La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°54  juin 1996

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ENFANCE TARDIVE 

Vous êtes lecteur. Lisiez-vous quand vous étiez enfant ? Sans vouloir que soient retracés de véritables et classiques "itinéraires de lecture", notre revue sollicite les souvenirs de quelques personnes. À sa façon, cette suite de récits pourtant singuliers mais issus de générations différentes témoigne de ce que des enfants ont pu lire depuis un demi-siècle. 

 
Quelle meilleure image pourrais-je donner de mes lectures d'enfance que le désert ? Un désert d'une luminosité telle qu'elle empêche de rien voir. Si ce désert est parsemé d'îlots de souvenirs, on n'oserait les appeler oasis. Ils ne sont qu'ombres hasardeuses auxquelles le regard n'arrivera pas à s'accrocher pour voir affleurer à la conscience un quelconque moi.

Pourtant il a bien dû m'en passer devant les yeux des lignes et des pages entre le CP et la troisième, parce que : "Il faut lire". Que d'efforts pour que quelques images reviennent.

Le CP ou le CE1 avec Rémi et Colette qui veillaient sur nous et Francs Jeux qui dut servir de support d'apprentissage de la lecture sous les yeux de la maîtresse qui ne s'en rendait pas compte.

Plus net est le souvenir de la bibliothécaire qui me regarde d'un oeil soupçonneux quand, au bout de deux jours et demi, je rapportai mes onze Bob Morane ingurgités avidement. Petit sixième que j'étais, plus que de la culpabilité, c'était de la révolte que je ressentais. Mais allez expliquer l'irruption de la lecture cinématique, qui plus est lors d'une lecture d'assouvissement...!

Dans cette période de début de collège, La Mère de Pearl Buck lu parce que maman l'avait lu et me l'avait suggéré, mais dont je ressentais sans savoir me l'expliquer que ce n'était pas de la littérature, celle à laquelle on met une majuscule. En fait je me rappelle plus de cette sensation que du livre dont je ne saurais que dire.

Egalement un bouquin de Kessel plein d'émigrés russes dans le Paris des années folles. Je me souviens que ça m'avait plu.

Un autre souvenir cocasse : en cinquième, j'avais emprunté complètement au hasard Eugénie Grandet. Dans un but bien précis : relever des phrases contenant des propositions subordonnées commençant par "Quand", comme l'avait demandé le prof pour nous occuper pendant les vacances de Noël. Imaginez le regard en pilotage automatique branché sur la malheureuse conjonction : vitesse de déplacement des yeux battue ! Sauf que, sans savoir ni pourquoi ni comment, (à mon insu !), en tout cas pas grâce au pilotage automatique, je fus subjugué par les mots, énervé par le père d'Eugénie, et je recommençais tout dès le début.

Ah si, tiens, une oasis, ça me revient ! En quatrième, Les enfants terribles de Cocteau. Etudié en classe, décortiqué, expliqué, fait aimer. Relu cinq ou six fois, sans mentir. Compris pour la première fois, mais définitivement, que pas un mot, pas un, n'est là par hasard dans une oeuvre littéraire. Et je ne retrouverai cette sensation que bien plus tard à l'Ecole Normale en étudiant en cours Les caves du Vatican.

Bilan globalement nul. Comme quoi les lectures d'enfance ne font pas l'enfance de la lecture.

Je ne suis pas loin de penser que ces Enfants terribles furent pour beaucoup dans ma boulimie lycéenne désordonnée. Je voulais savoir qui était ce Cocteau, de quelle planète il venait. Tout y passa, les auteurs des programmes, mes maigres cinq francs d'argent de poche hebdomadaire, mes nuits d'internat, tout ce que nos bons profs hussards roses de l'humanisme nous conseillaient. (Quand même pas les Gide, les Céline et les Américains, quelque peu diabolisés...).

Allez Rabelais ! Allez Pascal ! Vas-y Sartre, évidemment ! Et une bonne partie du peloton.

Elle est là mon enfance de lecteur, pas dans le désert de mon enfance. Et j'enrage d'avoir été jeune si tard.

Mais j'enrage d'avoir été jeune si tôt, quand je vois qu'ils ont dans leurs bacs à albums, nos petiots.

 
? Thierry Opilard