Les actes de lecture n°51 septembre 1995
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L'ANONYMAT Selon J.Claude Passeron : " c'est ce qui se construit entre les textes, dans leur mise en relation et en réseau, qui rend possible la lecture de type littéraire ". Hervé Moëlo, par une réflexion sur la notion d'auteur et l'anonymat de la création littéraire ; sur l'oeuvre écrite, maillon d'une chaîne, conçue comme héritage du passé et reflet du temps présent, retrouve le concept de "réseau" dont s'inspirent nos présentations de livres en BCD et qu'illustre depuis quelques numéros la rubrique consacrée à des auteurs ou à des collections. |
" Plus d'un comme moi, sans doute,
écrivent pour n'avoir plus
de visages. "
Michel Foucault, L'archéologie
du savoir.
J'aimais que Foucault fît
la critique
de la notion d'"auteur", notion
toute
moderne, et disparût, comme
moi dans
l'action militante auprès
des emprisonnés.
J'aimais la profonde modestie
de Foucault (...).
Louis Althusser, L'avenir dure
longtemps.
Depuis le
"moi haïssable" de Pascal, l'individualisme a eu de beaux jours. Dans
le domaine de l'écrit, qui parvient aujourd'hui à échapper
à la parole signée, si ce n'est par négligence ou
volonté de nuire en toute tranquillité ? Pour tenter de contester
la notion "toute moderne" de l'auteur, à une époque où
Sartre avait fait passer l'engagement de l'écrivain au stade théorique,
Michel Foucault exhumait du Moyen-Age le concept d'anonymat qui était
alors de mise pour toute production littéraire et poétique.
Pour retrouver aujourd'hui cette attachante conception collective du texte,
qui "déprivatise la production de la pensée", on est amené
à se rendre compte que concevoir un auteur comme une individualité
qui écrit en toute cohérence n'est pas si simple. Ce serait
en tous cas faire l'impasse sur des problèmes que ne manque pas
de poser une lecture pilotée par le sens du texte plutôt que
par la biographie de l'auteur.
Dans L'archéologie du savoir, Michel Foucault évoque la fragilité du nom de l'auteur : " En apparence (...) quoi de plus simple ? Une somme de textes qui peuvent être dénotés par le signe d'un nom propre. (...) En tout cas le nom Mallarmé ne se réfère pas de la même façon aux thèmes anglais, aux traductions d'Edgar Poe, aux poèmes, ou aux réponses à des enquêtes ; de même, ce n'est pas le même rapport qui existe entre le nom de Nietzsche d'une part et d'autre part les autobiographies de jeunesse, les dissertations scolaires, les articles philologiques, Zarathoustra, Ecce Homo, les lettres, les dernières cartes postales signées par "Dionysos" ou "Kaiser Nietzsche", les innombrables carnets où s'enchevêtrent les notes de blanchisserie et les projets d'aphorisme. " Autrement dit, la notion d'auteur reste pour lui associée au temps - vite révolu - de l'écriture. Le texte, quant à lui, vit sa vie et on peut penser qu'à quelques années d'intervalle, la même personne n'écrit pas avec les mêmes caractéristiques humaines : les angoisses, les peurs, les préoccupations, les idées évoluent au fil des rencontres et des réflexions. Dès lors, il est difficile pour le lecteur de retrouver a posteriori la réalité intérieure d'un homme au moment précis où il écrivait. C'est ce qu'affirme aussi Marguerite Yourcenar : " Nous tendons tous à tenir compte, non seulement de l'écrivain, qui, par définition, s'exprime dans ses livres, mais encore de l'individu, toujours forcément épars, contradictoire et changeant, caché ici et visible là, et, enfin, surtout peut-être, du personnage, cette ombre ou ce reflet que parfois l'individu lui-même contribue (...) à projeter par défense ou par bravade, mais