La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°54  juin 1996

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PARLER DE ÇÀ, C'EST PARLER DE SA VIE 

 

"Hypocrite !".

Je n'ai rien vu venir. On ne les voit jamais, elles sont noires, silencieuses et confites. Mais vlan ! j'ai pris un choc, une grande claque dans la tête, je m'en remettrai, elle m'a piqué mon livre, pour me taper dessus, d'habitude elle fait ça à main nue, mais ça compromet. Là, elle a une justification. Je lisais à l'étude et elle ne voyait pas ce que je lisais, j'avais posé mon cartable devant moi et calé le livre dessus. Quel livre c'était ? M'en souviens plus. J'ai oublié, mais le coup, jamais. C'est ça qui revient souvent. Et demain matin, qu'est-ce qui va m'arriver ? Ma copine de table me regarde triste, heureusement c'est un livre autorisé je l'ai pris à la bibliothèque de la classe, ça la rassure.

Lire contre, être ailleurs, dans l'extérieur. Ici c'est la pension pour une trentaine de filles qui ne se demandent pas ce qu'elles ont fait au bon dieu pour en arriver là. Mais qui passent la plus grande partie de leur temps libre avec leur cartable, à tout lire. Moi, j'ai une prédilection pour les romans d'aventure, avec des héros qui partent dans le monde, surtout aux confins et qui accomplissent des prouesses, genre Signes de piste. Tous les héros sont exclusivement masculins, jeunes, beaux et blonds - il y a des illustrations - et ils se battent contre les éléments. Des vrais, honnêtes et généreux, des purs, des modèles. Quand je serai grande, je ferai Signe de piste. Ce que je préfère, c'est le Grand Nord,

l'Alaska, J.O.Curwood, Jack London, et puis toutes les histoires qui font pleurer, pleurer comme on rit. On pleure beaucoup au pensionnat. Ah ! Maria Chapdelaine ! grâce à elle, j'ai conçu un amour pour les grands espaces canadiens et les bûcherons que rien encore n'a entamé et surtout pas un voyage. Plus le livre est gros, mieux c'est, la plongée est meilleure. Alors Dumas, on s'en gave, Hugo et Balzac aussi, avec bien sûr le fameux passage par les soeurs Brontë. Zola, c'est plus difficile, il n'est pas du tout recommandé de lire certains ouvrages, sauf qu'en cachette une externe m'a passé L'Assommoir, je me souviens encore de mon malaise.

Quelque chose de bon aussi plus tard fut de lire les poètes et les langues étrangères. Je me souviens d'une semaine de colle pendant les vacances de la Toussaint, passée, entre rage et exaltation à lire et relire, à voix basse, à voix haute " Wer reitet so spät durch Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem Kind "... le Roi des Aulnes. Lire ça, comme ça, c'était marcher sur mon chemin à moi. Lire à travers les larmes, c'est comme marcher dans la nuit avec son enfant mort dans les bras. 

Quand est-ce qu'elle va me rendre mon livre ? Impossible aujourd'hui de m'en rappeler le titre.

Mais le tout début, c'est Fauvette et sa maison et son papa et sa maman et aussi un petit frère, pas très gentil, qui se roule toujours sur le sol, c'est joli ce mot sol, mais c'est quoi le sol ? je n'ai pas demandé, j'aimais bien aussi deviner... j'ai eu du mal avec le sol, mais j'ai beaucoup rêvé... chez nous on disait le terri ou le parterre... C'était quel âge déjà ? cinq ou six ans, le CP. Ma première lecture, l'histoire de cette petite fille sage et active, pauvre et honnête, qui habite une chaumière. Je sais ce que c'est une chaumière, ça a un sol, c'est très propre, avec beaucoup de soleil et des fleurs qui grimpent sur la fa..ça..de. Quand Fauvette rentre de l'école en chantant gaiement, ses parents ne sont jamais là, je sais pas où isont, alors elle prépare tout ce qu'il faut pour eux. Lire c'est vraiment simple quand ça met le monde en ordre. Lire c'est vraiment le bonheur, quand on se perd tout le temps, dans les mots. Mais n'empêche, je les connais par coeur. J'en écrirai des histoires avec ces mots-là ! 

Quelque chose se superpose avec obstination à cette image, c'est une énorme armoire ouverte une fin d'après-midi. Je suis debout devant, un cahier bleu à la main et je note soigneusement le nom de l'élève en face du titre du livre emprunté à la grande armoire qui ne s'ouvre que le samedi après-midi. 

Les livres sont bleus, couverts, une étiquette manuscrite, en haut à droite, opaques, avec des secrets à l'intérieur, mais jamais un nom d'auteur, des objets précieux, il faut essuyer la table avant de les y poser. C'est la bibliothèque verte, quand on lève le papier à couvrir, c'est encore bien plus beau, il y a des bandes dorées sur la couverture. L'heure de la bibliothèque à l'école primaire est une merveille, c'est calme, on choisit ce qu'on veut, enfin des fois, parce que des livres il n'y en a pas des tonnes et la maîtresse intervient, et on s'en retourne à sa place avec l'autorisation de lire, En Famille, Sans Famille, ou Le Petit Chose. On rapportera samedi prochain. Quelquefois, ça laisse la temps à maman de lire aussi.

Après... après, je suis entrée par effraction dans la vie.

Arlette LEROY