La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°54  juin 1996

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PHILOSOPHIE EN MATERNELLE

Cinquième d'une rubrique de présentations d'auteurs, d'ouvrages, de thèmes ou de collections et comme les précédents (*), ce texte de Marcelle Saporiti se propose d'aider les médiateurs du livre de jeunesse à organiser les rencontres des enfants, fussent-ils très jeunes, avec les livres de telle sorte que " chacune de leur expérience s's'intègre à l'expérience précédente" et que "ce qui se construit entre les textes rende possible la lecture littéraire". 

(*) Le fantastique à travers 4 livres de Chris van Allsburg (A.L. n°49) Un écrivain : Roald Dahl (n°50) Michel Tournier (n°51) Le club des cinq (n°52). 

 
To be or not to be ? Etre ou ne pas être ? Qui suis-je ? Suis-je ce que je suis ? Ensemble des spéculations qui touchent à la condition et à la destinée humaines, la philosophie a toutes les raisons de se cacher aussi dans quelques albums de littérature jeunesse. Qui l'eût cru ? Personne, naturellement et pourtant !...
 
 
LES THEMES
 

Personnages principaux de 5 albums :

- Pourquoi pas moi ? Ken Brown. Gallimard 1990.
- Le chien qui voulait être chat. Philippe Corentin. Ecole des loisirs 1989.
- Loulou. Grégoire Solotareff. Ecole des loisirs 1989.
- Qui est la bête. Keith Baker. Ecole des loisirs 1991.
- Marcel la Mauviette. Anthony Browne. Ecole des loisirs. 1992.

Marcel, le chien Routoutou, la Bête, l'autruche, Loulou sont en recherche de leur moi, en quête de leur identité. Leur personnalité fragile, mal acceptée, a besoin du monde pour s'affirmer et d'une image de soi pour se construire.

Le chien Routoutou, chien de chasse, se connaît bien mais sa condition lui pèse et il désire changer d'identité. Que devenir ? lapin et cochon finissent par être mangés. Et chat ? " Ah ! Chat, ça c'est pas mal, ça ne fait rien un chat et de plus je n'en ai jamais vu dans un ragoût ". Mais toutes les places de chat sont déjà prises, bien sûr !

Alors, plutôt que de rester chien de chasse, Routoutou se peint en rouge et s'installe dans un bocal. Est-il plus heureux qu'avant ? Son air affligé en ferait douter.

Marcel, mi-homme, mi-singe, est bien conscient de ses handicaps : gentil, trop gentil, petit, malingre, il subit le monde sans être capable de se défendre. Il déteste son surnom "la Mauviette", son principal credo est : "Oh ! Pardon !". Alléché par une publicité, Marcel entreprend un régime hyper calorique à base de bananes. À force de footing, aérobic, boxe, musculation intensive, haltérophilie, il devient " fort... plus fort... encore plus fort... VRAIMENT TRES FORT ". Marcel peut enfin sortir, sauver Mimi des attaques des gorilles de banlieue mais, oubliant les règles élémentaires de sécurité, heurte violemment... un lampadaire : "Oh ! Pardon !" revient spontanément. Se refait-on jamais totalement ?

Comme Marcel la Mauviette et Routoutou le chien, l'autruche ne se satisfait pas de son sort : elle ne peut voler. Décidée, astucieuse, après une introspection lucide, elle va inventer des machines pour allonger ses ailes. Déterminée, elle s'essaiera vaillamment à voler... Elle commet quelques erreurs qui auraient pu être irrémédiables mais les attributs (longues pattes, long cou) qu'elle refusait et les animaux, ses amis, vont bien l'aider.

Il arrive aussi que la conscience que l'on a de soi, soit troublée par le regard de l'autre. Un loup ne peut être que méchant alors Loulou, gentil loup, peut-il être l'ami de Tom le lapin ? Pour conforter l'image de soi, Loulou se met en quête de ses pairs qui, peu perspicaces, le prennent pour un lapin. Loup ? Lapin ? Sur quelques-unes des illustrations, longues oreilles, longues pattes et longues moustaches ont bien des ressemblances.

Peu importe de savoir qui l'on est. Seule compte l'amitié qui réunit Tom et Loulou.

Encore plus de complexité dans l'album de Keith Baker. " Qui est la bête ? " questionnent chacun à son tour, le singe, l'abeille, la grenouille, le serpent, le poisson qui ne perçoivent qu'un élément de la Bête. Qui est la bête que tous les animaux fuient ?

" Se pourrait-il que ce soit moi ? " philosophe le tigre - celui que les autres appellent la Bête. Il se penche sur l'eau mais ne voit que lui, "pas de bête". Il part donc à la rencontre des autres et va découvrir peu à peu son identité de tigre à " la queue préhensible comme le singe, aux rayures jaunes et noires comme l'abeille, aux pattes puissantes comme la grenouille, avec le regard vert du serpent et les moustaches du poisson. "
Ni tout à fait un autre, ni tout à fait pareil !
Comme il est difficile de trouver son identité.
 
 

LES AUTEURS S'EXPRIMENT

Qui est la bête ? Pourquoi pas moi ? deux titres en forme d'interrogation. Sur les deux couvertures, le personnage qui s'interroge n'est que partiellement représenté. Seule la tête apparaît, tête pensante, regard morne.

