Les actes de lecture n°54 juin 1996
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DU COTÉ DE L'ÉCRITURE
EXPERTE
Pour des hypothèses pédagogiques |
Nous avons demandé à quatre écrivains d'utiliser Genèse
du texte pour produire un texte depuis la première angoisse
face à la page blanche jusqu'à ce moment de presse, de fatigue
ou de mort par lequel il est abandonné dans ce qui s'appelle alors
son état final.
Le premier à se lancer dans l'aventure de
l'écriture en direct fut François Salvaing, lauréat
du prix Médicis, auteur de 8 romans et notamment de La Nuda
chez Julliard en 94 et de Misayre! Misayre! chez Gallimard en 1989.
À une année d'intervalle, il a produit un article pour un hebdomadaire
puis une assez longue nouvelle autour d'une photo de Salgado prise dans
des mines d'or au Brésil. Olivier Lécrivain, auteur
de cinq livres pour la jeunesse (Blues pour Marco en 88 chez Casterman,
Les voleurs de secrets chez Rageot en 1991) a composé un essai
où il explore cette situation ambiguë d'écrire en sachant
que ce qui sera finalement regardé, c'est moins l'écrit que
l'écriture. Pef, dessinateur et auteur d'albums célèbres
(66 ouvrages publiés) a voulu fuir ce regard extérieur en
se lançant dans une étrange course sous forme de nouvelle.
Enfin Régine Detambel (13 livres parus dont L'amputation
chez Julliard en 89) a produit un livre entier qui est paru en 95 chez
Calmann-Lévy sous le titre Album.
Nous partons donc d'un corpus de cinq genèses écrites par quatre auteurs experts. Quatre textes sont des textes littéraires (nouvelles), le cinquième est un article d'opinion. Ces cinq textes sont produits par des praticiens qui font socialement métier d'écrire. Quatre des textes ont été écrits en vue de publication. Cela permet de cerner ce que l'on entend par expertise : il ne s'agit pas, dans un premier temps, de se prononcer sur la qualité littéraire des textes, mais d'analyser quantitativement les processus d'écriture de la part de praticiens pour lesquels l'écriture est objet d'échange social tant du point de vue de la valeur d'échange (salaire) que du point de vue de la valeur d'usage (publication). Une question subsiste néanmoins : qu'attendre, pour travailler sur des écritures d'enfants de ce détour par des écritures d'adultes et, qui plus est, experts? Dans l'Introduction à la critique de
l'économie politique Marx écrit : "l'anatomie de l'homme
est la clé de l'anatomie du singe". Il indique par là
que l'analyse des processus à l'œuvre dans les formes développées
révèlent les sens des formes antérieures ou des formes
en cours de développement. Cela signifie que pour comprendre ce
que produit un apprenti dans une activité, il est souvent utile
de se reporter à l'analyse de l'activité menée par
un travailleur expert. Ainsi découvrir et analyser les processus
d'écriture de scripteurs experts devrait permettre de mettre en
lumière par quelles pratiques pédagogiques il est possible
d'accompagner les apprentissages de l'écriture auprès des
élèves.
Nous partons de l'hypothèse que l'analyse qualitative ne peut prendre corps qu'à un certain degré de développement quantitatif du processus de production d'écrit. Cette hypothèse est particulièrement importante quant aux implications pédagogiques qu'elle entraîne dans l'élaboration de processus d'apprentissage de l'écrit. On sait que la tradition pédagogique à l'égard des apprentissages de l'écriture distingue mal entre le qualitatif et le quantitatif. La successivité des apprentissages du système scolaire conduit fréquemment à faire prévaloir la maîtrise quantitative de la grapho-motricité (moyenne et grande section de maternelle, C.P.), puis la maîtrise quantitative de la syntaxe et de l'orthographe (C.P., C.E.l) pour ensuite passer à une évaluation d'écrits achevés qui distingue mal entre les modalités quantitatives (correction syntaxique et orthographique de la langue) et qualitatives (stylistique de la forme et du contenu : lourd, léger, richesse des idées, etc.) de l'écriture et de son processus (Cf. La maîtrise de la langue à l'école. CNDP. Paris 1992). Dans sa forme la plus élaborée, l'évaluation
a trouvé un modèle dans la grille proposée par le
groupe EVA de l'INRP : on analyse le texte de quatre points de vue sur
l'axe des ordonnées : pragmatique, sémantique, morpho-syntaxique,
aspects matériels, et de trois points de vue sur l'axe de l'abscisse
: texte dans son ensemble, relation entre phrases, phrase. Toutes les dimensions
du texte sont prises en compte dans l'unité de son achèvement.
