La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°51  septembre 1995

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L'apprentissage de la lecture 
à l'école primaire

Bilan et perspectives : analyse des difficultés, des échecs et des réussites
Rapport de l'Inspection Générale. 
Janvier 1995 

 

 
On aurait tort de se laisser abuser par le ton de ce rapport, ton qui est la règle de tout écrit provenant de l'inspection générale et qui a évidemment pour rôle de donner l'impression qu'on se situe au-dessus de la mêlée, qu'on a de la sérénité et qu'on rend compte d'un état des lieux dont on maîtrise le cours. Objectivité et nuance, esprit de synthèse et de conciliation, à ce degré de responsabilité, on ne saurait sombrer dans la polémique. Ce serait néanmoins faire peu de cas des qualités des auteurs et notamment de celles du rapporteur, Guy Robillard, dont la combativité fait toujours plaisir à voir et dont les croyances personnelles ont marqué la formation des IEN dans le domaine de la lecture pendant de nombreuses années. Il signe ainsi, avant de prendre sa retraite, un texte dont il attend qu'il épargne à l'école toute nouvelle dérive alors qu'elle sort enfin des aventures où elle a bien failli chavirer. 

Mes réactions à ce document se situeront à l'opposé de la sérénité et de la hauteur de vue. J'éviterai autant que possible la polémique et prendrai simplement le parti de dégager ce qui semble, au-delą de toutes les précautions et des formes inévitablement molles du consensus, l'essentiel, un peu comme pourra le faire un historien de la pédagogie dans quelques décennies. Comment ce texte se situe-t-il dans le mouvement des idées, si ce mot n'est pas excessif, de la fin du XXè siècle ?
 
 
 
 

1) L'inspection générale et les cycles

La première observation portera sur le peu d'intérêt que l'inspection générale semble accorder à la notion de cycle. Les rapporteurs consacrent, en effet, une grande partie de leur travail à l'évaluation des performances des élèves... À la fin du cours préparatoire. Audacieux, non ? Si une hésitation a effleuré leur esprit quant à la légitimité d'une telle échéance, elle a été levée par cette précaution : "L'institution du cycle des apprentissages fondamentaux et la nécessaire continuité entre grande section de l'école maternelle, cours préparatoire et cours élémentaire 1ère année ne remettent pas en cause l'importance de la première année de l'école élémentaire dans l'apprentissage de la lecture. Celle-ci demeure en effet un temps fort dans cet apprentissage." La brièveté de l'argumentaire montre que la question est ressentie comme subalterne. Cette option est reprise quelques pages plus loin dans la description des pratiques pédagogiques : "Temps fort de l'apprentissage de la lecture, le cours préparatoire est lui-même préparé à l'école maternelle par la section des grands, puis complété par la première année du cours élémentaire." Certes, on en conviendra, l'information est importante ; mais elle n'est, malgré tout, pas nouvelle ! C'est même à cet état des faits remontant au siècle dernier que s'était affrontée l'innovation que furent, dès 1973, les cycles dans les équipes INRP. Donc, depuis les textes de 1989, il serait même plutôt réglementaire de se demander comment faire pour que le CP ne soit plus ce temps-fort-préparé-et-suivi mais pour que l'apprentissage éminemment culturel et complexe de l'usage d'un nouveau mode de penser soit réussi au terme de la scolarité obligatoire. On est bien loin de l'acquisition du mécanisme grapho-phonologique, même associée à l'accès au sens (ce qui est, avouons-le, la moindre des choses), qui rendait "fort" autrefois le temps du CP. C'est désormais l'ensemble de ces trois années qui forme une continuité forte, précédée d'un premier cycle où l'enfant est déjA en train d'apprendre et suivie d'un cycle d'approfondissement où tout se continue pour aborder le collège. Aussi, procéder en 1995 à une évaluation au beau milieu du cycle des apprentissages, ça vous a un fumet rétro ou l'allure d'une provocation, dans tous les cas, c'est un manquement aux objectifs que l'inspection générale devrait avoir mission d'encourager. Qu'évalue-t-on dans ce cas et comment peut-on dire que les résultats sont plutôt satisfaisants ? Par rapport à quoi et comment s'assure-t-on notamment que ces résultats à mi-parcours permettent d'atteindre à terme les comportements escomptés ?
 
