La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

___________________


DES ECRITS POUR AGIR DANS LA VILLE
Le point sur deux expériences. 

 

 

"Demandez L'ardoise,
Demandez Habiter les Dervallières..._!
- Qu'est-ce que c'est ? On dirait des journaux... !"
 

Nanterre, 25 novembre 1994 à deux pas du quartier de La Défense, d'un côté de l'immense parc on court et s'affaire autour des SICAV et contrats à décrocher pendant que de l'autre la journée s'étire entre passage à la CAF et courses à faire chez "ED, l'épicier". 10 heures du matin, un petit groupe sort de l'école et s'éparpille. Parmi eux des Nanterriens du Centre Lecture et des formateurs de l'AFL venus de Paris ou de Montpellier, des stagiaires du FAS. On les retrouvera aux quatre coins du quartier debout face au zinc ou assis en terrasse devant un petit noir. Leur point de chute : les bistrots. Leur idée : venir, s'installer tous les jours et produire un journal l'Ardoise qui le lendemain reviendra à son point d'origine. Et voir...

Dix mois plus tard, Nantes connaît un automne pluvieux. Dans un quartier en cours de réhabilitation, on voit chaque matin quelques voitures venir décharger des individus qui manifestent une connivence évidente. Parmi eux, on reconnaît deux des protagonistes de la première opération ; ils se sont adjoint de nouveaux acolytes nantais ou non. Leur intention : tous les jours de la semaine, produire et distribuer dans ce quartier un journal qu'ils ont appelé Habiter...les Dervallières. Après un temps de ralliement dans la bibliothèque Emilienne Roux, ils ressortent le journal à la main et se dispersent sur la place et dans les magasins qui l'entourent, dans les immeubles en chantier, dans la grande surface et sa galerie... Sans tarder, les gens qui habitent ce quartier et qui ont mis le nez dehors se retrouvent le journal à la main après un bref et efficace échange de propos avec les porteurs du dit-journal. 

Mais s'agit-il vraiment d'un journal ?
 
 
 
 

À un moment donné de la réflexion...
 
 

S'inscrire dans une histoire :
                 "(...) l'extension du nombre de lecteurs passe par le développement d'écrits nouveaux, ayant dans leur conception un référentiel et des valeurs différentes. (...) 

L'éclosion de nouveaux auteurs correspondant à des nouveaux écrits et à de nouveaux lecteurs suppose une action longue de formation. Non pas de conformation ou d'embrigadement. Personne ne sait aujourd'hui quelles sont les caractéristiques de ces nouveaux écrits. Elles ne pourront émerger qu'à travers le frottement et la confrontation avec les nouveaux lecteurs eux-mêmes, par une naissance simultanée. Encore faut-il créer les structures nécessaires. 

(...) la multiplication de ces circuits-courts, assez comparables aux salons du 18ème et du 19ème siècles, mais sur un quartier, dans une entreprise, dans une association, etc. constitue le maillon essentiel d'une formation progressive d'auteurs nouveaux, l'apport n'étant pas celui d'une écriture collective mais d'un collectif de lecture, momentanément lié par des références communes." (6ème proposition pour une politique globale de lecture - 1989)
 
 

Deux questions au moins : 

- dans les deux productions sur lesquelles nous nous penchons, le contexte était bien celui d'un stage de formation en direction d'acteurs sociaux, culturels, éducatifs, etc. appelés à conduire des actions lecture sur leur quartier. Les formes et spécificités de ces journaux que nous allons tenter de dégager ici sont-elles encore valables lorsqu'il s'agit d'impulser un "journal de quartier" ? 

- l'action de formation de nouveaux auteurs est assez claire pour ceux qui participent à ces actions. Mais en quoi ces actions lecture sur un quartier participent-elles à l'éclosion de nouveaux lecteurs ? En quoi s'agit-il de nouveaux écrits, autre chose qu'une application du beau texte à un pan de vie quotidienne ? Objet d'étude intéressant que celui d'interroger l'analyse de textes sur ce corpus de textes... 

. Le groupe dit de "Beaumont-Hague" parce qu'il s'y rassembla dans le brouillard et la pluie que la Manche sut si bien déverser sur ces jours de juillet 1993. L'objet de travail : les circuits-courts, et rapidement l'ambitieuse question "Qu'est-ce qu'un texte ?". De ces journées de travail sont sortis quelques textes, des idées clarifiées sur la réécriture et son contexte, les typologies d'écrits que nous nommons circuits-courts...

