La revue de l'AFL
Les actes de lecture n°54 juin 1996 ___________________ |
ECRIVAINS EN RESIDENCE
Un récent "hors-série" de Télérama, s'intitulait La culture pour s'en sortir. On s'y efforçait de montrer par des témoignages et des reportages que la lutte contre "l'exclusion" et que la réduction de la "fracture sociale", si " elles sont bien évidemment affaires de droit au logement, au travail et à l'égalité des chances ", passent aussi par l'accès aux savoirs, le droit à l'expression sous toutes ses formes, la possibilité de démarches et d'activités artistiques et culturelles, si insolites et subversives soient-elles. Ainsi serait quelquefois, selon Télérama, " surmonté avec grâce le handicap de la misère et de l'immigration ". De là sans doute, dans le cadre d'une officielle "politique de la ville", et plus ou moins en marge des associations existantes, l'appel à des artistes, comédiens, hommes de théâtre pour qu'ils aident à la réalisation d'activités et de manifestations artistiques dans les banlieues. On se gardera ici de juger du pouvoir qu'ont eu ainsi certains spectacles, très médiatisés, de sortir "avec grâce" leurs participants, jeunes beurs, des difficultés dont ils souffrent ou si, comme le pense Armand Gatti, on leur a seulement permis " de profiter du système, pas d'apprendre à le penser puis à le dominer. " Des écrivains, à l'occasion d'actions en faveur de la lecture et de l'écriture, sont depuis longtemps sollicités pour animer des ateliers d'écriture dans des écoles, des quartiers, des entreprises. Sachant ce qu'on sait de la nature et de la fonction de l'écrit, du rôle des circuits courts de production d'écrit, en quoi l'expérience de ces professionnels de l'écriture qu'on qualifie alors d'"écrivains en résidence" contribue-t-elle à rapprocher des enfants et des adultes de l'écrit ? Et cette expérience qu'ils ont est-elle transmissible et comment ? Participe-t-elle à l'augmentation du nombre de lecteurs et à la qualité de leurs lectures à défaut d'en faire des adeptes de l'écriture ? Les deux textes qui suivent abordent ces questions de manière différente. Le premier est la transcription d'un court débat animé par Alain Bascoulergue sur la radio locale T.S.F. entre Jean Foucambert et l'écrivain François Salvaing (à qui l'on doit 7 romans dont Misayre, Misayre, prix 1990 du Livre Inter). Dans le second, Yvanne Chenouf présente et analyse le livre de François Bon C'était toute une vie, fruit d'une expérience d'écrivain en résidence.
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Jean Foucambert : Je souhaiterais qu'on arrive à mieux comprendre le rôle des écrivains en résidence. Dans la mise en oeuvre de politiques de lecture par des municipalités ou des départements, il est souvent fait appel aux écrivains en résidence. Pourquoi ? À quoi servent-ils ? De mon point de vue, m'intéressant à la lecture, la question qui est derrière, est celle de savoir à quoi sert l'écrit et à quoi sert d'écrire ? Ce qui peut nous intéresser dans le témoignage de quelqu'un qui a des pratiques d'écriture, d'un écrivain qui a été écrivain en résidence, c'est ce qu'il veut faire partager comme expérience ? François Salvaing : Les situations de résidence sont très diverses. J'en ai connu quelques-unes. Il y a d'abord des résidences qui sont en fait des bourses offertes à des écrivains pour venir simplement écrire leur livre. C'est ce qui se passe en Seine Saint Denis et dans le Val de Marne. C'est de l'aide à la création, du mécénat... la Villa Médicis ! Il y aussi, qui sont bien utiles aux écrivains pour leur assurer la "matérielle", des demandes qui consistent à demander à un écrivain, non pas d'écrire, mais de faire travailler dans des ateliers d'écriture des publics très divers (personnes âgées, enfants des écoles, employés dans des entreprises, habitants de quartiers...). L'écrivain est considéré comme un travailleur social, comme quelqu'un qui avec sa pratique et son savoir-faire, va aider des gens à mieux se situer dans la cité et dans leurs rapports avec les autres. Ce n'est pas ce que vous attendez de ce débat mais j'ai beaucoup de réserve sur cette demande de la société. On la voit parfois explicitée de façon nette : les écrivains seraient là pour aider à reconstituer le ciment social, le lien social. Je