en deçà desquels l'homme réel a vécu et est mort dans ce secret impénétrable qui est celui de toute vie." (5) Le Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline révèle par exemple un spectaculaire écart entre l'homme et l'auteur. Sorti en 1932, ce roman a créé un véritable enthousiasme chez les intellectuels engagés auprès de la jeune URSS dans la révolution communiste : Elsa Triolet s'est lancée dans une traduction en russe, Sartre a mis en exergue à La Nausée une citation de L'Eglise - la seule pièce de théâtre de Céline... Bardamu, héros du roman de Céline, était vu comme un authentique héros prolétarien qui se lançait dans un voyage picaresque au cours duquel il épinglait la société occidentale avec force et rage. S'était-on trompé ? Sur l'homme Céline évidemment, sur le roman certainement pas. Les disputes désormais classiques et inévitables sur Céline (l'opposition entre l'homme vomi et l'oeuvre admirée) reposent elle aussi sur la même conception "unitaire" de l'auteur : il faudrait qu'il soit un, intègre, complet, sans faille ni paradoxe. C'est alors l'homme que l'on continue à traquer à travers sa vie personnelle, ses naufrages politiques, ses relations amoureuses ; Le Voyage au bout de la nuit est relu et décortiqué pour qu'en ressorte l'antisémitisme qu'il ne saurait manquer de contenir. En vain, on y localise bien un personnage juif antipathique mais qui est sympathique dans ce roman ? L'épopée de Bardamu demeure, malgré le nazisme, un roman charnière de l'histoire littéraire. D'autres d'auteurs posent un autre problème, celui de la "compatibilité" entre tout ce qu'ils écrivent. Les deux périodes romanesques de Jean Giono sont un exemple de distorsion entre deux univers, deux périodes historiques, deux types de préoccupations que les études s'échinent à unifier coûte que coûte autour du nom de Giono. Mais après tout, celui de Regain et celui du Hussard sur le toit sont-ils le même auteur ? La personne inscrite à l'état civil permet en tous cas de faire le lien entre toute l'oeuvre, même si sa deuxième période est plus proche de Stendhal que des récits provençaux. Dans cet écart inquiétant entre les deux Giono, la bouée que représente le nom de l'auteur permet le sauvetage de l'unité de l'oeuvre qui en a peut-être moins qu'on ne voudrait. Michel Foucault l'écrit : " L'auteur, est ce qui donne à l'inquiétant langage de la fiction, ses unités, ses noeuds de cohérence, son insertion dans le réel." (2) Peut-être a-t-on besoin de l'écrivain, de son nom, de sa vie, qui appartiennent à notre univers quotidien, pour nous rassurer face à la réalité strictement linguistique de sa production ? Mais en s'attardant trop sur l'homme, ne risque-t-on pas d'appauvrir la multitude des sens du texte ? Abordant cette question par un autre biais, Marguerite
Yourcenar a souvent évoqué, notamment dans des préfaces
à des nouvelles éditions de ses romans, le thème "
des livres qu'on ne peut pas écrire trop tôt ". Rétrospectivement,
elle a par exemple affirmé qu'à 20 ans, elle n'aurait pas
pu écrire L'Oeuvre au noir - ni Les Mémoires d'Hadrien
- dont elle avait pourtant déjà le projet. Après des
années d'existence, de voyages, de rencontres, de travail - quelques
tentatives qui finirent en nouvelles - Zénon, son alchimiste-philosophe
prenait pour elle une épaisseur suffisante : " (...) pour l'autre
volume, pour Zénon, j'ai senti aussi que je n'étais pas mûre,
qu'il y avait trop de choses que je ne savais pas. Des jalons étaient
posés, mais il y avait de grands trous dans ma connaissance de l'histoire
et dans ma connaissance de la vie. En fait de livre, il faut savoir attendre.