Cela permet d'éviter le découpage arbitraire des différents
aspects et surtout impose la vision totale du texte sans entrer dans une
successivité des apprentissages entre le quantitatif et le qualitatif.
. l'auteur tient-il compte de la situation ? (qui parle ou est censé parlé ? à qui ?pour quoi faire ?)À chacun de ces items, on peut répondre du point de vue quantitatif et qualitatif, par le croisement avec les autres items, sur le texte achevé. Mais rien ne dit comment le texte dans son processus de production a pu se modifier pour tenir de plus en plus compte de la situation, voire modifier la situation pensée au départ de l'écritÿ; de la même façon, le type d'écrit ne peut-il s'adapter au fur et à mesure que l'acte d'écrire modifie la pensée qui en était à l'origine et, réciproquement, comment la contrainte du type d'écrit impose des modifications de formes qui transforment en acte la pensée?L'effet recherché lui-même ne se modifie-t-il pas dans l'acte de production et le temps qu'il suppose : par exemple, la volonté de convaincre peut se transformer dans le cours de l'acte d'écriture en volonté humoristique où se découvre la pertinence de l'ironie comme modalité rhétorique qui n'est plus ni humour ("faire rire") ni art de "convaincre" (par pur discours argumentatif). Il apparaît que la pertinence de la grille d'évaluation EVA porte, d'une part, sur le texte achevé mais, d'autre part, implique un type d'écriture dont le modèle scolaire s'empêche d'interroger l'activité d'écriture elle-même. En effet, cette grille présuppose que l'acte d'écrire se forme en deux temps : l'élaboration de la pensée qui s'inscrit dans une forme "plan" et son exécution qui s'inscrit dans la structure "énonciation écrite". Tout au contraire, notre hypothèse est que l'acte "d'énonciation écrite" remodèle dans le temps la pensée préalable. Dans cette direction de recherche, ce qu'il conviendrait de mettre en lumière, c'est la dialectique (la logique des contradictions) de l'activité d'écriture dans laquelle l'acte de pensée (plan) se transforme dans l'acte d'énonciation écrite et où l'acte d'énonciation écrite produit de la pensée nouvelle qui elle-même appelle des nouvelles mises en plan. Ce qui nous intéresse ici pédagogiquement, c'est ce qu'apporte le processus d'écriture en acte dans l'élaboration de la pensée, ce qui est irréductible dans l'écrit à une pensée formulée dans l'oral (Cf. J. Goody) et les structures pédagogiques par lesquelles l'enseignant/formateur peut permettre à l'apprenti de s'approprier, en la découvrant, cette irréductibilité : qu'est-ce qui peut permettre à un sujet d'avoir le besoin social de dire par écrit? Carte d'identité des textes
Ces données quantitatives brutes sont pour l'essentiel livrées telles quelles par le logiciel dans le menu "Analyse" (Sessions, Indices, Historique). Il n'apparaît ici rien de qualitatif quant aux textes, seuls le temps et la quantité de travail produit sont pris en compte. Avant même d'entrer dans une analyse détaillée des paramètres et de leurs rapports, ces chiffres donnent une vision globale de ce qui différencie et de ce qui rapproche des processus de production. Il s'agit bien d'une évaluation au sens propre, c'est-à-dire au sens économique du terme dans la mesure où la valeur d'échange d'une marchandise est calculée par le temps de travail socialement nécessaire à sa production. L'intitulé des variables (en colonne) est assez clair. Il s'agit dans l'ordre : . du temps d'écriture cumulé . du nombre de séances d'écriture . du nombre de jours sur lesquels se répartissent ces séances où le texte est ainsi remis sur le métier . de la vitesse d'écriture calculée en nombre moyen de mots à l'heure qui ont été manipulés, c'est-à-dire écrits, effacés, remplacés ou déplacés . du temps moyen d'attente qui précède l'écriture d'un mot. Comme il ne s'agit pas de l'écriture des lettres à l'intérieur des mots, cette attente élimine notablement la familiarité avec la frappe au clavier . de l'écart-type de ce temps d'attente moyen, c'est-à-dire la dispersion autour de la moyenne des temps d'attente. Plus ce nombre est faible et plus la durée des attentes est régulièreÿ; plus il est élevé et plus la valeur moyenne est une moyenne entre des attentes de durée très inégale . du nombre des mots qui ont été posés sur la feuille, essayés dans le texte à un moment où à un autre, que ces mots aient été retirés ou qu'ils soient finalement restés . du % de ces mots posés qui finalement seront retirés en cours d'écriture, des mots qui sont venus, qui ont été nécessaires pour penser mais dont on n'a plus besoin après; c'est donc le rapport entre le nombre de mots supprimés et le nombre de mots ajoutés. Cette proportion est différente de celle donnée par le logiciel qui, lui, calcule la proportion de suppression par rapport à l'ensemble des opérations . de la taille du texte achevé
