La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°54  juin 1996

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L'Écrit chinois à l'école 

Françoise Philippe, institutrice à Seynod en Haute Savoie, montre comment à travers l'étude et la manipulation de quelques dizaines de caractères chinois, l'élève approche un système graphique parfaitement valide et par la différence évidente de celui-ci, aborde la question de l'écrit par un autre point de vue, un point de vue complémentaire du système alphabétique du français. 

" Nous nous servons du chinois, écrit Françoise Philippe, pour pratiquer le mode d'exploration qui donne accès au sens ". En effet, l'investigation de la forme et du sens des caractères chinois permet non seulement de découvrir un mode de pensée différent mais surtout d'acquérir des compétences (et d'en comprendre le sens) aisément transposables dans l'étude de l'écrit français quand cette étude n'emprunte évidemment pas la voie indirecte. 

 
"Pour moi, c'est du chinois", "Voilà un vrai casse-tête chinois" sont des expressions qui marquent bien l'étrangeté et l'obscurité que nous attribuons à la langue chinoise et il peut sembler anecdotique de vouloir mener une initiation en primaire où les élèves (et les maîtres) ont déjà bien du mal avec la lecture. Mais je vais m'attacher à démontrer qu'une étude de l'écrit chinois, loin de surajouter aux difficultés de scolarité que rencontrent certains, sera un plaisir pour tous et une aide pour beaucoup. 
 
Qu'est-ce que le chinois ?

Il n'est pas inutile de rappeler ce qu'est l'écriture chinoise : c'est la plus ancienne langue écrite encore en usage à l'heure actuelle ; elle concerne une part importante de la population mondiale (et recouvre des prononciations très différentes) depuis la Chine continentale et Taïwan jusqu'au Japon en passant par la non-négligeable diaspora chinoise, le Japon nous en faisant profiter à travers les dessins animés diffusés sur certaines chaînes télévisées françaises. C'est aussi une langue qu'on vouait à l'extinction il y a environ 25 ans, en raison des exigences de l'informatique : cet obstacle a été surmonté sans que la langue perde ses particularités. 

Sur quoi repose donc la réputation d'obscurité du chinois ? 

Essentiellement sur la différence radicale qu'il présente vis-à-vis de nos langues alphabétiques : il n'utilise pas de lettres au nombre déterminé mais des signes (les caractères) et si l'on considère ces signes comme autant de lettres, c'est-à-dire comme unité minimale graphique, alors l'apprentissage du chinois sera sans nul doute difficile. Mais un examen plus attentif permet de réduire rapidement cette vision superficielle. 
 

La langue chinoise.

Du point de vue plus circonscrit de la linguistique, le chinois est monosyllabique, chaque caractère correspond à une syllabe de la chaîne parlée (1) et à une unité de sens. La tendance moderne au dissyllabisme n'a pas modifié la parfaite indépendance de chaque terme ; la forme de chaque caractère est fixe, celui-ci ne subit aucune flexion grammaticale, ce qui signifie qu'il est possible de l'étudier, le mémoriser pour son sens, isolément, sans être relié à un autre. 

Graphiquement, chaque caractère est composé de traits au nombre de 8 traits fondamentaux auxquels s'ajoutent 16 traits composés avec les premiers, mais qui se tracent d'un seul geste et comptent pour un : 

Nous obtenons donc ici 24 traits distincts et distinctifs, nous ne sommes pas très loin de notre notion de lettres ... C'est dans l'organisation de ces traits que nous pouvons observer la grande différence. 

 

De par leur origine pictographique les caractères sont figuratifs (pour schématiser) et on dénombre 364 pictogrammes qui, malgré une stylisation intervenue il y a environ 2 000 ans (cette stylisation a fixé les traits avec leur direction et leur ordre de tracé), conservent une parenté indéniable avec leurs ancêtres des débuts de l'écriture. 
Par exemple, le caractère "arbre", à l'origine ainsi , puis , et enfin (en décomposition des traits, = les branches, | = le tronc, = les racines) ou le "cheval" : , puis et enfin ou encore le "soleil" :  . 

125 autres caractères représentent un état de chose : (un), (deux), (trois) ou ; nous reconnaissons dans ce dernier l'arbre auquel un trait a été ajouté à la base du tronc, près des racines et nous obtenons alors le sens de "origine". C'est ainsi que le "soleil" à gauche de "origine"  ( ) transcrit en deux mots le nom du Japon, pays de l'Est, sur lequel se lève le soleil (je n'invente rien). 