" (3). Et par là même il faut accepter qu'il
y ait plusieurs auteurs en un seul, dont la mort peut même limiter
l'évolution : " Pour un écrivain, c'est très grave
de mourir à quarante ans. C'aurait été (...) une catastrophe
pour Victor Hugo. On aurait le Victor Hugo des années de Paris,
sous Louis-Philippe, on n'aurait pas le Victor Hugo de l'exil. Il faut
beaucoup de temps. Si vous arrêtez Hugo avant Les Misérables
et avant La Légende des siècles, c'est un très bon
poète ; ça n'est pas encore le voyant unique dans l'histoire
de la poésie." (3)
" On demande que l'auteur rende compte de l'unité du texte qu'on met sous son nom, remarque Michel Foucault ; on lui demande de révéler, ou du moins de porter par-devers lui, le sens caché qui les traverse ; on lui demande de les articuler, sur sa vie personnelle et sur ses expériences vécues, sur l'histoire qui les a vus naître." (2) Symptôme caricatural et médiatique de la confiance aveugle faite au nom de l'auteur, les émissions littéraires télévisées ont du mal à nous parler des livres eux-mêmes. Bernard Pivot a souvent posé aux écrivains des questions du style : " Que serait devenu votre personnage si sa voiture était tombée en panne ?" Ce à quoi l'écrivain lui répond dans la plupart des cas très sincèrement, après quelques secondes de réflexions (Henri Troyat est assez imbattable à ce jeu de fiction virtuelle). Comme par prodige, les personnages romanesques sont alors subitement doués d'une vie psychologique qui dépasse largement le cadre de la fiction. Au bout d'un certain temps, on se rend compte que l'écrivain parle de lui. Son discours sur le texte est alors remplacé par le récit de son expérience d'homme-écrivain qui parle finalement bien peu d'écriture. Ecrire sur soi sans autre dessein que de raconter
sa vie, c'est céder à une forme de vanité qui laisserait
penser qu'on intéresse les lecteurs au-delà du métier
de l'écriture. L'animosité pour le genre biographique - qualifiée
par Louis Althusser de " décadence sans précédent
de la littérature" - relève précisément du
refus d'asservir et de réduire l'écrit à une existence
humaine. Débarrassée des éléments anecdotiques,
intégrée dans un projet d'écriture bien plus ambitieux
que le simple récit de son existence, la vie de l'auteur devient
intéressante à la seule condition qu'elle alimente l'analyse
de l'histoire des hommes, d'un milieu et d'une société. Ainsi,
Nadine Gordimer dont l'oeuvre est consacrée à l'autopsie
de la vie dans l'apartheid de l'Afrique du Sud déclare : " Je n'écrirai
jamais d'autobiographie, je suis trop soucieuse de protéger ma vie
privée, mais je commence à penser que, au-delà de
l'aspect personnel, mon expérience est pertinente, elle peut représenter,
si elle est mise bout à bout avec celle d'autres écrivains,
un modeste fragment de l'histoire alternative." (4) Sa
détermination est le signe d'une conscience aiguë de la véritable
fonction de l'écrit : entrer dans une problématique personnelle
pour en découvrir les éléments universels. Mettant
en garde le lecteur au début de son essai sur Mishima, Marguerite
Yourcenar souligne le danger que représente une lecture qui s'appuie
sur la vie de l'auteur : " La grossière curiosité pour l'anecdote
biographique est un trait de notre époque (...). Voilà bien
de chances d'erreurs d'interprétation. Passons outre, mais rappelons-nous
toujours que la réalité centrale est à rechercher
dans l'oeuvre : c'est ce que l'auteur a choisi d'écrire, ou a été
forcé d'écrire, qui finalement importe." (5)
Prolongeant sa critique de l'unité, Michel Foucault qui fut professeur de Jean-Claude Passeron (La notion de pacte A.L. n°17, mars 87, p.55) l'applique aussi aux livres : " (...) les marges des livres ne sont jamais nettes et tranchées : par-delà le titre, et les premières lignes et le point final, par delà sa configuration interne et la forme qui l'autonomise, il est pris dans un système de renvois à d'autres livres, d'autres textes, d'autres phrases : noeud dans un réseau." (1) Le texte devient le lieu où se croisent d'autres écrits qui le précèdent et qu'il est impossible d'ignorer. L'auteur s'inscrit dans la lignée de ce qui s'est fait et pensé avant lui ; dans la continuité ou la rupture, il se situe dans l'histoire des textes et des idées qui ont été produites. Pas d'écrit hors de l'histoire, pourrait-on dire. Dans des domaines aussi variés que la linguistique,
la sociologie, ou la littérature, beaucoup définissent l'écrit
et la littérature comme un système en réseau dans
lequel circulent des informations et des références "inter-textuelles".
Mikhail Bakhtine dans son travail sur Rabelais insiste avec force non seulement
sur la présence d'autres textes dans ses textes mais aussi de celle
de toute la tradition passée (le Moyen-Age) et présente (la
Renaissance). Ce que Bahktine appelle "le dialogisme" modifie l'idée
de Rabelais-auteur. Ce n'est plus un individu mais le lieu où se
croisent le passé et la société du 16ème siècle
- " Rabelais est l'héritier, le couronnement de plusieurs millénaires
de rire populaire. " Rien n'est plus vrai aujourd'hui. La Vie mode d'emploi
le roman-phare de Georges Perec est une véritable source textuelle
puisqu'on y trouve aussi bien le catalogue Manufrance que des descriptions
à la manière du Nouveau Roman, des coupures de presse, des
cartes de visite de farces et attrapes, des récits médiévaux,
policiers... Qui est Perec ? un collectionneur attentif qui a fait entrer
dans ses textes des éléments sociologiques de tout ordre
(les 6 jours du Vel d'Hiv, le bouchon vert de la bouteille d'eau de Javel,
le jeu des mille francs, le paquet de Chicorée Leroux...). Comme
Rabelais, son travail a beaucoup consisté à emprunter des
morceaux de la vie quotidienne, des bouts d'écrits, des façons
d'écrire pour reconstituer la vie comme un puzzle. Son nom d'auteur
s'efface derrière son entreprise, derrière la multitude de
détails pris à une multitude de textes et à la réalité
elle-même.