doute que là soit la fonction de la littérature et des écrivains. Alain Bascoulergue : Il y a une spécificité de l'écriture. Pour moi qui n'ait jamais écrit, ce qui n'est pas le cas de Jean Foucambert qui a écrit sur l'écriture, l'écriture est une alchimie, c'est un art fondamentalement individuel. Alors, que peut-on transmettre ? F. Salvaing : Il faut essayer de transmettre que l'écriture c'est de l'expression. C'est un engagement de soi vers soi. À l'occasion d'un reportage, un auditeur de France-Inter membre du jury littéraire du "Livre Inter" qui m'a dit : " Pour moi, les écrivains, ce sont des aveugles qui tâtonnent, qui trébuchent et au moment où ils trébuchent, ils m'éclairent. " Je trouve que cette phrase singulière est très juste et pour la lecture, et pour l'écriture. L'écriture est un tâtonnement qui entraîne éventuellement qu'on trébuche mais qui permet d'atteindre une lumière qu'on n'aurait pas atteinte sans elle. La phrase de Kafka, qu'on cite quelquefois, et que je trouve intéressante : " Un livre doit être la hache qui brise en nous la mer gelée " désigne à la fois ce qu'un livre doit être pour le lecteur, mais aussi ce qu'il engage pour celui qui écrit. Ecrire, c'est bel et bien, chercher cette hache qui brise en nous les mers gelées. Et dans le journal de Kafka - qui est un livre absolument inépuisable et si je ne réussis ce soir qu'à aider les gens à découvrir le journal de Kafka, j'en serais heureux - il y a cette autre phrase qui me paraît utile pour ce qu'on a à découvrir : " Je rentrai ensuite chez moi, déjà tout bouillonnant, incapable de tenir tête à aucune de mes idées, désordonné, fécondé, échevelé, enflé au milieu de mes meubles qui roulaient autour de moi, survolé par mes souffrances et mes soucis, emplissant le plus grand espace possible car j'étais très nerveux en dépit de mon volume. J'entrai dans la salle de conférence. " On voit bien ce qu'est l'écrivain avant l'écriture. Il est cet homme fécondé, désordonné, échevelé, qui - le Kafka qui a écrit cela - resterait seulement survolé par ses souffrances et ses soucis s'il n'était celui qui a cristallisé sa pensée en la fixant dans les mots que je viens de lire. Il perçoit l'être même qui était en train de souffrir, survolé, etc... J. Foucambert : J'entends bien cela et le trouve intéressant. Mais est-ce que cette expérience va être le fait de quelques individus écrivains et nous, lecteurs, n'en connaîtrons jamais que l'inverse, c'est-à-dire ce qu'ils ont brisé et révélé ou est-ce que - et c'est à la fois l'idée d'un éducateur et d'un démocrate - cette expérience est partageable ? Il est souhaitable qu'elle soit partagée par tout le monde et que d'artisans maniant l'écrit se dégagent quelques artistes. Pour le moment, les lecteurs rencontrent des écrivains sans avoir eux-mêmes l'expérience de l'écriture. En quoi l'augmentation du nombre de lecteurs et de la qualité des lectures passe par l'expérience en tant qu'artisan de cette écriture que vous décrivez ? F. Salvaing : Je ne suis pas certain que toute chose doive conduire à une autre, que l'écriture doive conduire à la lecture ou l'inverse... J. Foucambert : ... modifie au moins l'expérience de la lecture... F. Salvaing : Peut-être, mais on peut avoir besoin d'écrire sans que cela entraîne nécessairement à vouloir lire. Ce n'est pas mécanique et ce n'est pas, à mon avis, la fonction de l'écriture. On est frappé dans certains concours de nouvelles, par exemple, par le nombre de gens qui écrivent des nouvelles. À les lire on se rend compte que leurs auteurs ont peu lu de nouvelles. Le type de nouvelle qui fait modèle remonte à Maupassant ou à Tchekov et le 20ème siècle est ignoré par la plupart de ceux qui concourent. Mais pour revenir à Kafka, nous sommes tous avec des "mers gelées" en nous et ce n'est pas pour devenir écrivain que nous avons éventuellement besoin de les briser. C'est sans doute plus difficile, mais particulièrement nécessaire, pour ceux chez qui la mer est gelée à un grand point ou chez qui l'étendue de la glace emplit l'être. L'écriture est un des chemins, réellement très efficace, pour percevoir ce qu'on est, pour se situer par rapport aux autres. Rien qu'essayer de noter ce qu'on a fait dans une journée amène à réfléchir sur chacun des actes de la journée, sur