Les actes de lecture n°54 juin 1996
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C'ETAIT TOUTE UNE VILLE Nous avions inséré dans une précédente revue (A.L. n°52, déc.95, p.26) un extrait de la critique que Pierre Lepape avait consacrée dans Le Monde du 6 octobre 1995 au dernier livre de François Bon (1), écrivain, écrivain en résidence même, dernièrement en Languedoc Roussillon. (2) La critique disait : " À ceux qui errent dans les ruines d'un monde démoli, l'expérience de l'écriture apprend les gestes du bâtir. " Ce qui démolit le monde, les gens, l'auteur en fait la reconstitution, en 140 pages une à une confrontées aux effets d'un mal social qui progresse sur la souffrance de ceux qui rêvent, sur les rêves de ceux qui souffrent. |
Fiction/Témoignage ? La souffrance est partout, étrangleuse de mots qui, (survie), sursautent, explosent, s'asphyxient, rechutent dans des phrases heurtées, emboîtées, s'avalant les unes les autres, sans finir ni vraiment commencer, reprises dans l'urgence par un auteur dont on ne saura jamais s'il témoigne, crie, dénonce ou desserre des existences qu'un monde étriqué a garrottées. Etriqué le monde, partout, tout le temps, dans tous les lieux d'une ville entonnoir. Etrangleuse de vies : " On est à Lodève, dans l'Hérault, sept mille habitants et cent vingt maisons à vendre. " Mais, en page de garde : " Ce livre est une fiction (...) Ni eux-mêmes (les personnages) ni les faits évoqués ne sauraient donc être exactement ramenés à des personnages et des événements existants ou ayant existé, aux lieux cités ou ailleurs, ni témoigner d'une réalité ou d'un jugement sur ces faits, ces personnes et ces lieux. " Tandis qu'en 4ème de couverture : " Ce
qui force à écrire, c'est que les mots qu'on a reçus
n'auront peut-être pas d'autre mémoire, et qu'ils vous hantent
: un dépôt trop lourd. De ces visages qu'on a connus, l'un
a disparu. Maintenant, c'est par cette mémoire d'une jeune morte
que toute la ville vous apparaît : ce qui se joue ici, dans la petite
ville, c'est bien plus qu'un fragment du monde, mais toutes ses tensions
rassemblées. "
Lecture/Ecriture Il appartient donc au lecteur de ramener ou non cette fiction à sa réalité, de se prononcer ou non sur la nécessité qu'un écrivain aille, une fois par semaine, deux ans durant, recueillir les mots des gens, entrer avec eux dans "leur zone de chocs". Il appartient au lecteur de ne lire que la fiction. Nous l'avons lue, nous l'avons appréciée
mais, considérant ce livre comme un butin que l'écrivain
ramène de sa participation à des actions culturelles, nous
nous interrogeons sur la place de ces professionnels dans les politiques
municipales de lecture et d'écriture que nous souhaitons développer.
Les ateliers peuvent-ils seulement reconstruire les villes intimes des
gens en marge de la ville réelle ? L'écriture, dans son rapport
à la cité, peut-elle juste camper dans le sensible, quand
une sourde convergence de mots et d'impressions contraint à des
états seconds, quand le monde intérieur se répète,
que le présent se dédouble, que le corps s'absente et que
les phrases claquent comme des battements de métronome, mesures
sèches d'un temps qui se déréalise ?
La vie/La mort C'était toute une vie débute
au cimetière des pauvres : " La terre ingrate et métallique
rejette des fragments d'os rougis comme la terre, tibias, bouts lisses
de crânes. (...) En marchant, par réflexe, les os, on les
évite. " La vie rejette elle aussi des gens qui, par réflexe,
s'évitent, revidant à l'occasion, le trop plein, dans leurs
textes : "... jai vue de mes yeux la soufrance des pauvres qui navait
que cette alternative pour ne plus penser ni au chomage ni cest Stage a
la con qui font Baiser le taux de chomeur (...) je ne laisserai pas faire
ceux qui ce graisse les poches sur nous. les crÉves la dalle. a
cest jolie lodeve. cest devenu pire qu'une poubelle de Malheureux qui vont
comme moi Bouffer des yaourts perimes. si tu pleure un secours si non tu
crÉve de faim et tu fait semblant davoir le sourire. pourquoi faut
il que les jeunes de toutes nationalites Brises les vitres. Reponces. frigo
vide la deche. " Et la drogue. " Et cette lucidité est un
vertige, parce qu'elle te redonne un instant ta pleine indépendance
en ce monde qui te heurte. "
La société/Le social En amont du mal de vivre, la civilisation, tireuse de ficelles, qui disloque les organisations sociales, cabosse les existences, trame d'autres destins : " La nationale a été déviée au-dessus de la ville, et l'a laissée dans son trou. Sept mille habitants, dans l'entonnoir, petite ville, toute petite (...) sur la route de Montpellier, la grande ville qui a tout mangé. " Et la ville avalée, s'oublie. Usines à drap, Moulinages, Mines..., l'amnésie : "... cette ville a une histoire dont le désastre qui en reste, les maisons sans toit et les pancartes "À vendre", témoigne peu. " L'amnésie grandit avec les camions qui finissent de manger le paysage quand " le travail n'est pas si difficile à concevoir qui transforme la montagne en dalles d'ornement. " L'amnésie menace enfin : " Comment en parallèle des campagnes, un monde s'était créé et qui s'est vidé d'un coup de sa substance. Mais cette substance-là accuse aussi les grandes villes, qui contiennent la misère la même misère et la même immobilité, mais mieux cachées. Et toute la complexité du monde, à portée de main et visible, de la même façon que le soir quand on marche dans les rues chaque fenêtre est une vie miniature. " Tout se rétrécit dangereusement :
" Ca a été longtemps une ville ouvrière, la gendarmerie
est bien trop grande pour les sept mille qui restent. Ici, on l'appelle
Versailles. " Et chaque fois, les mots trop grands eux aussi, pour
rire des choses ou dire l'inaccessible, l'aplatissement d'une ville à
son avenir enseveli : " Lodève, c'est ça. Tout à
sa place, et même si tu reviens à cinq mois de distance, les
mêmes vieux sur le banc du pont, la même tête sur le
vélo transportant ses deux pains sur le porte-bagages. (...) Lodève,
c'est comme ça, il n'y a rien besoin d'inventer, c'est les gens
et leur vie, et le rêve qui traîne sous l'écorce et
donne la force d'aller dans les rues vides. (...) invisible, un monde qui
grouille, et comme des dizaines de courants qui ne se rencontrent pas.