On peut aisément, à partir de ces données fournies, construire trois autres informations pour rendre les résultats plus lisibles (mais qui ne sont que des reformulations arithmétiques) : . le nombre de mots qu'il a fallu écrire pour qu'il en reste un. C'est le quotient du nombre d'ajouts par la taille du texte. On voit dans le tableau ci-dessous qu'il est assez constant (entre 1.18 et 1.46) pour 4 textes sur 5 et nettement supérieur pour le premier, ce qui laisse supposer que l'aventure de l'écriture a été ici plus mouvementée . le temps d'écriture pour un mot restant. C'est ici le quotient du temps par la taille. . la vitesse d'écriture. C'est l'inverse
de l'information précédente : le nombre de mots restants
par heure d'écriture.
On ne peut manquer d'être
étonné par la lenteur du processus d'écriture chez
des experts. Si l'on excepte le texte 3 avec ces 460 mots à l'heure
(à rapprocher malgré tou ur les 556 textes de débutants
que nous analyserons dans le second tomeÿdu rapportÿ! Surprenant,
non?Il y a pourtant peu de situations où l'on va moins vite quand
on sait bien faire les choses... En écriture, oui. De même
pour les ratures et les suppressions : presque 35 % en moyenne chez les
experts, seulement 20 % chez les débutants. Se tromperait-on moins
lorsqu'on ne sait pas faire ? Là réside un des intérêts
de ce regard porté sur des écritures professionnelles : discerner
quelques pistes qui permettent d'interroger la situation scolaire de production
de texte....
Malgré la diversité des durées d'écriture, diversité qu'il conviendra d'analyser et de mettre en rapport avec les différents paramètres quantitatifs, on peut constater qu'aucun de ces écrits n'est produit dans l'espace d'une journée et, encore moins d'une seule traite. Les textes 1 et 5 écrits sur 2 ou 3 jours le doivent, à notre avis, à une contrainte involontaire que nous avions imposée à leur auteur d'avoir terminé avant l'ouverture d'un salon du livre de jeunesse où ils devaient rencontrer des enfants autour de leur texte... Mais le texte 3 qui correspond davantage à une production professionnelle - l'auteur doit rendre une chronique hebdomadaire - montre bien une planification du chantier d'écriture dans lequel il semble, même si au total la durée d'écriture est courte et si la technique est bien rôdée, important de revenir souvent sur le texte avec des yeux neufs chaque jour... Quant aux deux textes sans échéance autre que d'arrêter lorsqu'on est satisfait, la période de production est longue, presque un mois pour le quatrième texte et 15 jours pour le second en y revenant deux fois par jour. Il ne s'agit pas d'un chantier qu'on aurait oublié mais d'une forme normale de production... ... Cette double dimension du temps d'écriture (temps réel nécessaire à la production de l'écrit définitif, étalement dans la durée) doit être mis en rapport avec le nombre de sessions d'écriture (temps compris entre chaque ouverture et fermeture du texte). Ainsi nous rencontrons au moins trois types de répartition dans le temps : . soit le processus d'écriture s'étend sur de nombreuses journées mais avec plusieurs jours d'interruption, certaines journées de travail donnant lieu à plusieurs sessions. . soit le travail s'établit dans une régularité de la durée (jour après jour) mais connaît aussi des variations journalières par rapport au nombre de sessions. . soit le travail est condensé dans la durée (2 à 3 jours) mais les interruptions de sessions en sessions n'en sont pas moins nombreuses (textes nø1 et nø5). Ce qui est en jeu, c'est la transformation interne qui s'effectue dans l'acte individuel par rapport à un ensemble de déterminations externes, moteur de l'activité... Si le travail du didacticien est bien d'étudier le "savoir savant" pour observer les conditions de sa transposition dans l'acte d'enseigner, on voit bien que cette interrogation du processus d'écriture chez l'expert est essentielle : quelle relation convient-il d'établir entre les paramètres de la situation d'apprentissage et ceux de l'exercice expert ? (Nous nous limiterons dans cet article à
