La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

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C'EST SIMPLE...  

Vous êtes lecteur. L'étiez-vous quand vous étiez enfant ? Et que lisiez-vous ? Sans vouloir que soient retracés de véritables et classiques "itinéraires de lecture", notre revue au long de ses numéros (Cf. A.L. n°49, p.62 et 50 p.29) sollicite les souvenirs de quelques personnes. À sa façon, cette suite de récits pourtant singuliers mais issus de générations différentes témoigne de ce que des enfants ont pu lire depuis un demi-siècle ! 

 
 

C'est simple. Non, pas tant ! Si, quand même... Mais je suis obligé de partir du tout début. L'histoire avant la géographie. Parce qu'en ce qui me concerne, je reste au milieu d'extrêmes inconciliables, et je concilie.  

Les mois d'été chez les grands-parents d'Ardèche. Dans cette grande maison toujours sombre - la chaleur, les moustiques ? - pas un livre. Le journal, quotidiennement, rien d'autre. Mémé apprit à lire vers 15 ans, élevée à la ferme ; le prix du poulet, la vraie recette du flan, le menu du restaurant, les lettres de famille. Point. Pépé, le journal, un drame s'il n'arrive pas - la grève, la chaleur ? Point. Leur fils, mon père, abonné au Dauphiné Libéré qui arriva toujours le lendemain par la poste, n'a jamais lu un seul bouquin depuis son entrée dans la vie active. C'est pourtant un lecteur redoutablement efficace... 

Septembre, retour en banlieue, en pleine Beauce tout de même, ce n'est pas Bobigny... Nous retrouvons, à l'étage, Pépé, l'autre, côté maternel, fumant et lisant, quand ses pauvres mains ne tremblent pas trop. Mémé, la femme du parkinsonien, outre le jardinage, gauloises "troupe" au bec, lit, lit, lit. Que des romans, tous les romans. Enfin tous ceux que possède, reliés "à l'ancienne", la bibliothèque d'entreprise, à trente mètres de chez nous. En six ans. Aidée par ma mère tout de même, laquelle se démène entre ménage et mots croisés, catéchisme et voisinages. Mère et fille ont épuisé le stock. Rituel du jeudi soir, dix-huit heures. 

- Je t'ai pris un Pearl Buck, tu avais aimé le premier. 

- Il n'y a plus de Zola ? 

- Non, mais ils ont un nouveau Bazin... La semaine prochaine ? 

Moi, j'étais au CP, et, ne connaissant pas Rimbaud, je lisais des a rouges, des e blancs, des i jaunes, des u verts, les o restant bleu foncé. Dans la poudrerie, entourées de séquoias centenaires et de corbeaux géants, de forêts et de cascades, trois maisons et deux appartements de fonction. Cinq familles isolées. Autour du parc interdit, paradis d'enfance, des grilles et des gardiens. Loin, très loin, le monde... 

Noël. Les grands-parents ardéchois viennent chaque année, la valise bourrée de chataignes et de saucissons. C'est la fête. Pendant plus de dix ans, l'avant dernier jour de sa quinzaine à la maison, Pépé, retraité SNCF, nous emmènera, ma soeur et moi, "promener" à la gare, à pied, deux kilomètres aller, pour consulter le "Chaix", le gros livre contenant tous les horaires des trains de France. Sa seule lecture hors du journal...  

Lire, pour moi, sera avant tout un incomparable moyen d'avoir la paix ; deux heures par jour dans les cabinets, la salle de lecture la mieux défendue, verrou et clé intérieure. À l'abri du monde.  

Mais ouvert aux influences. Mémé et Zola. Maman et Pigeon vole, CP oblige. Cronin et Oui-oui par ma petite soeur, qui ne craignait pas les extrêmes. On dévorait aussi le soir - surtout elle, qui lisait tout, je préférais mon transistor planqué sous l'oreiller - parce que c'était interdit, bien qu'on sache parfaitement que le rai de lumière de nos lampes de chevet passant sous la porte atterrissait pile sous le meuble de télévision que papa ne quittait pas des yeux. Un soir sur deux, il se levait et prenait son temps pour venir nous engueuler si on dépassait vingt-deux heures, afin qu'on puisse éteindre et ronfler fort avant qu'il entre.  

La bibliothèque rose, puis verte par les copains. Fripounet et Marisette par la paroisse. Et Tintin par la chirurgie... On m'avait opéré des amygdales. Pour faire passer la pilule, en plus des glaçons, maman m'offrit un album de ce reporter avec un "chien qui parle". C'était Tintin en Amérique, où le héros affrontait, comme moi ce jour-là, les amis d'Al-Capone... Ne supportant pas l'idée, trop fantaisiste, qu'un chien puisse parler au sein de ces aventures merveilleusement réalistes, je me souviens avoir décidé en mon for intérieur que Milou ne parlait pas, puisque jamais un humain de l'histoire ne lui répondait. Ce fut à cette condition expresse que je me repus de toute la collection, excepté L'oreille cassée, que je n'ai jamais eu. Est-ce parce que maman était dure d'oreille ? Ou parce que Mémé, celle qui fumait les "troupe" de la ration paternelle, se délectait sur sa modulation de fréquence de Beethoven, Schubert ou Mozart, mais hurlait au moindre bruit de jazz, de chanson ou d'accordéon...  

J'ai lu tous les Club des cinq, les Michel de la Bibliothèque verte. Touckaram, taureau sauvage me marqua infiniment, peut-être à cause des illustrations délicieusement ambiguës de Pierre Joubert... Et James Oliver Curwood, pour le frisson des loups et du grand Nord. À la suite de quoi de mauvaises relations - côté fils d'ingénieurs - m'entraînèrent vers les récits d'aviation de guerre de Closterman, - je transformai mentalement les toilettes en cabines de Spitfire (les avions de chasse de la Royal Air Force), aidé dans mon imaginaire par le fait que les WC ouvraient sur une petite véranda qui, géraniums abstraits, évoquait irrésistiblement un "cockpit" de forteresse volante. Puis l'humour de Charles Exbrayat m'envahit inexplicablement - j'avais été opéré de l'appendicite... maman encore... toujours pour me consoler... - j'ai acquis et dévoré toute la série. Enfin vint une parenthèse ethno-épique avec Thor Heyerdal sur son Kon Tiki, Alain Bombard et Paul Emile Victor ; je vécus de longues heures sur les mers démontées et la banquise...  

Télérama, acheté par Mémé pour les programmes de musique classique et que j'ai lu chaque semaine de la première à la dernière page, m'a sauvé de la banqueroute culturelle, même si c'est un peu "Reader's digest" ; car je n'ai par contre jamais pu lire un seul ouvrage, fut-ce un roman, fut-il passionnant, recommandé par l'école. Toujours fait semblant. Impossible. Rejet total, absolu. Je n'ai lu les classiques, même Molière, qu'après le bac, en un formidable rattrapage intensif de boulimie obtuse, où j'ai tout mélangé, m'étant aperçu que j'étais un parfait ignare et ne pouvant supporter ce constat...  

Quant à modifier son rapport au monde pour le changer, ce n'est que bien plus tard, en passant aux "Actes", que j'entrevis ces perspectives qui ne me quittent plus... 

Jacques CHENIVESSE.