Le livre : la fin d'un règne.

Fabrice PIAULT.
Stock. Coll. Au vif. 258 p.
 

                    Chaque année à la Foire Internationale du livre de Francfort - cette grande cérémonie de l'édition mondiale - la surface réservée aux multimédia, telle une tumeur, ne cesse de croître et de proliférer devant des éditeurs médusés et désemparés... C'est là, pour Fabrice Piault, un signe parmi beaucoup d'autres de la fin de la civilisation du livre.

Fabrice Piault n'est pourtant pas un de ces fanatiques raides dingues du grand bazar électronique : chef des informations au magazine spécialisé Livres-Hebdo, il se présente lui-même comme immergé dans le monde du livre et professionnellement, culturellement, affectivement satisfait de l'être. Il se défend donc d'être "livricide" et se dit animé par le souci d'aider la citadelle de l'édition à se comporter de manière intelligente et constructive et à ne pas avoir de réactions d'assiégée face à la menace.

Néanmoins, les titres des chapitres : "Le crépuscule d'un monde", "Comme un fruit trop mûr", "Et s'il n'était pas irremplaçable ?", "Les nouveaux pouvoirs" etc. indiquent le ton général de son livre. CD-Rom, hypertextes, banques de données "en ligne", autoroutes de l'information... pour Fabrice Piault, nous avons connu l'apogée du livre et ce vecteur principal de la formation et des loisirs, ce symbole de l'éducation et de la culture, déjA sérieusement malmené par l'audio-visuel, a son avenir derrière lui. Il n'est pas de chiffres ou de statistiques concernant la production, la diffusion, la diversification de l'imprimé en général et du livre en particulier, mais aussi sur le nombre de lecteurs, la fréquentation des salons, la concentration éditoriale et les mesures commerciales, financières et techniques récentes dont notre auteur ne tire argument en faveur de sa thèse : soit ils masquent un déclin inéluctable, soit ils sont les signes annonciateurs de la fin du "livre-roi". Surproduction asphyxiante, modification des comportements du lectorat, effets pervers de la loi Lang, hyper-diversification des genres, banalisation de l'objet par des politiques de bas prix, déresponsabilisation des libraires, désaffection du public pour les émissions littéraires, abus scolaire de la photocopie, tout alimente sa démonstration apocalyptique.

D'un côté, une situation difficile de l'industrie éditoriale apeurée et peu dynamique et de l'autre, l'irruption agressive d'outils électroniques d'information, de fiction, de formation et de loisirs qui peuvent atteindre leurs publics par des canaux multiples. Et cette production pourrait aisément être prise en charge par une autre industrie que celle de l'édition si les responsables de l'univers de l'imprimé persévèrent dans leur attitude de "conservateurs frileux" car rien n'indique que le "secteur multimédia" doive faire "allégeance obligée vis-à-vis du livre".

Ce manifeste de Patrice Piault se veut donc un pavé dans la mare et un cri d'alarme pour réveiller éditeurs, libraires et défenseurs du livre. Encore qu'il pense que "la fin du livre-roi n'est pas forcément une catastrophe" et qu'"il y a aujourd'hui plus de pertinence à donner tous les moyens à la création sous toutes ses formes, du livre au multimédia, de se différencier des sous-produits industriels, qu'à édifier et entretenir des murailles de papier entre le livre et l'audio-visuel". 

J'avoue avoir abordé ce livre, au titre si catégorique, avec scepticisme. C'est qu'il y a une cinquantaine d'années, on nous a déjà fait le coup avec l'audio-visuel. L'ère Marconi se substituant à l'ère Gutenberg... l'écrit incapable de résister à la concurrence de l'image... et voilà que cela recommence avec l'informatique ! Il est vrai que ce n'est pas l'écrit qui est là concurrencé, mais ses supports, les moyens classiques de le diffuser, quels qu'ils soient d'ailleurs, de l'annuaire au livre d'art. Le pessimisme de Piault est-il fondé ? Il est probable que ces technologies nouvelles, à l'instar de l'audio-visuel il y a quelques décennies, modifieront la donne et qu'il y aura un "recalage" dans les rôles respectifs des moyens disponibles mais que ce sera au profit d'un élargissement des possibilités d'accès au savoir, ce que ne manque pas de noter Fabrice Piault à la fin de son livre. L'imprimé verra sans doute son champ se restreindre mais toutes les catégories d'écrits (l'usuel comme le roman) emprunteront-elles ces voies aux possibilités révolutionnaires mais encore tributaires de pas mal de sujétions et peu adaptées à certains types de lectures ? 

Alarmiste à tort ou à raison, ce livre témoigne avec d'autres de la grande interrogation du monde du livre et de la lecture à l'apparition du multimédia. C'est le rapport 1994 du Conseil Supérieur des bibliothèques entièrement consacré au devenir de cette institution "au siècle des autoroutes de l'information et des services culturels rendus à domicile" (Cf. A.L. n°50, mars 95, p.42)... c'est encore le livre de Roger Chartier Histoires de la lecture (dont nous rendrons compte) sur "les façons de matérialiser les textes, de les diffuser et de se les approprier"... c'est toute une bibliographie dont ces auteurs font état... Contentons-nous de constater que si les structures technico-commerciales de la diffusion de l'imprimé et les institutions chargées de sa conservation sont dans la nécessité de s'adapter à une nouvelle réalité, pour ce qui regarde nos préoccupations, pas de changement prévisible : autoroutes de l'information ou pas, un savoir lire efficace est et demeurera indispensable.