 

2) Le bilan de l'inspection générale

Aussi la seconde observation concerne-t-elle la juxtaposition insistante de deux constats. Pour aller vite, il se dégage l'idée que les choses seraient plutôt satisfaisantes (i.e. conformes aux opinions de l'inspection générale) au cycle 2 tandis que le cycle 3 laisserait nettement à désirer. La conclusion générale du rapport ne laisse aucun doute sur ce point : "Nous dirons tout d'abord que l'école primaire française obtient déjA, dans l'enseignement de la lecture, des résultats que nombre de pays étrangers nous envient, mais nous ajouterons tout aussitôt que l'école primaire française dispose encore, dans ce domaine, d'une marge de progression appréciable, notamment au niveau des trois dernières années de l'école élémentaire. C'est essentiellement lą que l'effort doit porter."

En premier lieu, qu'est-ce qui donne satisfaction du côté du cycle 2 ? En apparence, tout, sauf l'existence du cycle. Après avoir noté que "la quasi-totalité des maîtres affirment avoir de bonnes relations avec l'école maternelle", les inspecteurs généraux observent qu'"en général, les maîtres du cours préparatoire ne manifestent guère d'attentes précises à l'égard de la grande section, notamment dans le domaine de l'apprentissage de la lecture. (...) La majorité des maîtres abordent l'apprentissage de la lecture au cours préparatoire en ne prenant pas en compte les acquisitions de la grande section." En apparence encore, tout, sauf la manière dont se déroulent les leçons de lecture. Après avoir rappelé que leur objectif est double (mémoriser un certain nombre de mots ; introduire une relation graphophonologique nouvelle), les inspecteurs généraux constatent que "rares sont [les maîtres] qui conduisent l'étude de la relation graphophonologique en étroite liaison avec la reconnaissance et le sens des mots. En fait, dans la plupart des cas, il y a juxtaposition de deux activités, l'une portant sur la mémorisation de mots, souvent aléatoire, sans méthode, l'autre mécanique, visant uniquement la construction phonétique des mots. Les procédures utilisées par les élèves pour identifier les mots nouveaux sont d'ailleurs très rarement mises en évidence." En apparence toujours, tout, sauf le temps réel de lecture des élèves : "Seule une minorité de maîtres semble à même de solliciter tous les élèves à plusieurs reprises à propos d'un mot, d'un son ou de la correction d'une phrase... (...) Quant au temps de lecture à voix haute, il est, en général, très réduit pour chaque élève et même pour l'ensemble de la classe. Le plus souvent, quelques élèves lisent une phrase ou participent à la relecture du texte."

Alors, qu'est-ce qui permet à l'inspection générale de dire que les observations conduites au cours préparatoire sont globalement positives ? Le reste, bien sûr : "Pour la plupart des maîtres du cours préparatoire, accès au sens et maîtrise de la combinatoire constituent deux préoccupations majeures dans leur enseignement de la lecture. Le discours sur l'antagonisme entre décodage et compréhension n'est pas présent chez eux : ce débat a concerné davantage certains formateurs que les praticiens. Pour la quasi-totalité des maîtres, l'apprentissage de la lecture passe par la maîtrise du code alphabétique. Cet apprentissage ne se réduit pas à une activité de décodage, qui constitue cependant pour eux une condition nécessaire de l'acquisition de la lecture.(...) Leur interrogation porte essentiellement sur l'équilibre, mais surtout sur l'articulation entre les activités de décodage et celles conduisant au sens. (...) De nombreux maîtres analysent d'ailleurs, de manière très pertinente, l'articulation nécessaire entre la maîtrise du code et l'accès au sens : "à partir de quelques phrases ou de quelques mots appris globalement, écrit une maîtresse, la phase d'analyse visuelle et auditive permet l'apprentissage du code graphophonologique. Mais aussitôt après, il faut insister sur la compréhension car l'objectif est d'avoir accès au sens." (...)"