Et aussi la conviction que pour répondre, un jour peut-être, à l'ambitieuse question, on avait intérêt à développer des expériences dans des conditions et des contextes suffisamment divers pour permettre progressivement de cerner et d'approcher les particularités de ces nouveaux écrits. 
 

Deux questions encore : 

- En quoi avec ces journaux, nous situons-nous encore dans la logique des circuits-courts que nous produisons et faisons circuler les uns et les autres dans les classes, les centres de classe-lecture, les stages de formations des maîtres, etc. ?

- En quoi le fait d'ouvrir la diffusion à la population d'un quartier et de conduire une action de formation de manière implicite change-t-elle le journal, ses contenus et son traitement de la réalité, le rapport à l'écriture des auteurs, le rapport à l'écrit des lecteurs ?
 

Des occasions saisies au bond pour faire ce qu'on dit : 

À Nanterre, un stage national FAS conduit par le secteur formation de l'AFL rencontre une demande du Centre Lecture qui cherche, dans le cadre de sa politique globale de lecture, des pistes et formes d'écrit à inscrire dans son quartier et à insérer comme des objets de travail et de formation dans ses stages.
Après une tentative abandonnée de journal de quartier, l'Ardoise ponctuellement reprend l'objectif d'"inciter le public du quartier à élargir sa vision du problème et à ne plus considérer l'écrit comme relevant exclusivement de l'univers de l'école ou de la culture." Ce stage intitulé Des écrits pour agir dans la ville fera naître l'Ardoise.

3 numéros distribués dans les bistrots du quartier du Parc.

À Nantes, le quartier des Dervallières avait "envoyé" une classe à Bessèges en 1989 ; dans le cadre de la politique lecture de la Ville avec le Centre Ressources Ville, une action de formation avait été poursuivie avec la participation du secteur formation de l'AFL. 

L'heure était venue de passer à la production d'un écrit dans le quartier qui serait "un événement d'écriture sur une période définie et courte", un moyen " d'encourager par l'usage de l'écrit, un autre regard résolument attentif au quotidien, aux habitudes et à l'insignifiance apparente des actes de vie." L'équipe se porterait donc sur la place centrale, dans les magasins, dans la mairie annexe, le supermarché, le centre municipal de santé, sur les chantiers, etc. Cette expérience serait aussi un temps de formation pour ces enseignants, bibliothécaires, responsable du journal de DSQ, etc.
Habiter...les Dervallières, 5 numéros distribués chacun en 200 exemplaires.
 
 

Tout d'abord essayer d'y voir clair
dans la masse de nos productions...

                À l'issue de la rencontre à Beaumont-Hague, un des membres du groupe écrivait notamment, "le circuit-court, l'écrit de proximité, le grand quotidien national partagent des objectifs et une conception de l'écrit : tous trois s'appuient sur une réalité partagée par les auteurs et leurs lecteurs. Tous requièrent de l'écrit qu'il nous aide à comprendre, analyser et transformer cette réalité commune. Tous choisissent de recourir à l'écrit parce qu'il est outil de pensée et de transformation de l'auteur, du lecteur, du monde tel que l'un et l'autre se le représentent. "L'auteur a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l'homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l'objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité".(1)" Hervé Moëlo écrivait dans le numéro 0 des Dervallières : "L'écriture, ce pied de biche, sera l'outil de démontage qui peut servir à comprendre mieux ce que vit tous les jours le quartier. Oh ! rien de trop ambitieux, simplement des petits morceaux de ville que l'on va ramasser pour leur donner le sens que l'on choisit. Parce que la pensée vient en écrivant, la rédaction des textes du journal nous obligera à expliquer ce qu'on se contente habituellement de voir sans plus d'intérêt." 

Ainsi, s'il est d'emblée clair que ces deux collections de journaux s'éloignent du circuit-court, elles lui sont affiliées par le statut que ses initiateurs confèrent à l'écrit : outil de pensée, outil de transformation, outil de dévoilement. 