Un troisième catégorie, dans laquelle se rangent 1 168 caractères, est constituée par l'association de deux caractères simples (issus des deux premières catégories) en un seul, qu'on appelle alors caractère composé sémantique ou idéogramme et qui prend un sens nouveau. Par exemple, avec deux arbres ( ) nous avons le mot "forêt" et avec trois ), le sens de forêt dense ou forêt vierge (2). Remarquons ici que chaque caractère, quel que soit son nombre de traits, doit occuper un même espace. 

L'INITIATION AU CHINOIS : LES OBJECTIFS. 

I. Apprentissage de caractères. 

L'écriture chinoise ne se limite pas à ces trois genres de caractères (un dictionnaire sérieux mais non-exhaustif comporte environ 6 000 entrées), mais c'est sur ce fond (364 + 125 + 1168) suffisamment riche, que je propose un travail.  

Ici, il est essentiel de préciser que l'objectif de l'apprentissage n'est pas la communication : bien sûr, il n'est pas interdit d'apprendre à dire "bonjour", "au revoir" et "merci", mais le système écrit chinois se prête à un tout autre travail qui peut être mené dans deux directions : chaque caractère sera étudié simultanément dans sa forme et pour son sens. 

a) La forme : Cet apprentissage, outre une observation fine, permet d'acquérir une bonne maîtrise du geste et une meilleure organisation spatiale : quel que soit le nombre de traits, un caractère doit entrer dans un même espace et quand on trace le premier de 10 traits il est nécessaire d'avoir en tête (et en main) l'ensemble du caractère.  
Certains caractères ne se distinguent que par un trait de plus :  (arbre), (céréale); 
pour d'autres, le trait va dans un autre sens, ou bien il est plus court : (terre),  (lettré) ; le trait a donc bien valeur de sens et c'est l'occasion de comparer avec la valeur du "c" dans sceau par rapport à seau. Le tracé d'un trait en chinois et son ordre est comparable au tracé de nos lettres, il est porteur de sens (voir sein et sain, viole et voile) et nous voyons nettement dans ces deux systèmes graphiques des points communs qui se réfèrent à la structure constitutive de la langue écrite : des signes visuels. Ainsi nous pouvons développer la discrimination visuelle et mieux comprendre sa fonction dans l'acte de lecture. 
 

b) le sens : Il se devine aisément dans sa forme la plus ancienne, la stylisation ne l'a pas rendu abstrait et ce n'est pas l'aspect le moins attrayant du chinois : la devinette est un jeu, l'imagination s'y développe. Les deux premières catégories de caractères se traitent plutôt par la ressemblance et l'évocation (à quoi fait penser telle ou telle forme ?). 

Pour la troisième catégorie, les caractères sont organisés à deux niveaux : un premier niveau qui constitue la clé du caractère ; c'est la partie gauche, supérieure ou inférieure du caractère qui donne une première indication de sens ; c'est aussi la partie sous laquelle est rangée le caractère entier et qui prend une quantité importante des pictogrammes. Ainsi la main ( ) qu'on utilise sous forme de clé ( ) dans le mot tenir ( ), le mot secouer ( ), le mot prendre ( ), le mot montrer - du doigt - ( ), etc... 

Pour les idéogrammes, il existe la clé plus une deuxième partie qui vient former une nouvelle image et avec cette troisième catégorie de caractères et leur mode de formation, par cette écriture si concrète, s'ouvre de surcroît une porte de la pensée chinoise ; (céréale + bouche) = la paix  
(notion de paix par rapport à la guerre, et aussi stabilité, accord) ; 
(une femme sous un toit) = la paix de l'âme, la tranquillité d'esprit). 
Et que peuvent bien mettre les Chinois dans une porte ? une barre ? , alors c'est "fermé" ; 
une lune ou un soleil ? , c'est pour dire "un moment" ; 
une bouche ? , et c'est "interroger" ;  
avec un cheval , nous obtenons le mot "se ruer"; 
et avec un coeur , nous aurons le "triste".  
 
 
 
 
 

Voici les travaux types qui seront menés : 

* Connaissance des caractères : étymologie, sens ou champ sémantique. 