Sept mille, un petit rien, un village, mais imagine-les tous ensemble sur
la grande place (...) Imagine la liste de sept mille visages, chacun décrit
en trois lignes... "
Décrire/écrire ? Décrire les lieux, les visages, c'est l'aventure d'un écrivain et de quelques volontaires à la bibliothèque, seule base, avec le bistrot, où l'humain peut se déplier, reconquérir à mots crus, quelques bouts de territoires. Quelle place donne-t-on à l'écrivain, quel rôle endosse-t-il dans une telle agonie ? Avec qui ? Comment et pourquoi ? Le narrateur lui-même semble hésiter : " Je ne savais pas encore faire, je ne savais pas qu'à condition d'être extrêmement précis dans la demande qu'on a, et l'exigence de cette demande quant à ce qu'on peut en tirer pour soi-même, on peut dès la première séance les emmener au plus obscur de là où naît le langage, hors de toute convention et partage. C'est par elles et avec elles que j'ai appris, parce que cette zone obscure et violente, elles y allaient sans moi. Qu'on peut y aller au culot, prendre un mot et y entrer, si ce mot fait partie de la poignée des passeurs." Manipulations de mots, quêtes de sensations, correspondances lieux/lumières, lieux/corps, bruits/mots, arrêts sur images initiatrices de récits, arrêts sur souvenirs, les exercices se suivent pour que " des mots se saisissent de la ville et l'amènent au visible". Quand le mirage disparaît, la ville reprend-elle forme humaine ? Portraits, évocations rythmées d'univers refoulés qui, progressivement, envahissent le roman parce que " quel que soit l'abîme qu'on traverse, un autre monde est là qui tient sur ses pieds et où tout a la taille qu'on a soi-même en dedans." En dedans, quand tout est trop grand, trop noir et que " les mots les plus beaux parfois ne suffisent pas à inverser les rails d'une vie. " Alors les mots déraillent, libérant un langage boulimique, un discours hérissé de phrases fiévreuses, inconsolables. Que peuvent alors Nerval, Apollinaire, Rimbaud, Shakespeare, Michaux, une Japonaise du onzième siècle, Sei Shonagon, seuls vivants encore capables de dialoguer ? Le narrateur lui-même ou bien l'auteur, qu'importe, se tait de plus en plus : " c'est si fragile, on a si peu le droit d'être là ". Hébété, il va et vient dans la ville qu'il pénètre de chaque côté, qu'il escalade, qu'il éventre, recherchant dans la mémoire des choses, une place pour des extraits de vies qu'il sertit comme des " odes violentes ", tirant leurs mots silencieux " du tunnel où ils sont ". Oui, il construit, l'écrivain et même bien, solide même, et c'est même beau. Mais sa résidence, par l'offre d'écriture qu'elle ouvre béante, peut-elle faire autre chose que raviver les blessures de vie, comme on ravive une couleur ? Excités, les rêves brûlent alors les phrases, incandescentes ritournelles, vaines répétitions, toujours ramenées dans le récit, parce que l'écriture, c'est d'abord ça, un barrage contre l'oubli : " On est escamoté de la vie. " " L'éloignement où on est du chemin sûr. " " Brisements, scintillation d'absence. " " Je suis de cette planète de ceux qui
se jettent dans le vide. "
Résidence/Résistance " On dirait que c'est leur vie même, par l'extrémité où elle les porte, qui fait prendre au langage sa propre extrémité, cette zone de pure connaissance dont nous sommes privés, sauf à lire les livres de ceux qui ont payé si cher ". Recours donc aux textes de Michaux, recours bientôt au texte de François Bon qui, l'un et l'autre, font partie de ceux qui payent sûrement cher l'aventure de l'écriture. Mais qui aura recours aux textes des jeunes lodévois dont la note est pour le moins élevée ? Pas de reproche à l'écrivain pourtant, qui rapporte un livre hagard de ces zones de chocs où il plante contractuellement sa résidence. Il y retournera d'ailleurs, tant sont nombreux les organismes, les quartiers qui, nouveaux orpailleurs, recherchent dans les destins foudroyés quelques éclats de vie pour rallumer l'espoir. Quel espoir ? Bien sûr, ceux à qui il est offert, sera offert de s'abriter au près des mots de l'artiste moissonneront pour l'hiver de leurs jours à venir des brins de mémoire heureuse, des ondes saccadées pour leur substance de rêves parce qu'un