Le circuit-court et l'écrit de proximité se distinguent donc par autre chose : imaginons que l'on construise un axe sur lequel on porterait "le degré d'ouverture des auteurs aux lecteurs" d'une part, "le degré d'éloignement des sujets traités par rapport aux situations vécues par les destinataires" d'autre part. Où ces écrits se situeraient-ils ? Le circuit-court nécessite le degré 0 de l'ouverture : les auteurs sont aussi les lecteurs. C'est un outil que le groupe forge pour lui-même ; il requiert aussi le degré 0 de l'éloignement : le groupe de vie qui le porte traite "ce qui se passe" pour en proposer une perception, une interprétation.

Ce que nous avons produit à Nantes et à Nanterre s'apparente donc plus à un écrit de proximité. En effet sur cet axe, l'écrit de proximité témoignerait d'une relative force centripète : les auteurs ont une idée approximative de leurs lecteurs, peuvent échanger avec certains d'entre eux ; tous sont concernés par la réalité que l'écrit prend pour objet. D'autres écrits de proximité existent ailleurs dont on a parlé déjA, le journal Regards et l'Ecrit des murs (2) par exemple ; la comparaison des effets différenciés de ces productions pourrait bien faire avancer la réflexion.

En tout cas, lorsqu'il va à la rencontre de ses lecteurs à Nantes, ceux-ci perçoivent bien sa différence : "votre journal, on trouve tout ce qu'il n'y a pas dans le journal."
 
 
 
 
 
 

Et aussi, faire le tour des 
pratiques que cela suscite...

Un écrit, des auteurs, des lecteurs. Classique ! Peu de temps pour agir puisqu'on est là pour une semaine, peu de temps pour écrire puisque le journal sortira demain. Classique ! Peu de temps pour expliquer et faire comprendre nos intentions, pas de place pour le travail de continuité... les tenants du journal en circuit-court se déstabilisent et prennent des risques. Pour forger d'autres relations à l'écriture ? Les lecteurs sont ceux qui passent justement là à ce moment précis, ... surprise et déstabilisation. Pour forger d'autres relations à la lecture ?
 

Lecteurs de hasard.
      Les questions qui occupent nos esprits lorsque nous entrons dans le bistrot à Nanterre, lorsque nous pénétrons dans la galerie de Carrefour à Nantes, c'est bien celle du chien des rues qui se risque dans une maison douillette un soir de pluie : comment est-ce que je vais être reçu ? Quel sera l'accueil de la population ? Quel intérêt le journal va-t-il susciter ? Est-ce que cela créera une dynamique ? 

- Ce journal n'est pas attendu. Le groupe l'impose dans un lieu et va devoir faire la preuve de l'intérêt qu'il y a à l'y maintenir. Mais c'est lą une situation connue : un circuit-court s'impose dans une classe parce que le maître l'institue comme outil nécessaire.

- C'est un écrit qui entre rapidement dans le quotidien et devient familier. Quelque chose frappe à la relecture d'une collection : entre le numéro 1 et le numéro 3 un changement de ton s'est opéré. Dans les premiers numéros, les auteurs s'agrippent aux objets, aux faits observés, aux personnes anonymes qu'on voit en action. Pour autant les écrits ne sont pas narratifs ; ils s'attachent à lire des mécanismes, ils proposent une compréhension de la relation que les gens entretiennent avec les choses. Rapidement, le ton change : une familiarité semble s'être installée. Comment ? Dans la collection de l'Ardoise, les gens des bistrots sont des piliers, on les retrouve d'un numéro à l'autre "Tu vois on en parle aussi dans le journal de la machine à café. Même à Saint-Lazare ils n'en ont plus des comme ça." et aussi "C'est des vrais gens qui ont écrit ça ? Mais pourquoi y font ça ? - C'est bien ça fait de la pub pour le quartier". Dans ÿHabiter... les Dervallièresÿ, les habitants du quartier sont lą aussi : au numéro 2 "C'est sympa un journal ! Oui, oui, je le lirai avec plaisir. Et le voilą emballé avec ma baguette", et aussi "un journal quotidien ! Comment vous faîtes pour faire ça ?" Premier constat, le journal entre dans le quotidien, il est bien reçu, il bouscule un peu les habitudes mais on ne semble pas le regretter. Ce qui se vit autour de la réception du journal oscille entre étonnement, admiration, sentiment de recevoir un cadeau. 