Décidément, il doit faire bon dans la tête d'un inspecteur général... Et observateurs avec ça ! "Plusieurs inspecteurs généraux font part de leur inquiétude devant l'absence de manuel dans des écoles situées dans des quartiers défavorisés où la fréquentation du livre à la maison est probablement très rare. Ils ajoutent qu'on ne lit pas habituellement dans un cahier, fût-il baptisé de "lecture", mais dans un livre." (1) C'est vrai ça ! Et voilą qui renvoie opportunément l'ascenseur aux auteurs de manuel dont il n'est pas fait la moindre analyse. Bien au contraire : "Les classes qui obtiennent les meilleurs résultats quel que soit le groupe auquel elles appartiennent, se caractérisent, à une exception près, par l'utilisation d'un manuel d'apprentissage de la lecture. (...) " Même au CM2 : "L'intérêt du manuel doit être, à ce titre, fortement rappelé. Le manuel permet en effet un apprentissage continu et gradué, d'opportunes révisions à la maison, la préparation et l'anticipation de la lecture, en même temps qu'il développe l'amour du livre et le goût de lire." Sus aux innovateurs ! "Dans le domaine de l'enseignement de la lecture, en particulier, les formateurs doivent mesurer à quel point il est dangereux de présenter à de jeunes maîtres débutants les dispositifs didactiques les plus complexes comme les seuls acceptables. De même, un jeune maître ne saurait se passer de manuels scolaires." Donc, dans l'ensemble, un bilan plutôt positif de l'apprentissage de la lecture au cours préparatoire, "bilan dans lequel les motifs de satisfaction l'emportent largement sur les réserves que nous pouvons formuler." Ce qui réjouit les inspecteurs généraux, c'est que "le rôle central, pour l'apprentissage de la lecture, de la compréhension spécifique du code alphabétique et de ses relations avec la langue orale, est bien perçu par la plupart des maîtres. Certes, la lecture ne se réduit pas à l'apprentissage du code graphophonologique, mais les maîtres savent que l'acquisition de la lecture est tributaire de cet apprentissage. Un apprentissage auquel l'élève ne peut accéder seul. Ce code doit être mémorisé. Comme le soulignent les Programmes pour l'école primaire de 1995, "la familiarisation avec le code conduit les élèves à saisir les relations entre l'oral et l'écrit, en identifiant de manière explicite les correspondances entre son et signe pour maîtriser la combinatoire, accéder ainsi au déchiffrement et à la reconnaissance des mots." Pour donner quelque apparence scientifique à cette théorie d'opinions par ailleurs respectables et qui, au moins, ne sont pas tombées de la dernière pluie, une petite évaluation vite-fait-bien-fait à partir de cinq épreuves : soyez rassurés, les résultats sont bons sauf dans les classes où les enseignants ne font pas ce que les inspecteurs généraux préconisent.

Et vlan ! Voilą-t-il pas que les résultats sont mauvais au CM2... Mais comment le sait-on ? C'est vraisemblablement tellement évident que les inspecteurs généraux n'ont pas eu besoin de faire passer d'épreuves comme au CP. LA, ils sont venus, ils ont vu, ils ont diagnosticu. Au hasard (!) au fil des pages : "Les objectifs poursuivis par les maîtres sont le plus souvent formulés en termes très généraux. (...) En général, la définition des objectifs annoncés ne passe pas par une analyse précise de l'acte de lire, de ses différentes composantes et des compétences qu'il suppose chez les élèves. Elle ne fait pas non plus l'objet d'un travail organisé selon une progression établie. (...) L'approche du texte reste plus souvent générale que véritablement réfléchie et se limite, dans la plupart des cas, à l'explicite (recomposition générale du texte, prise d'informations ponctuelles). Les difficultés de certains élèves sont mal ou ne sont pas identifiées. Les démarches utilisées pour prélever une information sont rarement mises en évidence. La compréhension relève davantage de l'intuition que de la réflexion et de l'effort pour comprendre. (...) On confronte les différentes réponses et, le plus souvent, le maître apporte la bonne réponse sans expliquer pourquoi c'est celle qui convient. (...) Dans ces activités, on apprend surtout aux élèves à cataloguer, classer, juger... sans nécessairement lire. (...) Ce bilan fait apparaître nombre d'insuffisances dans l'enseignement de la lecture au cours moyen 2ème année. Cet enseignement n'est, en général, pas organisé suivant une progression établie. "Il n'y a pas de véritable enseignement de la lecture au cours moyen 2ème année", écrivent plusieurs inspecteurs généraux."