ces quelques exemples de l'étude quantitative du processus d'écriture,
renvoyant nos lecteurs intéressés au chapitre 4 du rapport
de recherche (disponible à l'AFL) dans lequel sont étudiés
bien d'autres aspects de la genèse des textes de 4 écrivains
(la session de départ... l'enfilade des sessions... les ajouts et
suppressions session par session... les temps d'attente... pour ne citer
que les plus importants).
Nous nous proposions dans ce chapitre de regarder
quelques écritures expertes dans la perspective d'une approche quantitative
du processus de leur production. Il est temps, pour conclure, de recenser
les indices que nous avons pris en compte chemin faisant. Nous le ferons
à partir du graphique des deux premiers axes d'une analyse en composantes
principales car, malgré le très faible effectif, on observe
une structure assez intéressante.
- Pôle 1 : la productivité est, rappelons-le, le rapport entre le nombre de mots restants pour une heure de travail et le nombre de mots manipulés dans le même temps, c'est donc le rapport vitesse sur activité. Plus la vitesse est élevée et/ou plus l'activité est faible, plus élevée sera la productivité. Il est donc normal de retrouver la vitesse dans ce pôle; et, d'une certaine manière, les empans puisque c'est la quantité d'écrit qui vient sans attendre. À ce pôle se trouve nettement associé le texte 3, ce qui n'est pas étonnant si on se souvient que c'est le texte qui correspond le plus à une commande professionnelle répétitive, une chronique par semaine qu'il faut livrer sans y consacrer plus de temps qu'il n'en faut. On a confirmation de cette hypothèse dans le fait que le texte 2 qui est du même auteur mais dans une production de nouvelle est l'archétype d'un autre pôle. Enfin le texte 5 appartient de plus loin à ce premier pôle, sans doute du fait de la longueur de ses empans et d'une certaine rapidité d'écriture sur lesquelles nous reviendrons dans la section suivante. - Pôle 2 : l'activité est le nombre de mots manipulés en une heure, que ces mots soient ajoutés, supprimés, remplacés. C'est une sorte d'activisme par opposition à l'attentisme du troisième pôle. Cette activité, c'est celle de l'écrivain qui pense avec de l'écrit et qui a besoin d'écrire pour exercer sa "raison graphique". Il lui faut manipuler de l'écrit et c'est à partir de là que "ça vient". C'est donc du côté de cette activité graphique qu'on trouve le texte 2, du même auteur que le texte 3 mais dans une situation de production différente, ainsi que le texte 1, mais moins bien représenté. Cette fièvre d'écriture se manifeste par le nombre de mots ajoutés et de mots supprimés, ainsi que par le nombre de sessions. Cette activité est par ailleurs assez productive puisqu'on retrouve dans ce pôle la longueur du texte final et le rapport mots écrits/mots restants - Pôle 3 : l'attente constitue le troisième pôleÿ; c'est la durée moyenne d'une pause entre deux mots. À l'inverse du pôle précédent, l'activité de pensée ne se produit pas par la manipulation de l'écrit mais dans des temps très longs de réflexion sans écriture, temps long entre deux mots mais aussi très grande inégalité de ces temps comme si cette écriture sans usage de l'écrit nécessitait un travail abstrait beaucoup plus difficile donc gros consommateur de temps. D'où, dans ce pôle, le temps par mot restant et l'écart-type des attentes ainsi que l'indice de variation de ces attentes. Le texte 4 est exemplaire de cette manière de faire. On constate que le temps et le % de suppressions
(sur lequel nous avons tant insisté) n'appartiennent à aucun
pôle. Ce sont pourtant ces 2 indices qui organisent le premier facteur
en s'opposant au "productivisme" du premier pôle. De la sorte, ces
indices caractérisent aussi bien les pôles 2 et 3, lesquels
sont néanmoins bien différenciés par le second facteur
qui oppose "l'activisme graphique" à "l'attentisme". D'une autre
manière, donc, l'analyse statistique vient renforcer nos descriptions
précédentes en faisant bien apparaître la cohérence
des processus de production experte que nous avons analysées.