jour par semaine ou plus, quelqu'un aura pris le temps de les lire comme on prendrait le temps de les écouter ou plutôt de faire en sorte qu'ils s'entendent. Si tant de villes reconvoquent de telles expériences c'est que, sûrement, l'écriture, enfin, ces mots jetés parce que trop lourds à porter, ça réchauffe, comme le bistrot, les mornes après-midi solitaires. Mais après, il faut bien ressortir, refermer la porte derrière soi, remporter sa misère, un bien non partageable au-delà des évocations littéraires ou des conversations passagères. L'écrivain appartient à un autre univers, il y retournera et ça, les gens le comprennent et le respectent : " Une fois elle m'a dit : ne mêle pas ton destin à la contagion du mien. " Comment aller plus loin, plus profond, durablement avec les mots de ceux qui savent, parce qu'ils ne cessent de le faire, tourner et retourner la langue comme pour fouiller inlassablement dans le sac de leur histoire ê la recherche d'un élément perdu. Dans ce livre, les mots reviennent, délirants, comme des flashes de conscience qui s'enfoncent dans la nuit : " Comme si ici l'écriture et la ville d'un commun accord se cherchaient toujours, que c'était la mort, de la ville comme des corps, qui commandait aux mots ". Comment établir un autre accord entre la ville et l'écriture, entre la ville et les gens ? Un accord avec la vie. Le livre envisage d'autres ateliers d'écriture
: " Peut-être aujourd'hui on aurait le culot, arrivant dans une
ville qu'on ne connaît pas, avec quatorze visages dont on ne sait
rien, de proposer un atelier d'écriture sur la seule base de ces
récits de conquête du pôle sud. "
Pourquoi le pôle sud ? Choqué par cette humanité convulsive, désemparé qu'on sollicite ses compétences généralement organisatrices de mondes pour le chaos, dérangé dans la construction patiente de son propre univers, l'écrivain peut-il faire autre chose que de confondre la réalité avec ses visions intérieures, voir des épopées dans ces luttes individuelles, des héros dans ces jeunes qui cultivent, d'obstacle en dépassement, le goût de l'extrême, sans mépris de la vie, toujours un drapeau à aller planter, là-bas, là-haut, aux bouts de leurs rêves ? " On la savait dans la plus dure des luttes ". Alors, quand certains sont contraints de survivre comme en expéditions, drogués, pour tenir, de mots, de cigarettes, de poudre blanche, accrochés aux rêves sans dimensions parce que leur malheur est démesuré, comment, pour les consoler, pour se rassurer, ne pas les comparer à ces explorateurs entêtés de conquêtes illusoires : " Qu'il reste ainsi sur la terre des taches blanches à prendre, qui exigent de soi l'extrême (...) " Les explorateurs, solitaires ou non, délégués ou non par la société pour découvrir, observer, analyser l'inconnu, les légitimes comme les mutins, renvoient chaque fois à l'humanité leur expérience sous forme de " connaissance de la petite tribu humaine quant à ce qui l'entoure, les glaces, les grands fonds, la précision des cartes, le relevé de nouvelles étoiles ". S'il y a une comparaison à faire entre les jeunes de Lodève ou d'ailleurs et les explorateurs, n'est-ce pas à travers l'écriture en tant que socialisation d'une expérience dont la collectivité pourrait s'emparer pour changer ? Exilés, par la force des choses, dans des régions connues d'eux seuls, aventuriers suffisamment intéressants pour qu'on envoie des écrivains en repérage, n'ont-ils pas, ces jeunes sollicités par l'écriture, à retourner au monde qui les entoure, qui les enserre, la vision théorisée de leurs états ? Jeunes, drogués, chômeurs, ceux qui paient si chèrement les éblouissements de leur non-vie, peuvent-ils, grâce à l'aide de quelqu'un dont c'est le métier, organiser leurs "visions intérieures" pour qu'aujourd'hui ne manque pas encore de "conquêtes disponibles" ? De la résidence de l'écrivain à
la résidence surveillée des jeunes marginaux, il est temps
de quitter la clandestinité et d'entrer ensemble en résistance.
L'écriture pour faire davantage que témoigner...
Yvanne CHENOUF .
(1) C'était toute une vie, François Bon, Verdier, 1995 (2) Le Centre National des Lettres a réalisé une émission télévisée à ce sujet, pour ARTE. |