La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°54  juin 1996

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LIRE : ORALISATION OU IDEATION ?

Laurent Carle est psychologue scolaire. Partant d'extraits d'un manuel de rééducation de la dyslexie très représentatif de ce type de littérature et à la lumière de son expérience professionnelle, il dénonce les effets de "l'enseignement méthodique de la lecture" inspiré "des fausses méthodes de lecture" et pourtant très majoritairement en vigueur.

 

Un dyslexique au tableau noir

" Le dyslexique entend bien mais éprouve de la difficulté à distinguer des sons voisins. Il confond ceux qui sont acoustiquement proches : p, b ; t, d ; etc.. En lisant il confond "piton" et "bidon". En écrivant il inverse les lettres : "col" pour "clo" ; "roc" pour "cor" ; etc.. Il voit bien mais confond certaines lettres de forme voisine : p et q ; b et d ; etc.. Et surtout, il ne perçoit pas et ne mémorise pas la correspondance entre un son et une lettre ou une succession de sons (phonèmes) et leur transcription graphique. Il inverse donc l'ordre des lettres dans les syllabes, des syllabes dans les mots, oublie des lettres et ne comprend pas ce qu'il lit.

S'il parlait en étranger il ne comprendrait pas ce qu'il dirait.

On dit aussi qu'il aurait mauvais caractère, tantôt révolté, tantôt déprimé. Il serait affecté d'une faiblesse congénitale de la capacité d'analyse et de synthèse et d'une lésion du Système Nerveux Central. Atteint par un trouble de la fonction de répétition, il éprouverait une grande répugnance à répéter. Dépourvu de la "pulsion épistémophilique" qui pousse les enfants à mieux connaître le monde, il ne ressentirait aucun attrait pour apprendre. Enfin, il serait gaucher contrarié, mal latéralisé, ne connaîtrait pas son schéma corporel, confondrait le haut et le bas, la droite et la gauche. " De plus, il ignore où est sa tête, ne sait pas pour qui voter, met ses souliers à l'envers et oublie de les lacer, comme Charlot.

Toutes les études menées pour comprendre ce phénomène se sont penchées sur l'individu déviant, objet de soins. La dyslexie est-elle une défaillance inscrite à la naissance dans un équipement individuel incomplet, ou une maladie bien venue, une maladie nécessaire pour économiser les déchirantes mises en question qui créent souvent de la discorde sociale dans un système éducatif fragile et font toujours souffrir les partenaires institutionnels ? N'est-ce pas le prix du statu quo et de la paix dans les esprits scientifiques des chercheurs ? Sans dyslexie n'y aurait-il plus d'échec-lecture ? Si l'on en croit les évaluations faites au collège, 70% des élèves entrant en 6e ne sauraient pas lire suffisamment pour acquérir des connaissances nouvelles par l'écrit. On ne peut raisonnablement pas penser que, du fait d'une endémie cruelle, nous avons affaire à une somme anormalement élevée de pathologies individuelles, endémie qui entraînerait dépistage et traitement par une armée de soignants des individus atteints. Si pathologie il y a, n'est-elle pas collective, et les mesures à prendre concernent-elles encore le problème sous ses aspects cliniques ? Si pathologie il y a, qui est malade ?

Au niveau des têtes qui pensent la pédagogie de la lecture on discute de l'oeuf et de la poule, au niveau des petites mains qui apprennent à lire on va chercher l'oeuf au chant du coq. Ce qui pèse sur les statistiques ce ne sont pas les théories, modernes ou anciennes, mais les pratiques quotidiennes en classe et en famille. On a toujours plus ou moins incriminé telle ou telle méthode ; la Globale, autrefois, plus souvent qu'à son tour, aujourd'hui, la rarissime et quasi-introuvable idéo-visuelle. Les clercs, qui font autorité dans les médias, ont toujours dénoncé avec une prédilection sélective les approches didactiques nouvelles, qui bousculent les idées reçues mais sont forcément les moins connues et donc les moins pratiquées sur le terrain ; approches ignorées des familles profanes qui, elles, pratiquent la seule qu'elles connaissent : la syllabique. On a rarement étudié les effets des procédures didactiques et des stratégies de lecture majoritairement proposées, ou imposées, aux élèves, telles que :