* Classements : dans une des trois catégories, par clé, par nombre de traits, par proximité de sens ou par opposition... 

* Graphisme : 

- décomposition par traits, localisation de la clé et, s'il y a lieu, indication de l'autre forme (  ). 

- direction et ordre des traits. 

- tracé du caractère entier sur trois plans : en l'air avec le doigt, sur l'ardoise et sur cahier avec cases. 

Après chaque séance de graphisme, rappel du sens et de l'étymologie des caractères. 

* Travaux sur documents : journaux en chinois, livres d'enfants, dessins animés japonais (à la pêche aux caractères, pourra s'ajouter une lecture d'image intéressante), bandes dessinées françaises (Spirou affectionne l'utilisation de signes qui se veulent chinois : ils sont au mieux mal copiés et les enfants le verront vite), modes d'emploi (en japonais ou en chinois). 

1) Tri de caractères : connus/inconnus, par clés, par nombre de traits. 

2) Analyse formelle : comment se présente l'écrit chinois, majuscules, ponctuation. 

3) Analyse de la structure de la phrase : quelles sont les différences visibles entre une phrase française et une phrase chinoise ? 

4) Reconstitution du sens (hypothèses, explication des choix) suivant la longueur du texte, le nombre de caractères reconnus, la présence d'une image. 

Les points 2, 3 et 4 représentent un travail de fond : avec une méthode d'investigation de l'écrit, il s'agit d'acquérir des compétences transposables à l'étude de l'écrit en français. C'est l'occasion pour les élèves de découvrir qu'ils peuvent faire "parler" un texte même ardu : si c'est possible en chinois, pourquoi pas en français ? 

* Jeux : 

- jeu du pendu sur un ensemble de 15-20 caractères visibles (composés de préférence) par les joueurs. 

- jeu sur le modèle du "Qui est-ce ?" : les personnages sont remplacés par des caractères choisis sur 6 à 7 différences permettant de trouver par élimination le caractère sélectionné. L'élaboration de ce jeu ne se fera pas sans surprises, mais ce sera très mobilisateur. 

II. Méthodologie d'exploration de l'écrit. 

Par sa structure, le chinois fait donc directement référence au sens; il n'est pas nécessaire de parler chinois, de s'appuyer sur une prononciation (la sienne ou celle de l'enseignant) pour comprendre que le signe ( ) dont l'origine est ( ), signifie "montagne" ou bien que celui-ci ( ), association de "soleil" et "lune" en un seul caractère, donne le sens de clair, lumineux (même si lors de la présentation surgissent des hypothèses de sens différentes, représentative nsit, imposé à l'heure actuelle, par l'autre structure superficielle qu'est l'oral. Outre-Atlantique, Franck Smith fait état aussi d'une expérience menée en 70 intitulée Apprendre à lire l'anglais avec des caractères chinois ; la description des séances qui avaient pour but de re-motiver des enfants en difficulté en lecture, montre qu'elles se déroulaient entièrement en anglais sur une trentaine de caractères chinois ; l'exemple ci-dessous, tiré du cahier Jouons à écrire en chinois, de A. Weinich et Ch. Lamblin, présente le même genre d'exploitation : 

Colorie le rond en vert si la phrase te semble correcte, en rouge dans le cas contraire : 

. On voit le  dans le ciel. 

. Les ont marché sur le  . 

. Les  ont fabriqué le . 

. Un  dessine le sur son cahier. 

. Les   fondent au . 

L'objectif d'une étude de trente caractères et de leur utilisation dans des phrases anglaises a été vite dépassé, tant l'intérêt des enfants pour le chinois était grand, alors, avec la manipulation de quelques dizaines de caractères (plus l'apprentissage de la numération) (3) nous pouvons obtenir un véritable recentrage, par la comparaison, l'analogie avec le fonctionnement des caractères chinois, de l'acte de lecture ; c'est-à-dire que nous nous servons du chinois pour pratiquer le mode d'exploration qui donne accès au sens ; le matériau est différent, la méthode est la même : pourquoi se crisper sur la valeur phonétique des lettres, apprentissage long et très partiel de la réalité de l'écrit, quand il s'agit d'acquérir le savoir lire en silence ? 

Notre écriture alphabétique (et non phonétique, la confusion est là !) n'est donc pas la seule à fonctionner comme mode de communication, vecteur culturel, etc... et le chinois est un matériau authentique qui offre un point de comparaison propre à éclairer l'apprentissage de l'écrit. 

