La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

note de lecture  

 

 
Tableaux de familles. 
Heurs et malheurs scolaires 
en milieux populaires. 

Bernard LAHIRE 
Seuil. Coll. Hautes études. 298 p. 
 
 

                        Qu'est-ce qui fait qu'on échappe au déterminisme social ? Qu'on déjoue la probabilité ? Pourquoi des enfants de milieux populaires, qui ne sont pas des "héritiers", qui sont issus de familles démunies de ce "capital culturel" et de cette familiarité avec la culture de l'écrit dont on sait le rôle dans la réussite scolaire et la reproduction sociale, sont de bons élèves ?  

C'est à ces interrogations que s'efforce de répondre le sociologue Bernard Lahire. Faisant sien le précepte de Durkheim : "Il n'y a qu'une manière de parvenir au général, c'est d'observer le particulier", il s'est attaché à minutieusement démêler la complexité de cas singuliers. De 27 enfants exactement, de 8 ou 9 ans, de 26 familles de la banlieue lyonnaise économiquement et culturellement "très modestes", ayant (après qu'on se soit assuré que leur réussite ou leur échec n'était pas un accident) obtenu de bons ou de mauvais résultats à l'évaluation nationale de CE2. Dans les chapitres introductifs, Bernard Lahire justifie sa démarche en montrant que ce niveau d'analyse, au même titre que l'enquête de grande ampleur et la statistique, procure un point de vue valide et assurément complémentaire sur une réalité sociologique qu'il est d'ailleurs vain, par quelque méthode que ce soit, d'espérer totalement cerner. Tableaux de familles rassemble donc ce que son auteur - considérant les individus comme "des êtres sociaux pris dans des relations d'interdépendance" - appelle des "portraits de configurations sociales".  

Nous sommes là, semble-t-il, dans ces nouvelles démarches des sciences sociales qui s'efforcent d'identifier les identités et les liens sociaux en les dégageant des grandes catégories par des études minutieuses des relations nées de situations particulières parce que "les hommes ne sont pas comme des billes dans des boîtes".  

Il n'est pas facile de résumer un tel ouvrage, aussi foisonnant d'informations, réécriture d'un rapport de recherche. L'intérêt de ce travail tient assurément à sa méthode dans la mesure où elle permet de dévoiler ce qui, dans des contextes sociaux et familiaux semblables, fait que des individus échappent ou pas aux conséquences mises à jour par la sociologie statistique de l'inégale distribution du "capital culturel". C'est ainsi que B.Lahire dénonce le mythe de la démission parentale créé selon lui par les enseignants qui, éludant le phénomène de distance sociale entre eux et les milieux défavorisés (et leur souhait de garder leur pouvoir pédagogique !), interprètent l'absence des parents des milieux populaires de l'espace scolaire comme la manifestation d'un désintérêt pour la scolarité de leurs enfants. Bien sûr, des conditions de vie et de consistance familiale font que nous sommes quelquefois très loin de ce qui serait souhaitable, mais il convient alors de parler d'incapacité plutôt que d'une démission qu'il n'a observée dans aucune des familles. 

Le plus intéressant est sans doute la réflexion sur la présence objective ou non de ce fameux "capital culturel" et sur son "héritage". D'abord parce que se découvre dans cette étude le fait qu'à capital égal et à milieu équivalent, ce qui importe surtout ce sont "les conditions adéquates pour que l'héritier hérite". Parce qu'aussi, le terme de "transmission" évoque l'idée fausse de reproduction à l'identique alors qu'il conviendrait de parler de "reconstruction" et même dans certains cas de "construction" puisque des enfants acquièrent une familiarité avec la culture de l'écrit en rupture avec une succession familiale d'analphabétisme ou d'échec scolaire ?  

