La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

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SAVOIR LIRE ET POUVOIR LIRE

Suite et complément de notre dossier sur les bibliothèques des comités d'entreprise (A.L. n°41, mars 93), ce texte de Rolande Trempé, professeur émérite de l'Université de Toulouse et spécialiste de l'histoire du mouvement ouvrier, expose le rôle qu'ont joué les Bourses du travail en faveur de la lecture et de l'"accès au savoir" des milieux ouvriers à la fin du siècle dernier. Les nombreuses citations qu'il contient révèlent quel rôle politique et émancipateur les responsables syndicaux d'alors conféraient à la lecture et surtout leur défiance à l'égard de cette école d'Etat récemment instaurée. 

 
À la fin du 19ème siècle et jusqu'à la guerre de 1914, les Bourses du Travail ont joué un très grand rôle - un rôle pionnier - dans la formation intellectuelle et la prise de conscience sociale et politique des ouvriers. À cette époque, en dehors du discours (donc de la parole directe) le seul moyen de connaissance était l'écriture (journaux, revues, livres). La lecture, son apprentissage, sa maîtrise et l'accès aux livres, était donc une question primordiale. Savoir lire et pouvoir lire étaient les conditions premières pour combattre l'ignorance "qui fait les résignés" selon Pelloutier, qui permet à ceux qui savent de dominer la masse des ignorants, qui entrave la formation professionnelle et l'essor des métiers qualifiés. C'est pourquoi l'une des grandes préoccupations des Bourses fut l'enseignement sous toutes ses formes.

Il n'y eut jamais de débats sur la lecture proprement dite, mais son importance était implicite dans les nombreuses discussions concernant l'apprentissage, et dans les mesures envisagées pour permettre l'accès au savoir.

Ce n'est donc pas le fruit du hasard si Pelloutier, secrétaire de la Fédération des Bourses, met en deuxième position le service de l'enseignement, lorsqu'il dresse le bilan de l'action des Bourses. En premier vient le service de la mutualité, bien sûr. Celui-là même qui a provoqué la naissance de l'institution, mais aux yeux de tous, les Bourses sont aussi - et peut-être surtout - des " écoles de l'économie sociale ".

Qu'attendait-on d'elles ? Compte-tenu que chacun est convaincu que selon la formule de Pelloutier " ce qui manque à l'ouvrier français... c'est de connaître les causes de sa servitude, c'est de pouvoir discerner contre qui doivent être dirigés ses coups ", les Bourses doivent donner un enseignement compensateur et particulier par rapport à celui qui est dispensé à l'école primaire. C'est à elles que revient l'apprentissage de la lecture, non aux cours du soir organisé par les syndicats. Eux ont une tout autre tâche, rappelée sous des formes variées, lors des deux congrès qui débattirent largement de ces problèmes, ceux de 1900 et de 1902.

Le secrétaire de la Bourse de Nîmes déclare en 1900 : ce qu'il nous faut c'est :

" Développer le goût de l'étude et inciter la volonté du savoir chez les jeunes ouvriers, apprentis ou employés, leur inculquer la dignité et la solidarité ouvrière, en faire des conscients, forts de leurs droits d'hommes et aptes au sacrifice personnel quand l'intérêt général est en jeu... leur fournir des armes pour les luttes futures qu'ils auront à soutenir "...

Pour celui de St-Etienne.

" Il est d'autre part plus qu'évident que pour arriver à son émancipation et devenir son propre directeur, il faut que (l'ouvrier) se rappelle que sa sujétion actuelle, sa servitude, son esclavage, en un mot n'est que le fait de son ignorance, qui fait son infériorité intellectuelle..."

Quant à celui de Besançon, il estime

" Qu'il s'agit de décrasser la cervelle des enfants salie aussi bien par l'enseignement de l'Etat que par l'enseignement congréganiste..."

Pelloutier, partisan de la liberté de l'enseignement, afin de favoriser le développement de l'esprit critique, gage d'une vraie liberté de pensée et de comportement, définit ainsi les tâches des Bourses dans le domaine de l'enseignement.

" Il faut offrir au peuple le moyen de dégager lui-même les phénomènes sociaux et de ces phénomènes toute leur signification. Et pour cela, leur mettre sous les yeux, ce qui est la matière même de la science sociale : les produits et leur histoire ".