En conclusion, nous pouvons dire que le chinois, langue des plus achevées, celle qui répond le mieux à l'usage convenu de l'écrit (fait pour traverser le temps - c'est la plus ancienne langue... encore en usage - et l'espace - des dialectes fort distants l'utilisent - il est même parvenu à servir d'écrit au japonais plurisyllabique) est aussi une langue abordable par tous, dans nos classes hétérogènes, facile dans cet aspect écrit en fin de compte et très attractive. Elle est très concrète, évite les pièges de l'écriture "phonétique" (4) et permet la mise en évidence de ce qu'est l'écrit. Nous avons ici un enseignement riche de tous les questionnements qu'il provoque et dont les réponses ne tombent plus dans l'absolu. L'étymologie d'un mot en français, une fois qu'on est arrivé à son origine latine, grecque ou même indo-européenne, bute en fin de compte sur l'arbitraire ("c'est comme ça") ; alors que l'étymologie d'un caractère, qu'on peut discuter, se réfère à une certaine logique, à un raisonnement et fournit une explication en général satisfaisante. 

Pour lever la dernière trace de scepticisme, voici deux caractères : . Ils désignent un jeu, chinois d'abord, dont une compétition en 1972 a été le premier signe (sans jeu de mot) du dégel entre les Etats-Unis et la Chine Populaire. N'avons-nous pas là un terme parlant ? 
 

Françoise PHILIPPE. 
 
 

(Remarque : l'aspect artistique de l'écriture chinoise n'est même pas évoquée, peut-être parce qu'il mérite plus que quelques mots, aussi parce que je ne suis pas capable d'enseigner la calligraphie). 

Liste indicative et désordonnée des caractères proposés aux élèves : 

Livres-ressources : 

Caractères chinois (1987, Fazzioli). 
Fun with chineses caracters (1980, Ong Tee Wah). 
Les idéogrammes chinois ou l'empire du sens (1995, Bellassen). 
 

Bibliographie : 

Jean Foucambert : La manière d'être lecteur (1980). L'enfant, le maître et la lecture (1994). 

Evelyne Charmeux : La lecture à l'école (1975. Apprendre à lire, échec à l'échec (1987). Le "bon" français et les autres (1989). 

Comment les enfants apprennent à lire (1973, F. Smith. 1980, traduction française AFL). 

L'art chinois de l'écriture (1989, J.F. Billeter). 

L'idiot chinois I et II (1980, 1984, Kyril Ryjik). 

L'écriture mémoire des hommes (1987, G. Jean). 
 
 
 
 

(1) On peut noter ici que la superposition de la chaîne écrite à la chaîne parlée est exacte à une exception près (une règle qui ne comporte qu'une seule exception, il y a de quoi faire rêver des générations d'enseignants...). 

(2) Reprise de la catégorisation de J.-F. Billeter dans L'art chinois de l'écriture qui se réfère lui-même au premier dictionnaire chinois du début de l'ère chrétienne. 

(3) La numération chinoise est présentée dans certains livres de mathématiques du CM, mais sans que soient notées les deux particularités qui lui sont propres : absence de 0 et en revanche, présence d'un signe pour 10 ( ), il ne s'agit donc pas d'une numération de position. On constate alors, ici aussi, une correspondance exacte entre la numération orale et écrite. L'apprentissage de la numération est intéressant parce qu'il constitue un ensemble fini : on peut très bien n'apprendre qu'à compter en chinois. 

(4) Je retiens l'hypothèse avancée par F. Smith : l'alphabet est à l'avantage du scripteur quand le lecteur doit faire preuve d'une grande finesse dans son travail de reconstitution de sens par la prise d'indices (les poules du couvent couvent). À l'inverse, la reconnaissance des caractères est aisée, mais leur écriture demande aux écoliers chinois une année de plus en cycle primaire (nos élèves ne souffriraient peut-être pas d'avoir eux-aussi une rallonge...). 

La réforme de 1958, qui a simplifié l'écriture de bon nombre de caractères, confirme cette thèse : avec moins de traits, ils sont plus faciles à écrire mais moins faciles à reconnaître et à mémoriser (il y a moins d'information étymologique).
 
 

 
? Françoise Phillipe