- l'emploi d'une méthode d'"enseignement de la lecture",

- le recours à un code de correspondance phono-graphique,

- l'entretien de la confusion entre déchiffrer et lire,

- le concept de maturité et d'équipement préalable à l'apprentissage du lire, faute de quoi l'apprentissage précoce serait prématuré,

- la priorité de l'enseignement sur l'apprentissage et la pédagogie,

- l'assujettissement de l'individu à la technique,

- l'absence d'une pratique de lecture authentique à l'école,

- la conduite traditionnelle de séances de "lecture" rituelles hors de toute situation de communication,

- le refus d'accorder le moindre intérêt au contexte, pourtant unique et incontournable indicateur de sens,

- la fausse rigueur méthodologique qui veut que celui qui a lu "voilier" au lieu de "bateau à voile" a mal lu,

- la pseudo-didactique qui impose aux élèves la connaissance parfaite des règles de la combinatoire comme indispensable à la maîtrise de l'acte de lire.
 
 
 
 
 

Apprend ta lecture ! Tu lis ou tu penses ?

" Toutes les méthodes se valent ".

On n'enseigne pas à lire de la même manière selon que l'on croit que lire c'est transformer de l'écrit en oral (déchiffrer mot après mot) ou que lire c'est penser de l'écrit, globalement et sans détour. C'est, bien sûr, la première théorie qui est la plus répandue et la plus populaire. D'ailleurs, si l'on croit que la lecture est une matière d'enseignement transmissible magistralement, on l'enseigne. Si l'on pense que la lecture est un savoir-faire qui se construit progressivement - et sans terme - à travers une démarche d'appropriation personnelle - et relativement subjective - du sens de l'écrit, sens donné par le projet du jeune lecteur, on favorise la rencontre de l'enfant avec des écrits variés, on présente des situations de lecture qui sans l'école ne pourraient être rencontrées que par une minorité d'enfants privilégiés, on médiatise une méta-connaissance à propos de ce que transmet l'écrit, on reformule le contenu des savoirs nouveaux, les règles implicites, on participe en tant que lecteur expert à la conquête du sens en parcourant le chemin que l'enfant ne peut pas encore faire.

Mon métier de psychologue scolaire me conduit à m'intéresser souvent (statistiquement) aux élèves en échec-lecture. J'ai pu constater sur des centaines d'enfants les dommages psychologiques et culturels causés par le procédé du déchiffrement oralisé méthodique comme mécanique de base préalable à la pratique de la lecture elle-même. Ce qui me consterne c'est que, dans le contexte culturel contemporain, ces dommages sur les individus semblent irréversibles et pourtant évitables. Et les dégâts constatés me paraissent indépendants de la "méthode" choisie par le maître du C.P.. Apprendre avec méthode ne signifie pas apprendre avec une méthode. " Toutes les méthodes se valent " à condition que la population d'enfants qui peuple la classe soit assez hétérogène pour que celle qui est employée convienne à certains d'entre eux, et... que l'on propose d'autres méthodes à ceux pour qui elle ne conviendrait pas. Confronté à l'ignorance originelle des élèves, doutant qu'il puisse la convertir, par on ne sait quelle alchimie cognitive, en savoir intelligent, un enseignant, seul dans sa classe, exposé à tous les risques, peut être séduit par la technicité et la sécurité de certains manuels. Un fois convaincu de son bien-fondé, il n'hésitera pas à assujettir ses élèves les plus réticents à la méthode, à l'outil "techno-scientifique". Or une méthode unique pour 25 élèves différents favorise les quelques-uns pour qui elle est adéquate. Pour se rendre à Paris toutes les autoroutes et toutes les voies ferrées se valent, aucune n'est meilleure qu'une autre. Pourtant les habitants de Calais ou de Béthune n'ont pas intérêt à prendre l'autoroute du Soleil ou le T.G.V. d'Aquitaine. Et fort heureusement aucun itinéraire n'est imposé aux voyageurs...

On peut transposer ce qui précède à l'apprentissage de la bicyclette : comme la lecture, le vélo est un savoir-faire qui s'acquiert et se perfectionne par la pratique. Or tous les élèves savent rouler mais ce n'est pas sur cette compétence que se joue l'accès à l'Ecole Normale Supérieure. Que se passerait-il si tous les petits Français savaient lire dès leur jeune âge ?
 

 
Lire, c'est tout simple, il suffit de ne pas penser.