En conséquence, le service enseignement des Bourses devrait, selon lui, se décomposer en trois activités :

- la création de musée du travail

- l'animation de cours professionnels doublés d'une formation générale

- le service de la bibliothèque.

Ce dernier nous intéresse particulièrement dans la mesure où il concerne la lecture. Les Bourses doivent prévoir dans leur budget, une somme variable selon leurs possibilités, mais permanente pour installer et faire fonctionner une bibliothèque. C'est une dépense qu'aucune ne doit sacrifier. L'existence et la richesse d'une bibliothèque sont garantes de la qualité et du rayonnement des Bourses. Toutes ou presque en ouvrirent une, mais leur importance dépendait des moyens financiers de chacune.

Les plus réputées furent celles de Paris, de Toulouse, du Havre et de Lyon... mais en dehors de ces grandes villes, des centres industriels modestes comme Besançon, Roanne, Clermont-Ferrand, Carmaux, Nîmes, Poitiers essayèrent de mettre à la disposition de leurs adhérents ou de tous les travailleurs de la ville, livres et revues.

Au congrès d'Alger en 1902, Yvetot, successeur de Pelloutier, en présentant le rapport sur l'autonomie des Bourses, aborde la création des Maisons du Peuple, indépendantes et rêve de l'aménagement idéal de la bibliothèque, pièce maîtresse de l'immeuble futur :

" L'ambition légitime que nous avons le droit d'avoir, serait que la grande salle soit en même temps la bibliothèque, les murs se cacheraient petit à petit par des vitrines contenant les plus belles oeuvres littéraires, techniques, sociologiques et scientifiques enfantées par le cerveau humain. "

Les Bourses ont donc mis à la disposition des ouvriers, les livres qu'ils ne pouvaient acheter. Elles leur auront donné accès à la lecture, mais dans quelles conditions ? L'on en discuta au congrès, en confrontant les expériences.

Paris ouvre sa bibliothèque largement à tous, syndiqués ou non, et pour mieux se mettre à la portée des lecteurs : la lecture sur place dans la journée est réservée aux sans travail, les actifs ont accès à la bibliothèque le soir. Nantes, comme Paris, met son fonds à la disposition de tous, syndiqués ou non, habitants de la localité, ou compagnons de passage à la recherche d'un travail. Clermont-Ferrand au contraire, comme beaucoup d'autres, réserve la lecture aux seuls adhérents.

Les restrictions apportées à la consultation des livres s'expliquent en partie par l'insuffisance quantitative des fonds car l'achat des livres est limité. Pour remédier à cet état de choses et faire cesser un privilège qui est insoutenable, Yvetot propose aux congrès d'Alger de reprendre l'idée d'un Syndiqué du Livre : la création de bibliothèques roulantes :

" Pour remédier à la dépense trop élevée de la formation d'une bibliothèque - constituée dans ces conditions - dans chaque syndicat ou même dans chaque Bourse de Travail, nous croyons que la Fédération des Bourses du Travail de France et des colonies devrait étudier les moyens les plus pratiques pour la constitution d'une bibliothèque roulante à l'usage des Bourses du Travail et des Syndicats appartenant à la Confédération Générale du Travail. Le fonctionnement de cette bibliothèque, dite roulante, consisterait en ce qu'une partie des volumes serait prêtée à chaque Bourse, laquelle, après en avoir eu le dépôt pendant trois ou six mois - le temps de permettre à ses adhérents, d'en prendre lecture - les échangerait contre d'autres livres envoyés trois ou six mois auparavant à une autre Bourse et ainsi de suite. Par ce moyen, on diminuerait les frais d'achats répétés de volumes ; en outre, les ouvrages n'étant que momentanément à la disposition des syndiqués, on stimulerait leur zèle pour la lecture : nous savons tous que l'on ne fait guère cas de ce qui est continuellement à notre portée, tandis qu'on se bouscule pour avoir connaissance d'une chose passagère. La Fédération des Bourses du Travail aurait à sa charge les frais d'envoi ; ceux de détérioration seraient naturellement remboursés par la Bourse du Travail responsable, qui rendrait un volume en mauvais état ou qui ne les représenterait pas tous au moment de les échanger contre de nouveaux ; cette Bourse exercerait à son gré un recours contre les camarades peu soigneux, et cela dans l'intérêt de tous.