Difficile pour un auteur de revendiquer personnellement l'intégralité des idées qui lui viennent. Ce qu'il pense, ce qu'il fait, à qui le doit-il ? de qui est-il l'héritier ? qui parle vraiment quand il s'exprime ? En écrivant un dictionnaire des idées reçues à la fin de Bouvard et Pécuchet, Flaubert ne se contentait pas de se moquer des imbéciles aux idées courtes qui papillonnent frénétiquement de discipline en discipline et de livre en livre. Il mettait aussi à jour son propre rapport au savoir. Ses deux personnages ne sont que l'exagération de la norme : on lit, on entend de nouvelles idées que l'on retient, qu'on intègre à soi sans être obligé d'en garder les sources exactes - c'est ce que fait dire Nietzsche à Zarathoustra : " Je ne suis pas de ceux à qui l'on demande leurs raisons. Mon expérience date-t-elle d'hier ? Il y a longtemps que j'ai éprouvé le fondement de mes opinions. Me faudrait-il traîner à ma suite une mémoire pleine comme une outre, afin d'avoir toujours toutes les raisons sous la main ? " Les idées circulent et s'échangent librement et leurs origines se perdent dans les profondeurs de la mémoire collective. Ce principe des idées reçues d'autres esprits qui les ont eux-mêmes reçus ou produits avant nous s'applique à l'écrit : on ne fait bien souvent que réaffirmer des opinions, re-raconter des histoires, re-justifier des points de vue. Et les textes sont les lieux où se croisent de multiples idées sur un sujet donné. L'auteur est alors moins un créateur qu'un metteur en scène qui organise toutes les objections et expose le parti qu'il a décidé de prendre. La pratique du plagiat est à ce titre assez caractéristique du besoin de plonger la production d'un texte dans un autre texte que l'on détourne à sa façon. On revendique alors l'expression de l'idée et non plus l'idée ou le thème, que l'on sait appartenir à un autre. La notion d'héritage serait certainement un des piliers d'une authentique définition de la littérature. Dans l'histoire des textes, la création se définit par des emprunts à des modèles précédents qu'elle parvient dans le meilleur des cas à "digérer" et à dépasser. L'histoire se charge alors de hiérarchiser les mérites - le jeune Baudelaire admiratif de Théophile Gautier... Ainsi, dans quelques lignes des Mémoires d'outre tombe, Chateaubriand évoque le souvenir d'enfance que déclenche en lui la vision d'une grive. Il y a en germe dans ce court passage le principe de toute l'oeuvre de Proust. Chateaubriand ne travailla pas plus ce principe de la réminiscence, Proust en fera toute la Recherche du temps perdu. Il fallait attendre un demi-siècle pour que soient ainsi fouillés tous les recoins d'une mémoire individuelle. De la même façon, Madame Bovary, roman du mal-être, des personnages dépassés par leur inconscient et des points de vue narratifs multiples a apporté au roman moderne anglo-saxon du début du siècle (Virginia Woolf, James Joyce, William Faulkner, John Dos Passos...) tous les matériaux qui lui ont permis de révolutionner le roman. Dans cette même lignée, en France, le Nouveau roman mettait ensuite un point final à cette évolution, en poussant jusqu'à l'extrême le principe du personnage inexistant, éclaté, écrasé sous le poids de son inconscient, incapable de réagir à la pression du monde extérieur. Ces multiples liens entre les styles d'écriture
donnent à la notion d'auteur une dimension qui va bien au-delà
de l'individu. Imprégné des textes de ses prédécesseurs
le nom de l'auteur finit par s'effacer pour n'être plus associé
qu'à une façon d'écrire à partir de laquelle
son style prendra forme. Entrant dans la masse gigantesque des textes qui
le précède, il devient, en cas de réussite, un maillon
de la chaîne, perdu dans la masse anonyme des auteurs.