" Les dyslexiques sont incapables de décomposer les mots dans leur éléments phonétiques, ils cherchent non pas des sons, mais des significations. Il faut éviter de leur présenter des ensembles significatifs, phrases et mots à reconnaître visuellement. La méthode phonétique est probablement celle qui convient le mieux. "

Voilà une sage précaution qui devrait :

- éviter que l'apprenti-lecteur ne "comprenne ce qu'il lit",

- lui permettre de monter dans le train en gare de Toulon sans avoir à se poser la question de savoir s'il va partir dans la direction de Nice ou celle de Marseille.

Avec ces enfants, parfois, on a beau faire, persister, alerter les mamans, s'évertuer jusqu'à l'acharnement avant de céder au découragement, certains rebelles refusent obstinément d'apprendre à lire avec la méthode des sons. On les voit opposer une sorte de résistance passive au travail du soir à la maison sous la houlette d'une mère pédagogue, mais inquiète et désespérée. En présence d'un échec, une confiance totale, irrationnelle même, dans la rationalité de la méthode empêche d'envisager une erreur méthodologique, voire conceptuelle (la procédure d'apprentissage suivie correspond-elle bien à un acte de lecture ?). On préfère douter des capacités ou de l'intégrité de l'équipement neurologique de l'enfant, choisir de soigner le "malade" et se tourner vers la médecine qui a inventé la cécité verbale congénitale, populairement connue sous le nom de dyslexie. Dans notre monde moderne hyper-médicalisé, où la médico-pédagogie fait fonction de S.A.M.U. pédagogique, on voue un culte respectueux aux dyslexiques, enfants-dieux vénérés mais aliénés et prisonniers de leur divine pathologie. Le transfert de compétence du domaine scolaire au domaine médical, leurre thérapeutique plébiscité par les consommateurs, met en place la "prise en charge", sorte de jeu sans fin, de dépendance assistant-assité, chronicisation orthopédique, maternage de substitution, instrumental et instrumenté, qui maintient le dyslexié dans sa mystérieuse béatitude, dépendance délicieuse... jusqu'au jour où il lui faudra quitter le giron maternel. La lecture-qui-s'entend est à la fois une lecture de tutelle, de contrôle et de proximité qui ne souffre ni distanciation, ni séparation, ni absence, alors que l'écrit a justement pour fonction de combler l'absence. La vraie lecture, cette sorte de complicité "sourde" et différée entre un auteur et un lecteur, est proprement inimaginable dans le couple : " je te fais lire/tu lis ", où le "maître de lecture" se substitue à l'auteur. L'apprenti-lecteur se trouve confronté au paradoxe d'avoir à entrer dans la pensée et dans l'imaginaire d'un écrivain sous la surveillance technique d'un "maître" vigilant qui, ne pouvant accepter que des "sons de base", fondements de la guérison de la dyslexie, ne doit tolérer aucune pensée, aucune création imaginaire... Qui est l'intrus ?
 
 

Je vois/J'entends, 
ou le mal entendu fondamental
" Nature de la lecture : émettre un son correspondant à un signe graphique ".

" Toutes les méthodes se valent " à condition de s'entendre sur la définition des termes : lire, savoir-lire et apprendre à lire. Le savoir-lire ne semble pas engendrer de grandes divergences. Pour tout le monde savoir lire c'est saisir le sens de ce que raconte l'écrit. C'est la définition du lire et de l'apprendre-à-lire qui pose question. La définition millénaire du lire nous "révèle" que lire c'est d'abord transformer des signes visuels en signes sonores : décoder, recoder puis donner du sens à "l'entendu". L'oralisation et l'audition précédent la compréhension. L'itinéraire requis fait passer l'information par les yeux, la bouche, l'oreille et enfin "l'entendement". Cet itinéraire compliqué ressemble un peu à celui des habitants de Calais qui prendraient l'autoroute du Soleil pour se rendre à Paris. Il est pourtant proposé aux couches sociales les plus démunies : il guide la lecture des pauvres.