Jusqu'ici, on pensait que les collègues s'arrangeaient pour confier le CP au frais émoulu mais que les grandes classes étaient tenues par des enseignants compétents. Erreur, plus ils sont chevronnés, moins ça marche... Les inspecteurs généraux ne sont tellement pas contents qu'ils n'ont même pas voulu mesurer. Les seules données qu'on possède sont celles de l'évaluation en 6ème dont le rapport fait toutefois, dans son introduction, mention. Il y apparaît qu'à l'entrée en sixième 64,8% des élèves dépassent la maîtrise des compétences de base alors qu'ils ne sont que 27,4% à y parvenir à l'entrée au CE2. On fait donc bien quelque chose au cycle 3 ! 

Je dois avouer que ce débat n'est pas le mien car il faut changer la logique de la pédagogie de la lecture dans la continuité des 3 cycles ; aussi n'ai-je guère envie, de jouer, dans cette affaire, les uns contre les autres. C'est évidemment la démarche pédagogique dans sa cohérence et sa continuité dont on retrouve les effets à terme et l'état des recherches ne permet pas aujourd'hui de dire ce qui contribue à l'établissement du résultat final. Toutes choses restant égales, on peut tout à fait prétendre, sans plus de preuves ou de raisons et avec le même risque d'erreurs, que les enseignants du cycle 3 ont bien du mérite à rattraper les effets catastrophiques de ce qui réjouit pourtant l'inspection générale à la fin du CP. Autrement dit, des esprits simplement curieux de la recherche des causes et des remèdes ne devraient pas refuser d'envisager aussi l'éventualité d'un mauvais départ dont les conséquences n'arrêteraient pas de se faire sentir par la suite. Après tout, l'alphabétisation et les méthodes qui vont avec et les manuels qui ne cessent de les reproduire depuis 120 ans n'avaient jamais pris pour objectif de faire accéder les élèves à la lecture de l'implicite ; c'était déjA bien assez avec l'explicite. Le lecteur expert se recrutait et se formait dans d'autres circuits, comme ont d'ailleurs été formés les ó des lecteurs experts d'aujourd'hui. Est-il audacieux de penser que le béat bât a été voulu comme une pédagogie pour les pauvres qui ne coûte pas cher et ne rapporte pas gros ? (2) Est-il injurieux de faire l'hypothèse que pour que les enfants soient à 10-11 ans en mesure d'exercer les "compétences remarquables" que décrivent les textes officiels, il urge de se situer, et ceci dès le cycle 1, dans une autre logique que celle qui visait à doter les futurs non-lecteurs des simples "compétences de base" dans "une société où la plupart des emplois n'exigeaient qu'une maîtrise élémentaire de la lecture et de l'écriture" ? Est-ce qu'un inspecteur général peut admettre que c'est une question difficile qui mérite attention et à laquelle il n'a pas infusément réponse ?
 
 