Ce système de bibliothèque roulante fonctionne, à la grande satisfaction de tous ceux à même d'en profiter, depuis quelques années, dans un certain nombre de communes de l'Est de la France, où quelques instituteurs ont voulu compléter l'oeuvre des Universités populaires par la mise à portée des ouvriers et des paysans de ces ouvrages sociologiques et scientifiques dont les auditeurs des Universités populaires entendaient parler, mais qu'ils ne pouvaient lire ; avaient seuls la faculté de les compulser la classe capitaliste, pour qui cet achat était chose aisée, ou les rares ouvriers des grands centres demeurant à proximité de certaines bibliothèques pédagogiques ou libertaires - parmi ces derniers, nous pouvons citer celle de la rue Titon et celle de la Coopération des Idées, 157, rue du Faubourg Saint Antoine, Paris-11e. - Il était, en outre, indispensable que ces rares ouvriers aient la force de volonté et surtout le temps de se rendre dans ces établissements, puisque la plupart des bibliothèques pédagogiques, contrairement aux autres, ne prêtent les volumes que pour la lecture sur place, et souvent à des heures où l'ouvrier est retenu à l'atelier ou à l'usine.

Par la généralisation de ces bibliothèques roulantes et surtout par leur fonctionnement sous l'égide de la Fédération des Bourses, un très grand nombre d'ouvriers pourraient avoir connaissance de ces écrits, jusqu'ici réservés seulement à une élite. Ils susciteraient, de ce fait, leur personnalité et, par voie de conséquence, ne se laisseraient plus mener comme des moutons par les politiciens au service de la classe capitaliste. "

Le congrès en retint l'idée.

Celui de 1900 avait envisagé sur la proposition de la Bourse de Besançon, un autre moyen tout différent et plus simple, de développer la lecture et d'accroître le nombre des bénéficiaires : la lecture populaire suivie d'une discussion entre les auditeurs. Ainsi seraient " commentés les écrits de tous les penseurs qui honorent l'humanité ".

La Fédération des Bourses fut conduite aussi à envisager le contenu de ces bibliothèques qui devaient tout à la fois distraire, instruire, préparer à la lutte, à un libre choix des moyens d'action et des objectifs à atteindre. Vaste programme, grandes ambitions. Il s'agissait, selon le rappel d'Yvetot, d'ouvrir ce qu'il appelle des bibliothèques sociologiques : " C'est à dire composées de volume traitant des connaissances que tous les ouvriers syndiqués devraient avoir sur la société économique actuelle et sur celle de l'avenir, mais aussi des bibliothèques ouvertes à toutes les opinions ".

Au congrès de 1898, 1900 et 1902, certains secrétaires évoquèrent la composition des bibliothèques constituées. 

Celles de Nîmes, comprend trois sections : une technologique, une d'économie sociale, une de littérature. L'on peut considérer qu'il s'agit d'un exemple typique. L'inventaire de la bibliothèque de Roanne conservé jusqu'à nos jours, en est la preuve. De même, ce texte de Pelloutier écrit en 1898 dans L'ouvrier des deux mondes.

" ...Regardez quels auteurs habitent les bibliothèques ouvrières ! Lamarck, Haeckel et Darwin y voisinent avec leurs continuateurs, Buchner, Manouvrier, Letourneau, Lanessan ; Marx et Proudhon y disputent sur les contradictions économiques ; Pierre Leroux y dénonce la ploutocratie et Saint-Simon y prêche la religion de l'avenir ; d'autres y rappellent les dates fameuses de l'histoire révolutionnaire : l'Internationale, la Commune, les congrès ; les ouvrages d'art mécanique, de cosmographie, y coudoient les rêves communistes de Campanella, de Morelly, de Cabet ; Emile Zola, Anatole France, Mirbeau, Geoffroy, Descaves, Leyret, Darien y racontent la vie sociale moderne ; Kropotkine et Lafargue, Colins et Grave y parlent de la société prochaine... N'est-ce donc pas merveilleux que cet effort vers la lumière ? "

Cet effort qu'il faut soutenir et relayer aujourd'hui où la formation de l'esprit critique est plus nécessaire que jamais face au déferlement des informations visuelles. La lecture est plus que jamais nécessaire. La télévision et le film ne peuvent remplacer le livre qui seul permet la méditation, la réflexion et l'accès à la vraie connaissance.

Rolande TREMPE