Marcel et Loulou sont intégralement dessinés ; l'un marche, l'autre court. On pourrait croire qu'ils sont seuls ; non, ils sont suivis, accompagnés par leur ombre. Pour chacun d'eux, seul l'oeil droit est visible, oeil attentif, inquiet qui prend à parti le lecteur et à travers lui, le monde.

La couverture de l'ouvrage Le chien qui voulait être chat est sans ambiguïté. Anéanti, affolé dans un large fauteuil, le chien est le reflet de toute la tristesse du monde. Dès la lecture du titre, la non-acceptation de l'identité est affichée ; le choix de l'imparfait exprime l'échec de la tentative. Le chien n'est pas devenu chat, il voulait le devenir ; on sait qu'il ne sera pas chat mais que sera-t-il ?.

Avec Philippe Corentin, l'humour est toujours présent et la fin totalement inattendue.

Philosopher, c'est s'interroger et interroger le monde. L'interrogation est présente dans tous les textes, souvent insistante pour faire émerger les préoccupations de nos héros : " Se pourrait-il que ce soit moi la bête ? Serais-tu par hasard un lapin ? Que veux-tu faire ? Bon, mais alors quoi faire ? Dis moineau, pourquoi est-ce que je ne peux pas voler ? Alors pourquoi pas moi ? Vous n'avez pas vu Routoutou ? "

Dans deux ouvrages, l'auteur illustrateur a pris plaisir à jouer avec les mots et les images pour souligner l'ambiguïté des héros. Quand Marcel " craint d'écraser les petits insectes ", l'illustrateur le montre face à un individu de très grande taille. Quand, fier d'être devenu ce qu'il rêvait d'être, il se pavane devant la glace, l'image côtoie une photographie de l'ancien Marcel, dans un cadre. Quand il est devenu un héros - large sourire et allure décidée - il percute un lampadaire.

À chaque fois que l'autruche se retrouve dans des situations catastrophiques affirmées par les dessins et les mots : " inquiétant bruit sourd, vacarme épouvantable, quel échec ! - vol désastreux - toute empêtrée dans les branches -, elle piqua la tête la première dans le sable mou " le moineau annonce : " ce n'est pas si grave ! "

Nous avons déjà parlé de l'humour de Philippe Corentin. Celui de Solotareff est dans la naïveté apparente des deux personnages, leur simplicité, leur franchise : " s'il est mort, c'est simple, il faut l'enterrer. Je vais t'aider. " Il est aussi dans des illustrations tellement porteuses d'imagination : les oreilles des lapins et des loups à l'horizon... de très gros plans alternant avec des plans plus lointains.

Keith Baker, auteur illustrateur (Qui est la bête ?) est parvenu à une parfaite adéquation entre l'image et le texte. Un choix de langue affirmé, raffiné en forme d'octosyllabes rimant souligne la finesse de la réflexion menée.

Chaque vers (un par page) prononcé par un personnage annexe décrit une partie de la Bête et permet de faire des hypothèses sur celui qui apparaîtra à la page suivante. Chaque double page de cet album, format italien, par sa richesse et sa diversité, conduit l'enfant lecteur à rechercher des indices essentiels.

Au milieu de l'album, le narrateur change. La bête prend la parole, s'adresse à chacun des personnages qui l'avait interpellée dans la première partie. À la fin, le tigre a trouvé son identité : il est une bête comme les autres.

Quelle influence de tels ouvrages peuvent-ils avoir sur les enfants lecteurs ?

Chacun des héros se sort plutôt bien de l'introspection qu'il a menée... Les fins sont plutôt positives...

Dans tous les cas, le personnage central a reçu une aide : aide d'un sage (le moineau pour l'autruche, le lapin Grandoreille pour Routoutou, Tom pour Loulou) ; aides des autres, coup de pouce du hasard.

Sa quête d'identité ne le conduit pas à rester inactif ; bien au contraire, il part à la rencontre des autres et du monde, il mobilise une énergie importante.

Au cours des expériences menées, les "autres" ne sont jamais méchants, aucune mésaventure grave ne vient perturber le cheminement physique et mental.

On pourra rapprocher de ces cinq ouvrages tous ceux - ils sont nombreux - qui abordent les problèmes de la différence, les livres qui aident à grandir et parlent d'apprentissage et des relations humaines.

Si "un problème demeure philosophique aussi longtemps qu'en n'a pas pu lui donner une solution universellement démontrable", nul doute que la philosophie trouvera une place dans la littérature jeunesse.
 
 

Marcelle SAPORITI.
 
 
 
 
 

Il nous paraît intéressant de signaler deux ouvrages qui posent également le problème de la condition humaine.

- Le petit humain. Alain Serres. Folio Cadet bleu, Gallimard, dans lequel un humain se retrouve à l'école des animaux sauvages, objet d'observation et prétexte à toutes les critiques.
- L'homme de la fosse aux ours. Jorg Müller, Jorg Steiner, Pastel, dans lequel la condition et les attitudes des ours prisonniers dans la fosse et celle de l'homme qui s'intéresse à leur sort, sont étrangement proches.