L'approche de l'activité d'écriture à laquelle nous a conduit l'étude des processus d'écriture d'écrivains experts impliquerait-elle du point de vue pédagogique qu'aucun modèle technique extérieur à l'activité même de l'apprenant ne puisse être constitué? Est-ce à dire qu'il n'y aurait aucune pédagogie de l'écriture? Tout au contraire. En tout premier lieu, la distinction que nous avons pu établir entre analyse génétique du texte achevé et analyse de processus de production d'écrit nous semble ouvrir la voie à une approche nouvelle de la pédagogie de l'écriture. Si l'attention apportée aux brouillons d'écolier (Cf. C. Fabre) s'inscrit dans cette perspective, la prise en compte en temps réel de l'ensemble des opérations constitutives d'un texte, comme le permet le logiciel Genèse du texte peut conduire à une véritable réorganisation pédagogique de cette approche. En effet, ce que les brouillons dans leur caractère manuscrits définitifs ne peuvent permettre de connaître, c'est le temps de travail réel nécessaire à l'apprenti pour élaborer son texte. On sait pourtant à quelle démobilisation des élèves peut conduire la sanction d'une note sans proportion avec le temps de travail passé, ou que l'on a cru passé. Ici, il s'agit bien de confronter l'apprenti à la façon dont il s'y pris pour mener à bien son travail, le temps réel qu'il a pris, les moyens qu'il s'est donné pour parvenir à ses fins, comment les fins ont pu se transformer dans le développement des actions concrètes, voire comment les fins, en se transformant, ont transformé l'intention préalable au texte. L'apprenti est alors invité à une activité reflexive sur son travail qui lui permet d'évaluer sa propre activité. L'enseignant est non moins confronté à une reflexivité sur les conditions de mise en écriture des apprenants. Comme nous l'avons vu, le temps nécessaire à la production textuelle est un temps long et non linéaire. La possibilité donnée par le logiciel de suivre pas à pas le processus d'écriture permet non seulement de modifier l'appréciation portée sur l'écrit de l'apprenti, mais aussi d'évaluer le caractère de faisabilité du travail proposé dans le temps imparti. En effet comment attendre une production de texte adéquate si le temps de travail est lui-même inadéquat? Dès lors, du côté de la pratique des pédagogues, ce qui est en question c'est de restaurer le sens du pédagogique, en soumettant la technicité didactique aux finalités pédagogiques que l'on se donne. Comme l'indique Leontiev, "il apparaît très clairement que les buts ne s'inventent pas, que le sujet ne se les assigne pas de façon arbitraire". De ce point de vue, le logiciel peut permettre d'évaluer de façon concrète le niveau d'appropriation (d'approbation) des buts par l'apprenti par rapport à l'objet d'un travail dont souvent il n'est pas maître : le sujet d'une rédaction, l'analyse d'un texte, quoique non arbitraires pour l'enseignant, peuvent parfaitement rester étrangers au sujet apprenant. Le travail sur le processus d'écriture devrait permettre d'observer si les difficultés sont d'ordre technique ou sont de l'ordre du sens. Il est probable à cet égard que les deux aspects ne sont pas radicalement séparés, comme nous avons tenté de le faire apparaître à partir des concepts d'"action" et d'"opération" empruntés à Leontiev. Cependant le travail pédagogique consiste bien à sérier les difficultés, à en découvrir l'origine pour y remédier. L'élaboration d'une grille d'analyse de l'activité à l'oeuvre dans le processus, d'une grille d'évaluation des actes et des opérations à l'intérieur et à l'extérieur de l'activité et les lois de leur passage de l'un à l'autre, une typologie des processus de production pourraient être le complément nécessaire aux travaux menés sur la genèse et le résultat de l'écrit. Une tel outil d'analyse permettrait la transformation de la lecture des écrits achevés, voire de la lecture de tout écrit au sens où Ricardou oppose de façon dialectique "l'écriture de l'aventure" de "l'aventure de l'écriture". Cette grille pourrait se fonder sur les paramètres mis en avant par le logiciel que nous avons analysés, sous réserve de vérification des hypothèses formulées à partir des brouillons d'écrivains experts. La pédagogie de l'écriture y trouverait les moyens de soumettre la finalité génétique du texte (valeur d'usage, fonctionnalité sociale, structure typologique,...) à l'activité de l'apprenti scripteur, au temps de travail passé, aux actes et aux opérations produits, à la réflexivité sur le processus et à l'adéquation à ses fins en tenant compte de la pertinence du "travail inscrit" par l'apprenti scripteur. Selon la critique Bachelardiennne, il s'agit de finir de croire, en écriture comme dans les disciplines scientifiques, que "l'esprit commence comme une leçon". Selon la même critique, "le rationalisme enseigné devra se vérifier dans sa prise de structure, précisément comme une valeur, comme la valeur par laquelle on voit que comprendre est une émergence du savoir. Le professeur sera celui qui fait comprendre, - et dans la culture plus poussée où déjà le disciple a compris - celui qui fait mieux comprendre [...] Si venant de faire un calcul, je revois ce calcul pour voir si je me suis trompé, je me juge calculant, je me dédouble. En forçant un peu les personnages et en soulignant l'importance de l'instance pédagogique, je peux dire que je me dédouble en professeur et écolier." (G.Bachelard. Le rationalisme appliqué, Paris 1949, PUF) Plus encore pour l'écriture que pour la démarche scientifique, comprendre en écrivant ce qu'est le sens de l'activité d'écriture est émergence du savoir écrire qui se formule dans l'apprentissage même de l'écriture. Le territoire des buts de l'activité appartient totalement au champ du pédagogique. Célestin Freinet l'avait déjà perçu en instituant la correspondance scolaire, la pratique du journal ou le texte libre. Rendre nécessaire la dialogicité propre de l'écrit est le préalable à l'activité d'écriture. Ce travail sur les "buts", constitutif du "motif" de l'activité d'écriture, ne s'épuise jamais car il ne cesse de se renouveler dans le renouvellement des conditions socio-historiques qui le déterminent : "Si bien que ce qui est probablement en cause ici, c'est moins un intérêt général et indifférencié pour l'écrit (comme on pourrait l'observer professionnellement chez un libraire, un bibliothécaire, un documentaliste ou un professeur) qu'une intégration de l'écrit dans le champ de ce qui, par ailleurs, intéresse et préoccupe." (Jean Foucambert. L'enfant, le maître et la lecture, Paris, 1994, Nathan) Là se joue le premier fondement de la pédagogie de l'écriture dont l'enjeu est la distinction du vieux couple théorie/pratique : nous désignerons sous le concept de pratique la mise en parole de l'expérience humaine et sous le terme de théorie la mise en écriture de la pratique. Si personne ne méconnaît la pratique au sens où aucun individu humain, du petit enfant à l'adulte quelle que soit sa détermination sociale, n'ignore la nécessité dialogique de mettre en parole son expérience, tout autre est la théorie qui, soumise qu'elle est à l'idéologie dominante, interdit pour la grande majorité des individus la transformation de leur pratique dans la conscience dialogique de l'écrit. C'est à cet interdit que contribue, faute de se penser dans le pédagogique, certaines approches didactiques qui modélisent l'écrit en prétendant que toute pratique, toute expérience humaine parlée pourrait se conformer à une forme systématisée de mise en écriture. L'espace pédagogique par contre est vaste pour l'apprentissage de l'écriture quand il se fixe pour "but" les processus de théorisation de l'expérience par le sujet qui l'a vécue : aucune expérience humaine ne peut échapper à la nécessité dialogique de sa théorisation, car il s'agit là de la mise en projet de l'effectuation sociale de chaque individu. De là découlent les conditions