Cette définition du lire repose sur le postulat :

- que l'écrit est la transcription graphique du langage parlé, de la parole,

- qu'il faut passer par l'oral pour apprendre à lire,

- qu'il faut oraliser pour lire, pour comprendre l'écrit,

- que l'acte de lire se déroule en deux phases bien distinctes : oraliser d'abord, comprendre ensuite, ou encore identifier d'abord des mots par décodage pour pouvoir les intégrer ensuite par traduction, sensée de préférence, mais annexe. Elle exclut que le lecteur puisse penser en langue écrite. Transposée à l'étude des langues étrangères, cette approche déconseillerait de penser en "étranger" avant d'avoir traduit. Ce postulat met les muets et les sourds hors-lecture. L'apprentissage de la lecture passerait par une étape première au cours de laquelle l'apprenti décoderait des signes graphiques pour en faire des sons : lettres, syllabes, mots oralisés. Une fois sonorisés, ces signaux devraient être "entendus" par la conscience du lecteur, puis "compris". Si l'on admet cette définition, "toutes les méthodes se valent", se valent pour fermer la porte à toute activité intellectuelle :  

Des milliers de pré-lecteurs déchiffreurs,
attendant sagement leur tour, piétinent
en file devant la porte du sens, sonorisant
pour se réchauffer les oreilles, pendant
que des petits malins sont en train de
dévorer les bouquins dans l'arrière-boutique
après avoir contourné les chicanes de
l'oralisation et être entrés dans la capitale
sans faire le tour de la France.

 Que d'heures perdues sur des phonèmes volatils, sur des "habits de sons" si changeants ! D'ailleurs la phono-graphie est aussi néfaste à l'orthographe que la grapho-phonie à la lecture. En effet, l'orthographie est une idéo-photo-graphie ; les mots sont des gestalts, non des suites de sons. Tenter de pénétrer la pensée écrite en traversant le mur des sons, c'est un peu comme chercher à grimper sur un mur en posant ses pieds sur les briques dont il est constitué et qu'on ne voit pas. Il faudrait les repérer, et quand bien même elles deviendraient visibles, comme les phénomènes affichés sur les murs de la classe, elles ne pourraient servir de marche-pieds qu'à la condition d'être démontées et donc au prix de la disparition du mur.
 
 

Les prématurés
en
couveuse

" Nous n'insisterons jamais assez sur les dangers des apprentissages trop précoces".
L'Ecole Maternelle est la grande incubatrice. Elle propose aux jeunes enfants une maturation sous forme d'exercices de montage d'automatismes qui serviront de socles aux futurs exercices de montage d'automatismes propres au C.P. Elle s'interdit d'enseigner "prématurément" la lecture, et adhère aux postulats de l'écrit/outil de transcription de la parole et du passage obligé par la phonologie pour apprendre à lire. À chacun sa mission : aux maîtres de C.P. d'enseigner les "mécanismes de base" ; aux enseignants de maternelle de mener les petits à maturité :

- mettre en place l'équipement instrumental préalable pour pouvoir acquérir les "mécanismes de base",

- préparer les élèves à suivre la "méthode" de déchiffrement du C.P.

" L'an prochain, tu apprendras à lire ". Et les enfants crédules croiront apprendre à lire en apprenant à déchiffrer... Pratiquement tout se déroule comme si, année après année scolaire, chaque enseignant remettait à son futur collègue de l'année à venir le soin d'aborder vraiment l'apprentissage de la lecture en tant que procédé de communication. Depuis celle des tout-petits, chaque année scolaire semble être la propédeutique de la suivante : " Tu travailles pour l'an prochain. Si tu ne fais pas d'effort tu ne pourras pas suivre l'an prochain ". Très souvent en début d'année scolaire il faut "tout reprendre à la base" quand la collègue de l'année précédente ne l'a pas fait avec suffisamment de rigueur. Cette logique a pour effet de conduire successivement chaque maître à se considérer comme un entraîneur chargé de préparer ses élèves à subir l'enseignement exigeant du niveau immédiatement supérieur. Puisqu'on ne doit pas lire avant d'avoir appris à lire, d'année en année, de report de pratique en report de pratique, on recule toujours d'un an le moment de passer à l'acte - de lecture - et pour finir, beaucoup d'élèves traversent tout leur cursus, incompétents - en lecture - parce que non pratiquants, trompés par le son des écrits, désenchantés, définitivement résignés à rester étrangers au sens et convaincus à la sortie d'être des imbéciles. Bref, lisent ceux qui sont lecteurs avant l'école et apprennent à lire ceux qui lisent.