chacune des personnes rencontrées, sur chacune des situations dans lesquelles on s'est trouvé. C'est donc un acte de réflexion et de socialisation à l'instant même où c'est un acte d'isolement. A. Bascoulergue : Jean Foucambert, qu'est-ce qui est essentiel à vos yeux ? Se doter de sa propre "hache", aux dimensions de son possible ou que chacun puisse accueillir les ouvrages de ceux qui se livrent au travail intense de l'écriture ? J. Foucambert : On simplifie beaucoup quand on parle... mais je suis sur l'idée que l'écrit est une machine à penser, à penser autrement... F. Salvaing : Plus que cela. Toute pensée qui n'est pas formulée est dépensée ! J. Foucambert : ... Quand elle est formulée à l'écrit, cette pensée est d'une autre nature, elle se construit différemment. Jack Goody parle de la "raison graphique" en évoquant une pensée spécifique, qui ne prétend pas être dominante mais qui est indispensable et qui est liée aux formes écrites du langage. On ne pense pas de la même manière selon qu'on est dans l'oral, comme nous sommes en ce moment, ou devant une feuille pour écrire sur le même sujet. Nous serions conduits à une pensée beaucoup plus abstraite et théorique. F. Salvaing : Convenons que la parole que nous sommes en train d'échanger est largement marquée par le fait que nous sommes des pratiquants de l'écriture et de la lecture. A. Bascoulergue : L'oralité a permis le développement de communautés ayant des liens sociaux extrêmement complexes et diversifiés sans passer par la médiation de l'écriture. Elles n'avaient pas, autant que je sache, une "pensée dépensée", une pensée en pure perte. F. Salvaing : L'oralité formule. Mais permet-elle des déplacements importants de la pensée ? N'a-t-elle pas contribué à une certaine immobilité ? Pour dépasser cette immobilité n'a-t-il pas fallu passer au stade de l'écriture ? Je n'ai pas de réponses scientifiques, j'ai juste des intuitions. J. Foucambert : Goody répond assez clairement lorsqu'il dit que la pensée devient objet de pensée et que les peuples qui n'ont pas d'écriture ont de la grammaire mais n'ont pas de grammairiens. Cette image forte indique bien que la construction théorique suppose toujours la notation. Il ne s'agit pas de hiérarchiser les opérations intellectuelles permises par l'un et l'autre langage mais de comprendre que la pensée théorique davantage tournée vers la construction de concepts, de systèmes, de visions et de représentations - travail que fait l'écrivain - n'est possible qu'à travers la permanence de l'écriture. Dire que l'écrit est une machine à penser, c'est seulement dire qu'il est une machine à penser la théorie. André Stil dit qu'" écrire c'est creuser l'exception jusqu'à la règle ", donc aller, au-delà de l'exception, à un mode de traitement de l'expérience. Vygotsky parle de l'écrit comme l'algèbre du langage qui permet de traiter de problèmes généraux en dépassant le conjoncturel. On peut considérer qu'aujourd'hui, on n'est pas très soucieux de doter tous les individus de cette possibilité d'une pensée théorique. F. Salvaing : Comment cette expérience
de l'écriture est-elle transmissible ? Les obstacles à cette
transmission tiennent à ce que beaucoup de gens sont écartés
de l'expression, pas seulement artistique, mais dans le cadre de vie (familial,
professionnel) où ils sont. Quand des gens sont dépossédés
de leur rapport au monde, ils sont en difficulté dans leur rapport
à l'art. C'est un des obstacles auxquels nous nous heurtons quand
nous essayons de convaincre d'écrire, comme cela m'est arrivé
dans des établissements scolaires ou avec des adultes. En même
temps, ce qui me frappe - et ce n'est pas forcément des écrivains
qui sont nécessaires mais des pédagogues, encore que des
écrivains peuvent être pédagogues... - c'est la nécessité
de convaincre qu'ils peuvent et qu'ils savent ce qu'ils ne savent pas.
Qu'ils savent faire ce qu'ils croient ne pas savoir faire... ou, en tout
cas, qu'ils sauront faire s'ils se mettent sur ce chemin qu'ils n'ont jamais
emprunté. Il faut donc un facteur déclenchant, qui peut être
une personne ou une situation. Quand on nous invite à venir en résidence,
on nous demande d'être ce facteur déclenchant de l'écriture
et ce n'est pas sans résultats.
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