- Au fil des jours, on voit entrer dans cet écrit de proximité une autre parole de lecteurs : un avis, une opinion. "Je ne dis plus rien parce qu'on ne m'écoute pas !" et "Ca fait sept ans qu'on est lą, sept ans qu'on s'intéresse pas." L'interprétation sur le quotidien n'est pas loin. Et si l'on sent à quel point les langues ne demandent qu'à se délier c'est aussi parce que le journal porte "à l'évidence" autre chose qu'une parole officielle sur la ville, le quartier,... Est-ce sans fondement de rapprocher ce qui se passe ici de ce que décrit Arlette Farge quand elle analyse les écrits qui circulent dans le peuple au 18ème siècle ? Dans des écrits qui se passent de main à main (et qui s'appellent "les nouvelles à la main") s'affirment un droit de savoir, de juger : "Ces paroles qui donnent avis, qui expriment sur ce qui va et ne va pas, sont une réalité et une évidence : la population (parisienne) ne considère pas ses conditions de vie comme allant de soi." (3) Et la nécessité d'une transformation est là : à Nanterre, "C'est vrai qu'on cherche la convivialité, alors avec l'écrit, oui, faut voir... ça peut marcher" à Nantes "Ben oui, mais ça change pas les choses, c'est toujours le même quartierÿ - Faut voir, peut-être que... Et la conversation s'engage. "

- Et la transformation par l'écrit, la transformation du regard qu'on porte sur ce qui nous entoure ? à Nantes, une secrétaire s'exprime "La petite dame sur le banc, vous savez dans le premier numéro, elle bouleverse plus dans le journal que dans la réalité. " 
 

Auteurs à risques : 
                Quel type d'écrit ? Quels sujets ? Quel ton ? Quelle politique éditoriale ? Quels dispositifs de production ? autant de questions que se posent ceux qui écrivent dans le journal. Questions ordinaires d'auteur, direz-vous. Peut-être mais aux familiers du circuit-court, il est bon de préciser quelques nuances qui surviennent dans ce contexte. 

- C'est une position particulière par rapport au réel qu'il faut adopter quand on écrit pour ce journal. Trouver le moyen de se faire habiter par le lieu très rapidement. Une éponge qui ne mettrait pas son acuité au vestiaire. Une éponge qui saurait aussi ne pas faire corps avec le milieu. Robert Caron dans le numéro 0 de l'Ardoise précise "Les lieux sont choisis. Il reste à préciser le plus important : l'angle du regard que vous allez y porter. Il ne s'agit pas de jouer les ethnologues ni les touristes désabusés. Le but de cet écrit est de proposer un sens construit sur ce qui a été entendu, vu, surpris... Ce sens n'est pas la vérité, loin de lą, mais une tentative, un brouillon que votre tête subjectivement a pu construire et mettre à distance. Voir, entendre, remarquer et proposer à lecture ce que la logique d'un individu a pu en faire. Donner à lire un sens personnel sur ce qui est habituellement sans importance. "

Etre lą en même temps que les gens au bistrot, ou dans le quartier, être suffisamment avec eux pour comprendre ce qui les meut, la manière dont ils y sont et être capable de voir et d'interpréter depuis soi. Robert Caron précise encore : "La difficulté de l'opération réside surtout dans la nécessité de s'agripper aux mécanismes à l'oeuvre plus qu'aux individus eux-mêmes. Il ne s'agit pas de faire une galerie de portraits plus ou moins accommodants mais de tenter de dénicher des racines de mécanismes qu'il est bon, pour la tête, de rapprocher. (...) Un geste, une discussion, une attitude, un climat ne peut devenir matière à sagesse que lorsqu'il rencontre un écho personnel. C'est cet écho lą qu'il est important de proposer. " Abandonnons l'éponge, préférons-lui un matériau réflecteur.

L'enjeu c'est, comme toujours, de trouver "distance et point de vue" (4) : "Même un roman dans lequel aucun narrateur n'est représenté suggère l'image implicite d'un auteur caché dans les coulisses, en qualité de metteur en scène, de montreur de marionnettes, ou comme dit Joyce, de dieu indifférent curant silencieusement ses ongles. Cet auteur implicite est toujours différent de "l'homme réel" et il crée, en même temps que son oeuvre une version supérieure de lui-même. (...) Et souvent on éprouve autant d'intérêt pour la manière dont la conscience du narrateur réfléchit les événements survenus que pour ce que l'auteur nous apprend par ailleurs." 

