Ralite : Je ne sais pas si une culture est excluante. Les chemins qui y mènent sont complexes, multiformes. Quand il s'agit d'art, je ne connais pas de contact rapide d'une œuvre nouvelle avec un large public : ça n'existe pas. Picasso racontait une histoire merveilleuse. Il disait : « J'ai un chien qui s'appelle Kasbek. Quand je le peins, mon voisinage me dit : ça ne ressemble pas à Kasbek. Je leur écris alors le mot CHIEN (C.H.I.E.N.) et je leur demande : Est-ce que ça ressemble à un chien ? Mais j'affirme que quand Kasbek est à côté de moi, ma peinture mord. » Je suis pour la rencontre avec la population mais avec toutes les exigences que cette rencontre implique. Populisme et élitisme sont tout aussi regrettables. Faire une chose en disant : « Je veux être compris de tout le monde », nous a donné de tragiques expériences, dans tous les pays. Toute œuvre est dérangeante et difficile d'accès. La révolution scientifique et technologique rend les problèmes humains plus prégnants. Ils cognent plus fort à la vitre. On a besoin d'une quantité et d'une qualité d'hommes sans aucune commune mesure avec hier : des hommes qui tentent d'avoir leurs totales facultés de compréhension d'imagination, d'invention. C'est ça la culture, dans tous les domaines : scientifique, sportif... sans oublier, comme on le fait souvent, le domaine de l'imagination. Il est énervant au bon sens du mot énervant. Y.C. : Que pensez-vous du travail d’Armand GATTI ? J. Ralite : C'est toujours important de travailler avec les gens qui sont marginaux ou marginalisés. Quand vous tirez une photo et que vous la coupez, vous avez deux visages : un derrière qui est flou et un devant qui est net. Entre les deux, il y a une petite marge de décalage : c'est un endroit fantastique. Il y a des tas de choses qui émergent là. Gatti travaille à cet endroit, d'autres artistes aussi : De FUNÈS, qui avait un grand talent, a travaillé là, JONAS chante là, etc. On est à un carrefour et, comme le disait VALÉRY, on va peut-être vers une réinvention merveilleuse d'un autre beau, Cependant, il faut être vigilant à deux choses en même temps. VILAR disait qu'il ne faut jamais oublier le public, il est aussi important que ce qu' il y a sur scène. Mais il ne faut jamais toucher de quelque manière que ce soit, à la liberté de création. Il disait aussi que MICHEL ANGE avait imposé le plafond de la Chapelle Sixtine à l'irascible Jules II. Quelle belle expression ! Il disait enfin : « Le chemin du juste milieu ne mène jamais à Avignon. » Dans un monde français où tout le monde rêve de centrisme, il faut réaffirmer qu'il n'y a pas de juste milieu. Il y a. C'est tout. Prenez BECKETT'. Son premier ouvrage a été tiré à dix-sept exemplaires en pourtant ce type a détourné toute une tradition théâtrale dans un sens nouveau. Prenez CUNNINGHAM : une des premières fois qu'il est venu en France, en 1 964, les gens lui jetaient des tomates. J'y étais et je me souviens que je renvoyais les tomates dans l'autre sens ! Et pourtant, cet homme a changé la chorégraphie internationale. Élitisme, non. Populisme, non. C'est une dialectique. Celui qui oublie un des deux termes se trompe.
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