"Pour comprendre un individu, a écrit Norbert Elias, il faut savoir quels sont les désirs prédominants qu'il aspire à satisfaire (...) mais ces désirs ne sont pas inscrits en lui avant toute expérience. Ils se constituent à partir de la plus petite enfance sous l'effet de la coexistence avec les autres et ils se fixent sous la forme qui déterminera le cours de la vie progressivement, ou parfois aussi très brusquement à la suite d'une expérience particulièrement marquante." 

De la grande hétérogénéité des conditions d'intégration sociale et symbolique de l'expérience scolaire, il ressort qu'il suffit bien souvent d'un haut degré de vigilance de l'entourage familial (ou même d'un seul adulte et c'est souvent la mère, mais pas toujours) même si cet entourage n'exprime aucune intention pédagogique précise dans son attitude, même s'il est lui-même dépourvu du moindre capital scolaire et incapable d'apporter une aide effective. Ce qui importe, par exemple, ce n'est pas la pratique familiale de l'écrit, mais la place symbolique qu'on confère ou non à l'écriture et à la lecture dans la famille ; ce n'est pas le patrimoine scolaire parental mais la reconnaissance au sein de la famille, collectivement ou par l'intermédiaire d'un seul de ses membres, de son importance et de ses exigences ; comme sont primordiales la place et les fonctions qu'on confère à l'enfant "lettré", le statut qu'il acquiert, dirions-nous à l'AFL. Et, paradoxe, les enfants de milieux populaires qui réussissent à l'école sont aussi en quelque sorte les "héritiers" d'un "capital" caractérisable par un ensemble de dispositions au sein de la famille : des manières d'être, un état d'esprit, une vision allant jusqu'à une surévaluation du savoir scolaire et de la chose écrite pourtant quelquefois absents. Une culture, en définitive, faite d'attentes et de représentations. 

Cette recherche objective et érige en savoirs scientifiques ce que beaucoup ont pu pressentir pour l'avoir vécu personnellement ou constater chez des condisciples au cours de leur scolarité et que les instituteurs ayant quelque expérience connaissent bien. On pense souvent à la lecture de ce livre au récit autobiographique de Richard Hoggart qui rend compte "de l'intérieur" de cette même réalité.  

L'analyse de Bernard Lahire des phénomènes de "dissonances" entre les normes de l'univers scolaire et les configurations familiales est particulièrement éclairante sur deux points très liés aux préoccupations de l'AFL. À propos, d'abord, de cette "autonomie" dont les enseignants signalent l'absence chez ces enfants et la responsabilité dans leur échec. Elle "est très liée à un rapport particulier à la lecture et, au fond, à la lecture silencieuse et intime, non guidée (...) et l'ensemble des techniques qui mènent à l'autonomie est constitutif d'un rapport au pouvoir en même temps que d'un rapport au savoir". Voilà qui fait singulièrement écho à nos propres analyses. Car, "l'école (étant) un univers de culture écrite" c'est bien les différences familiales des "modes de représentations des actes de lecture et d'écriture" et des "sociabilités autour de l'écrit" cachées "derrière l'apparente similarité de catégories socio-professionnelles" qui font que des enfants échouent et que d'autres réussissent. Ensuite, à s'intéresser aux différences secondaires qui font qu'au sein d'un même groupe social les trajectoires individuelles ne sont pas inéluctables, on en oublierait la réalité statistique et l'aspect ségrégatif de l'échec scolaire. Les comptes-rendus des entretiens avec les familles - qui constituent l'essentiel de l'ouvrage - sont autant de dénonciations des responsabilités de cette école qui, si elle évolue, reste quand toujours celle de la réussite individuelle et de la sélection avec ce que cela sous-entend de ses comportements et de ses exigences. Ne parlons pas ici de pédagogie communautaire ni de promotion collective pour seulement nous interroger sur les raisons qui font que des familles populaires ont de telles attentes à l'égard d'une école pourtant inattentive à ce qu'elles sont et de telles représentations de ce qui a contribué à faire d'elles des victimes.