- C'est un écrit dont on ne sait pas ce qu'il devient et dont on sait qu'on ne pourra pas s'en expliquer avec les lecteurs. Par la position qu'on adopte dans l'écriture on se sent très proche du contexte du circuit-court, mais le mode de diffusion fait que ces textes donnés en pleine rue, au bout d'un comptoir, rapidement fourrés dans le fonds d'un cabas, pris négligemment ou avec une manifestation (polie ?) d'intérêt vivront leur vie hors du groupe qui les a produits. Peut-être seront-ils lus dans la solitude d'une cuisine, peut-être passeront-ils de main en main, peut-être conduiront-ils à un échange entre lecteurs, peut-être finiront-ils dans la première poubelle au coin de la rue. 

C'est à peu de chose près ce qu'on ressent chaque fois que le groupe destinataire n'est pas un groupe composé, constitué, "captif" ; c'est un groupe dont l'unité repose sur un lieu fréquenté momentanément (centre de vacances, exposition, etc.) ou durablement mais sans continuité assurée (bistrot, quartier, magasins, etc.) Et si le journal se retrouve sur le trottoir, dans une poubelle ou abandonné sur un coin de table ? Peu importe je crois, ces textes-lą ne sont pas appelés à la postérité, ils sont appelés à entrer dans le quotidien ; et peut-être à connaître le même sort qu'un briquet jetable qu'on a vidé... Ils parient d'assumer seuls avec leurs lecteurs la fonction de dévoilement et de transformation du regard qu'on porte sur le réel. Seuls, le lecteur et le texte ; l'auteur voyant ça de loin, l'air de pas y toucher... 

C'est encore ce qui différencie cet écrit de proximité du circuit-court. Alors que pour ce dernier on instaure systématiquement à chaque parution, une discussion entre auteurs et lecteurs, les uns pouvant apprécier les effets de leur écrit sur les autres, les lecteurs pouvant intervenir oralement sur la pensée des auteurs telle qu'elle s'est écrite, etc. Quelque chose de rassurant s'exerce dans cette phase pour les formateurs : ils perçoivent l'évolution des échanges, la manière dont la réflexion sur l'écrit est porteuse de transformation du rapport qu'on entretient avec lui, etc. Ici cela échappe en partie.
 

La tête qu'ils ont ces journaux !
                       Regarder ces collections de journaux pour y voir des constantes graphiques, de construction, etc. nous conduira-t-il quelque part ? Tout au moins au-delą de l'évidence qu'une communauté d'objectifs et de pratiques existe entre les gens qui les ont faites ?... Essayons.

La question est : si, comme dans le cas du circuit-court, on cherche à agir sur les comportements d'acteur et de lecteur alors les constructeurs de cet outil le forgent par un travail technique.

- Que fait-on pour que l'écrit de proximité et le circuit-court réussissent à agir sur l'acteur, le citoyen pour le conduire à analyser les situations, les attitudes, les paroles, les actes au sein d'un groupe et entre des groupes. C'est l'écrit de dévoilement, associé ou non à l'oral des discussions ?

- Que fait-on pour que l'écrit de proximité et le circuit-court réussissent à agir sur le lecteur pour le conduire à interroger les écrits, à pratiquer l'intertextualité, à mettre en relation situations et textes déjà-là, à reconnaître des lectures possibles, etc. ? 

À ces deux champs d'intervention politique, on identifie trois champs d'intervention technique qui les soutiennent : le travail sur les textes, le travail sur les traces graphiques, le travail sur les traces orales.

Dans les collections nanterriennes et nantaises, on a repéré (5) :

. Un travail sur les réseaux : la convocation de textes de la bibliothèque en réseau avec des textes de proximité issus du groupe. Dans l'Ardoise, les brèves de comptoir de Jean-Marie Gourio, Léo Ferré, André Stil, René Char, l'Aragon du paysan de Paris et d'autres font écho aux "textes produits sur place". À Nantes, un extrait signé Saint-Exupéry coexiste avec le texte de "la petite dame sur le banc" et suscite une autre lecture de celui-ci : deux auteurs ont utilisé l'écrit pour parler de solitude et d'amitié. Pour les lecteurs le texte sur "la petite dame" est un texte en situation, on la connaît, on entretient une certaine connivence avec ce que le texte transporte. C'est aussi ce texte qui conduira vers la lecture de l'extrait de Saint-Exupéry, la justifiera et l'orientera vers un projet de lecture comparée.