pédagogico-techniques de l'activité d'écriture. En tout premier lieu le temps : quel sens peut-on attribuer à l'écriture, conçue comme théorisation de la pratique, quand on réduit cette activité à une opération dont le temps est prescrit comme pour toute opération? Prendre en compte la pratique de l'écriture comme transformation singulière de la conscience sociale, c'est aussi comme nous l'avons montré, travailler les mouvements contradictoires entre actions et opérations, entre langage intérieur/langage extériorisé oral/langage extériorisé écrit, entre langage intérieur de l'écrit/langage intérieur de l'oral. Mais là encore la fonction du pédagogue est moins technique que théoriqueÿ; elle suppose de sa part d'entrer dans la dialogicité contradictoire et conflictuelle de l'expérience humaine dont tout apprenant est porteur : "Pour une telle oeuvre, le sentiment altruiste est sans promesse pour nous, qui perçons à jour l'agressivité qui sous-tend l'action du philanthrope, de l'idéaliste, du pédagogue, voire du réformateur." (J. Lacan : Ecrits, Paris, 1966, Seuil). De ce point de vue la dimension politique, c'est-à-dire citoyenne de la pédagogie, devient centrale, surtout quand il s'agit d'apprentissage de la langue écrite. Ainsi que nous avons pu tenter de le dégager de l'analyse des textes d'experts, si chaque processus d'écriture rencontre des déterminations générales, on ne peut en ignorer la singularitéÿ; singularité liée à la transformation de la pensée dans le cours de l'activité d'écriture. Cette spécificité de l'acte de pensée dans l'écrit s'oppose en tout po . L'analyse des processus réduit cet écart en montrant que le travail de production de texte est souvent plus riche que le résultat auquel il aboutit. Par ailleurs, cette analyse met en évidence que toute écriture est toujours déjà réécriture à travers le retour dans le texte, le brouillonnement, l'appel aux références textuelles (bibliothèque) qui permet de penser de façon nouvelle ce que l'on croyait savoir. Désacraliser le travail de l'écrit, faire apparaître que ce travail est appropriation et découverte individuelle du sens de l'activité collective et sociale, enrichir par l'écriture de chacun l'activité et la conscience sociale dans son ensemble, tel est ce qui nous semble être au centre d'une pédagogie de l'écriture entendue comme réécriture sans cesse renouvelée. De ce point de vue, accéder au processus de production d'écriture et de réécriture, qu'il s'agisse d'experts ou d'apprentis, devrait permettre de sortir l'activité d'écriture du secret travail de cabinet, de mettre au plein jour l'alchimie d'une pensée du réel qui se découvre dans l'acte d'écrire et partant qui se rend maître du réel. "Ce que j'écrivais, comme je l'écrivais,
ce qu'on pouvait en déchiffrer, bon, tout cela sans doute... Mais
enfin quand j'y repense, il n'en reste pas moins que j'avais commencé
d'écrire, et cela pour fixer les "secrets" que j'aurais pu oublier.
Et même plus que pour les fixer, pour les susciter, pour provoquer
des secrets à écrire. Bien sûr, je ne me formulais
pas la chose tout à fait comme cela, et c'est bien plus tard que
je le compris, ce ne peut être que bien plus tard... mais alors en
tout cas je me persuadais que j'avais commencé de le comprendre
dès l'âge le plus tendre, si bien qu'aujourd'hui même
je le crois. Je crois qu'on pense à partir de ce qu'on écrit,
et pas le contraire. Tout au moins les gens de ma sorte, même s'il
en est d'autres qui font les additions ou les soustractions pour savoir
ce qu'ils vont être obligés de payer ou ce qu'ils pourront
demander en échange de leur travail. Moi, je fais des calculs que
pour voir surgir sur le papier des chiffres, des nombres inattendus, dont
le sens m'échappe, mais après quoi je rêve. " (Aragon
: Je n'ai jamais appris à écrire ou les incipit, Paris,
1969, Skira/Flammarion).
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Jacques Berchadsky
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