3) La réaction de l'inspection générale

Evidemment que oui ! Toutefois aucun de ceux qui ont participé à l'élaboration de ce rapport ne le fait (3). Et ce sera ma troisième et dernière remarque : le ton de ce rapport est, sinon revanchard, du moins un peu triomphant, sur le mode "grâce à nous, le pire a été évité". J'ai déjA cité la phrase sur l'antagonisme entre décodage et compréhension qui a davantage concerné les formateurs que les praticiens. Elle est suivie de cette remarque : "Les maîtres qui ont été déstabilisés par le débat sur les méthodes d'apprentissage de la lecture et sur "l'opposition" que certains auraient voulu instaurer entre la compréhension des textes et le décodage sont relativement peu nombreux." Mais qui sont ces certains qui sifflent sur nos têtes ? "Il y a lą, manifestement, une confusion méthodologique qui a été certainement entretenue par des approches "modernistes" de la lecture." Sans faire d'amalgame, on peut trouver un indice lorsque l'inspection générale décrit, au CM2, les activités d'entraînement à la lecture rapide : "l'élève est face à un texte. Après avoir noté l'heure du début et de la fin de sa lecture, il répond à un questionnaire. Il calcule ensuite son "score de vitesse" (nombre de signes lus en une minute) et compte le nombre de réponses exactes aux questions posées. Le pourcentage de bonnes réponses représente le "score de compréhension". L'élève calcule enfin son "score d'efficacité" en multipliant son "score de vitesse" par son "score de compréhension". Les auteurs de ces documents, à la disposition des maîtres, partent du principe que "vitesse et compréhension sont généralement bons amis en lecture". Certes, l'école primaire doit s'efforcer d'amener l'élève à une lecture aisée, et celui qui n'acquiert pas une aisance suffisante peut éprouver un sentiment de rejet face à l'écrit. Les observations faites au cours moyen 2ème année permettent cependant de s'interroger sur la pertinence de certaines activités de lecture rapide. On sait aujourd'hui que l'augmentation de la vitesse se fait au détriment de la compréhension." Les inspecteurs généraux ont donc lu très vite les textes des "modernistes" ! Ou pas assez à voix haute car le rapport est une émouvante réhabilitation de la lecture à voix haute contre ceux qui... "Il est vrai, à la décharge des maîtres, que dans les années 1970 le débat sur l'apprentissage de la lecture a amené certains auteurs, au nom d'une conception strictement "idéo-visuelle" de l'apprentissage de la lecture, niant l'articulation étroite du son et du sens dans la pensée, à bannir la lecture à voix haute. Ce discours n'a pas été sans conséquence dans certaines circonscriptions." Puis, en conclusion : "Enfin, il est indispensable d'écarter les pratiques pédagogiques à l'origine d'échecs scolaires avérés. Si la plupart des maîtres, comme nous le mentionnons ci-dessus, ont bien compris ce qu'implique dans leur démarche l'apprentissage de la lecture, une minorité d'entre eux ont une conception dogmatique et réductrice de cet apprentissage. Elle amène certains maîtres à privilégier les activités de décodage en négligeant ce qui concerne l'accès au sens des phrases ou d'un texte. À l'inverse, d'autres maîtres privilégient le sens au détriment du code." On sent bien que la critique des classes où "les enfants ânonnent (et) sont engagés dans un apprentissage mécanique, passif et ennuyeux" est lą pour équilibrer le véritable danger : "Dans la seconde conception, les maîtres fondent au contraire leur enseignement sur une approche idéo-visuelle de la lecture. Le code alphabétique n'est pas systématiquement présent dans la conduite de la classe. Face à un texte, les élèves sont incités à deviner les mots et non à lire véritablement. Aucun transfert n'est donc possible lorsqu'ils rencontrent un mot inconnu. L'objectif fondamental de l'apprentissage de la lecture (parvenir à la reconnaissance automatique des mots par la maîtrise du code) est perdu de vue dans ce type de classes." Le coup à droite n'a donc pas le même poids que le coup à gauche : dans un cas, on s'ennuie, dans l'autre, on se fourvoie.
 
 
 