. Un travail sur l'approche graphique du journal : l'intention est de susciter chez le lecteur des rapprochements, oppositions, comparaisons entre plusieurs textes en recourant à des jeux de mise en page, à des jeux sur les caractères , etc

L'existence et la permanence d'une maquette est un de ces aspects. À Nantes, rapidement s'est imposée l'idée qu'on pourrait cheminer dans ce A3 plié, comme dans le quartier : les habitants des Dervallières vivent autour de cette placette et de ses commerces de proximité mais les moins riches et les moins vieux vont faire leurs courses plus loin à l'hypermarché : cette bipolarisation qui porte en elle des modes de vie, des niveaux de vie, des rapports à la consommation très contrastés serait présente, face à face, La place des Dervallières et l'Hypermarché en pages 2 et 3. Le quartier est soumis aux migrations pendulaires : pour aller en ville, il faut sortir du quartier, pour aller travailler aussi : on travaillerait sur le flux entrer/sortir, les voitures et les bus surtout en page 1. Le quartier était en pleine réhabilitation, transformation, chantier et aussi regard sur demain : en page 4.
 
 
 
 

Autrement dit, une affaire à suivre...
                     Ces écrits de proximité qui débarquent un jour dans la vie d'un lieu et de ses habitants pour quelques jours entretiennent des liens évidents avec ce qui se cherche dans la durée, l'approfondissement et le contrôle des effets dans le circuit-court. On a aussi cherché à en cerner les particularités et à proposer des pistes appliquées à d'autres secteurs qui semblent riches : l'entreprise, l'ANPE, les mairies, les centres de sécurité sociale, etc. 

. Les effets sur la manière dont on reçoit et perçoit l'écrit dans sa vie sont indéniables (et assez informels !) : la déstabilisation qu'ils provoquent chez les auteurs et les lecteurs tout d'abord est source d'apprentissage. La manière dont ils sont accueillis n'est sans doute pas étrangère au mode de distribution de main à main, en communication directe, accompagné d'un mot : l'écrit, occasion de rencontre, d'échange et de communication orale ? Nouveauté pour beaucoup !

. Les effets sur ce qu'on attend de l'écrit sont tout aussi indéniables : que l'écrit s'attache à traiter des morceaux de ma vie quotidienne, anonyme et banale, cela en surprend quelques-uns. Mais qu'il serve à autre chose qu'à porter une parole officielle, qui enjolive ou exacerbe mais qui de toute manière décrit, voilą qui en surprend quelques autres. Et que celui avec qui je buvais le café hier matin puisse me proposer de mettre en regard un fait de ma vie quotidienne avec ce qu'en a dit un certain auteur que je croyais voué à la poussière des étagères. Alors...

Ce qui semble intéressant aussi c'est de ne pas faire de l'écrit l'objet de travail. Le travail s'exerce sur le réel, la vie anonyme et de tous les jours. C'est d'une certaine manière croire au maximum en la capacité de l'écrit que de parier qu'il n'est pas nécessaire de proposer aux gens "des projets intéressants pour qu'ils fassent un usage intéressant de l'écrit" mais de leur proposer d'user de l'écrit et d'appliquer son pouvoir sur la vie telle qu'elle existe. Arlette Farge écrit ""L'actualité" de l'opinion au 18ème siècle tient peut-être à une chose : en s'exprimant, hommes et femmes sont devenus, et ont organisé le présent. Leurs énonciations ont secoué les certitudes, inversé les situations ; elles ont, avant tout, joué sur l'événement, et, simultanément, en se détournant de lui, ont créé de nouvelles formes de l'altérité." (6)

Nathalie BOIS.

(1) Qu'est-ce que la littérature ? Jean Paul Sartre - Gallimard : Paris, 1948 - (Folio essais).

(2) in 5-8 ans : trois ans dans l'apprentissage, article de J.L.Creusefond, Un certain regard p.176 et in Les Actes de lecture. nø38, article de Manuelle Damamme et Alain Lourdel L'écrit des murs, p.36.

(3) Dire et mal dire : l'opinion publique au 18ème siècle. Arlette Farge. - Seuil : Paris, 1992. - (La librairie du 20ème siècle) p.11.

(4) du titre d'un article de Wayne C.Booth publié dans Poétique du récit au Seuil, Points nø78. pp.85-113.

(5) reprise de deux textes sur le circuit-court, ses spécificités et la manière d'en faire un outil que je tiens à disposition.

(6) Dire et mal dire : p.290.