En faisant allusion aux textes du Moyen-Age, Michel Foucault cherche à déstabiliser la notion moderne d'auteur en remarquant qu'il n'en a pas toujours été ainsi : " (...) dans l'ordre du discours scientifique, l'attribution à un auteur était, au Moyen Age, indispensable, car c'était l'index de vérité. (...) En revanche, dans l'ordre du discours littéraire, et à partir de la même époque la fonction de l'auteur n'a pas cessé de se renforcer : tous ces récits, tous ces poèmes tous ces drames ou comédies qu'on laissait circuler au Moyen-Age dans un anonymat au moins relatif, voilà que maintenant on leur demande (et on exige d'eux qu'ils disent) d'où ils viennent, qui les a écrits." (2) Cette évolution qui a certainement à voir avec l'essor du capitalisme amena l'idée de la propriété du texte, changeant ainsi radicalement la réalité du texte "à tous et à personne." Tout en se défendant de remettre totalement en cause l'auteur tel que le 18ème siècle l'a défini - " Il serait absurde, bien sûr de nier l'existence de l'individu écrivant et inventant. " - M. Foucault émet un soupçon sur l'individualité de l'auteur d'un texte : il le voit plus comme une fonction imposée par un code social, que partage toute personne qui se met à écrire. Autrement dit, alors que le Moyen-Age imposait l'anonymat, la société moderne impose l'auteur. On entre alors dans cette fonction imposée a priori et partagée avec tous les autres auteurs : " (...) je pense que l'individu qui se met à écrire un texte à l'horizon duquel rôde une œuvre possible reprend à son compte la fonction d'auteur : ce qu'il écrit et ce qu'il n'écrit pas, ce qu'il dessine, même à titre de brouillon provisoire, comme esquisse de l'oeuvre, et ce qu'il laisse va tomber comme propos quotidiens, tout ce jeu de différences est prescrit par la fonction d'auteur, telle qu'il la reçoit de son époque, ou telle qu'à son tour il la modifie." (2) Barthes adopte le même principe de travail quand il se penche sur les vies de Sade, Fourier et Loyola : "L'auteur (...) n'est certes pas celui qui a été identifié par nos institutions (...) ; ce n'est pas le héros d'une biographie. L'auteur qui vient de son texte et va dans notre vie n'a pas d'unité ; il est simple et pluriel de "charmes", le lieu de quelques détails ténus (...) ; ce n'est pas une personne (civile, morale), c'est un corps." (6) Insister de cette façon sur l'anonymat,
c'est tenter de tenir l'auteur éloigné de la lecture du texte
pour s'approcher le plus près possible du seul sens écrit.
On exclut du même coup la vaniteuse mise en avant de l'ego pour faire
la part belle à ce que l'on a à dire. C'est ce qu'évoque
Louis Althusser quand il parle de " la profonde modestie de Foucault "
et de sa disparition " dans l'action militante auprès des emprisonnés
". Cette conception concerne bon nombre d'écrits qui, même
s'ils sont signés d'un nom d'auteur, ne se laissent pas écraser
par lui et prennent garde de se laisser absorber par des détours
anecdotiques et psychologiques : Roland Barthes en a fait un principe d'écriture,
l'anamnèse qu'il définit comme "l'action que mène
le sujet pour retrouver, sans l'agrandir ni le faire vibrer, une ténuité
du souvenir" (6) ; Louis Althusser a proclamé son attachement à
ce qu'il appelle l'"inexistence" ; le roman, le théâtre et
la poésie du 20ème siècle ont fait éclater
l'individualité et la conscience du "je". Révolu historiquement,
l'anonymat n'en reste pas moins solidement présent dans des écritures
qui cherchent à résister à la tentation du conjoncturel
et de l'égocentrisme.
Hervé MOELO
(1) Michel Foucault, L'archéologie du savoir, Gallimard, 1969. (2) Michel Foucault, L'ordre des choses, Gallimard, 1971. (3) Marguerite Yourcenar, Les yeux ouverts, Entretien avec Matthieu Galay, Ed. du Centurion, 1980 (4) Nadine Gordimer, Le Monde Diplomatique, avril 1995. (5) Marguerite Yourcenar, Mishima ou la vision du vide, Gallimard, 1980 (6) Roland Barthes, Cité par à. Duchesne et T. Leguay dans Petite fabrique de littérature potentielle 3, Les petits papiers, Magnard |