4) Bilan du bilan

Ce texte, s'il mérite qu'on prenne le temps de le lire comme témoignage de ce que pense un groupe d'inspecteurs généraux, ne mériterait pas le temps passé à écrire à son sujet s'il ne s'inscrivait dans une stratégie qui conduit aux nouveaux programmes de 1995. Une de ses phrases résume bien la question : "Certains maîtres, cependant, ont parfois cru que la formule "lire c'est comprendre" privilégiait, au niveau de l'apprentissage, un accès direct au sens, ce qui les a conduits à négliger le code." Cette manière de baptiser formule ce qui se donnait auparavant comme définition est en cohérence avec la nouvelle "formule" qui est donnée dans ces nouveaux programmes : "Lire c'est pour comprendre". L'ajout d'une innocente proposition change tout à l'affaire et marque le terme d'une lente reconquête. Ceux qui, dans les années 70, avaient proposé cette définition de la lecture reprise dans les textes de 1985 (lire c'est comprendre) entendaient bien affirmer, dans l'esprit d'un modèle interactif que les aspects techniques de traitement des données écrites sont inséparables, dans le temps comme dans leur nature, de leur traitement sémantique ; en d'autres termes que la prise d'informations est partie intégrante de la compréhension, et réciproquement, s'opposant ainsi à toute la tradition phonocentriste qui met comme préalable à la compréhension la nécessité de décoder le message écrit, de le déchiffrer, c'est-à-dire de le faire passer en clair afin de pouvoir l'interpréter, le "clair" étant l'oral avec lequel la langue se confond. L'écriture serait notation et la lecture, cette opération qui rétablit le message dans sa forme initiale afin qu'il puisse être traité. Ce qui est en cause, c'est bien l'autonomie fonctionnelle de l'écrit pour un lecteur, aussi bien en chinois qu'en français, autonomie qui n'est pas contestée par l'existence, dans les systèmes alphabétiques, d'une correspondance grapho-phonologique. Cette existence pose simplement question au pédagogue : va-t-il ou non prendre appui sur elle ? La tentation est forte car l'opération est assez facile à réaliser et le montage d'un simple mécanisme fait l'économie de la rencontre véritable d'une langue. Mais ce qui se gagne d'un côté dans le coût de production d'un utilisateur d'écrit dès lors qu'on n'attend pas de lui qu'il soit "lettré" rend plus difficile l'établissement de cette autonomie fonctionnelle dont dépend toute lecture experte et qui ressemble fort à la formation d'un bilingue. Depuis les années 70, un rapport de force plus dynamique avait permis, non seulement que la question se pose, mais que l'espace ouvert devant les praticiens, les innovateurs et les chercheurs soit balisé. On comprend bien alors l'embarras de "certains" lorsque la lecture a été officiellement définie comme l'opération par laquelle s'opère la compréhension de l'écrit. Depuis, ils n'ont de cesse de récupérer du terrain en faisant d'abord appel aux linguistes élevés dans le sérail du phonocentrisme saussurien puis aux psychologues dénommant, sans avoir la franchise de Binet, lecture ce qu'ils étaient simplement en mesure d'étudier. La première étape de la reconquête a consisté à accepter l'inévitable en le nuançant : bien sûr que lire c'est comprendre mais c'est aussi évidemment être capable de faire toutes les opérations nécessaires à cette compréhension ! Qui dirait le contraire ? Ce qui devient quelques années plus tard : "Activité complexe, la lecture met en oeuvre un ensemble élaboré de compétences très diverses, les unes liées aux mécanismes de traitement des mots à partir du code alphabétique et les autres impliquant la compréhension de l'écrit." Ainsi, ce qui apparaît comme une voie d'accès possible est placé sur le même plan que l'objectif ; et en 1993, les recommandations sur la maîtrise de la langue peuvent préciser : "L'important demeure de ne pas réduire l'apprentissage de la lecture à la reconnaissance des mots. Savoir décoder un texte est nécessaire mais non suffisant. Aider l'enfant à comprendre les suites de mots qu'il a reconnues est tout aussi indispensable." La boucle est bouclée et en 1995 on proclame officiellement que "lire c'est pour comprendre" ; ce n'est pas comprendre, c'est décoder un message écrit, c'est le transformer en autre chose pour qu'il devienne traitable sémantiquement. Entre temps, on a reçu l'appui de quelques psychologues aux fonctions encapsulées qui tortillent de l'expérience pour essayer de prouver que décidément il y a bien de la médiation phonologique dans l'identification des mots et donc qu'on a bien raison d'enseigner aux débutants la correspondance grapho-phonologique.

Désormais, la restauration est en place... J'ai fait allusion aux invocations permanentes à l'importance et à la nécessité de la lecture à voix haute. Cela permet aux auteurs de ce rapport d'écrire : "Quant aux activités de lecture silencieuse, les mode d'évaluation utilisés laissent très souvent échapper l'essentiel de la lecture, activité mentale et phonique d'appropriation du langage écrit, au profit de comportements observables, signes ou non de cette activité." En clair, ça veut dire que si vous vérifiez la compréhension d'un texte, vous n'êtes pas assuré d'évaluer sa lecture ! Mais au passage, on apprend que la lecture est une activité mentale (on s'en doutait) mais aussi phonique... Quel mal y aurait-il à ce qu'elle soit tout simplement mentale et "graphique" ?

Lorsque l'histoire se répète, qui a dit que, la seconde fois, c'était en farce ?
 
 

Jean FOUCAMBERT.

(1) souligné par moi.

(2) Tout dépend à qui !

(3) Autant ne pas se priver du plaisir de dire leur nom : Guy Robillard, Pierre Giolito, Bernard Gossot, Yves Guérin, Jean Hébrard, Georges Richon.