Le débat ne se situe donc point entre les diverses méthodes ou les divers courants pédagogiques, qui, tous conduisent vers la production de sons à rendre intelligibles, mais entre la sonorisation méthodique et l'idéation graphique, ou la raison graphique, entre la croyance héritée d'une tradition millénaire et la pensée créative dégagée de toute fidélité au passé. Il faut se rappeler que l'humanité avant Copernic croyait/pensait/enseignait que la terre était le centre de l'univers, et beaucoup le crurent encore pendant des siècles par respect pour l'évangile. Pour quitter le Moyen-Age il a fallu renoncer au géocentrisme, pour sortir de l'illettrisme il faudra renoncer au phonocentrisme et considérer la lecture/écriture comme un instrument de pensée.
 
 

Education
ou 
dressage

" La méthode syllabique traditionnelle aidera les enfants à analyser les sons et à prendre conscience des éléments phonétiques de langue ".

" Toutes les méthodes se valent " en efficacité. Leurs performances pour enseigner la lecture sont les mêmes que celles des produits pharmaco-diététiques pour maigrir.

En effet :

- "l'approche synthétique" commence l'étude des sons et la combinatoire dès le début,

- "l'approche analytique" commence la combinatoire et l'étude des sons après un mois de classe,

- la "méthode mixte", après une semaine,

mais toutes imposent le détour par la correspondance phono-graphique et l'oralisation, y compris la "globale". C'est ainsi que l'on peut observer, en exposition sur les murs des salles de classe où l'on pratique la méthode "naturelle", les phonèmes en veille, en attente de son. À propos de la "globale", j'ai parcouru la région toulonnaise pendant plus de 20 ans sans jamais rencontrer un instituteur qui l'emploie. La GLOBALE, virus de la dyslexie et de la dysorthographie, c'est l'ARLESIENNE. Je n'ai rencontré que des utilisateurs de "syllabiques", quel que soit le titre du manuel en usage : Daniel et Valérie, Au fil des mots, Boule et Bille, Ratus, Gaffi... et autre produit didactico-commercial. Toutes postulent qu'on ne doit pas lire avant d'avoir appris à lire et que pour apprendre à lire il faut d'abord syllaber. Et je constate que les bons lecteurs, eux, ont appris à lire... en lisant. L'acte de lire est un acte complexe. C'est sa complexité qui lui donne sa vitalité et son efficacité. En l'élémentarisant, on le dénature, on le paralyse, on l'anéantit. En se décomposant, la langue perd vie et sens comme les légumes perdent leurs vitamines à la cuisson, comme la jambe perd sa motricité dans le plâtre.

Toute vérité est provisoire. Il n'y a ni apprentissage, ni enseignement, ni recherche sans erreur. L'erreur est pardonnable parce que nécessaire au progrès de la connaissance, heuristique quand elle n'est ni imposée comme une vérité dogmatique par celui qui l'enseigne, ni sanctionnée comme une faute quand c'est l'élève qui la commet. Les enfants vont à l'école pour y apprendre à lire, non pour se soumettre, par idéal scolaire, à une leçon de lecture préconçue. L'école est un service public au service de ses usagers, comme la poste ou la SNCF. Les enfants ne sont pas faits pour l'école, c'est l'école qui est faite pour eux. La démocratie prend sa source dans la pédagogie. À l'école, la démocratie c'est la pédagogie. Si on aspire à produire des individus libres, des citoyens émancipés et responsables, on inclut l'indépendance et l'autonomie dans la façon même d'"enseigner" la lecture. Si on oublie qu'éduquer c'est émanciper et qu'on néglige de donner aux enfants les moyens de se passer des interventions "éducatives" de l'adulte, on préférera privilégier la technique, la méthode, pour sa sûreté, par rapport à l'individu, trop imprévisible et "trop souvent défaillant pour qu'on lui fasse confiance". Alors on fera un dressage qui produira des individus dépendants et irresponsables, assistés et laissés pour compte. La lecture devrait être un moyen d'émancipation, elle n'est trop souvent qu'un instrument de maintien sous tutelle, un lien de dépendance étroite qui se cache derrière une grande sollicitude pédagogique. En outre, les séances didactiques pré-programmées, qui, leçon après leçon, prennent la place d'une pratique de lecture, c'est du temps scolaire, du temps enfantin gaspillé. C'est aussi du temps escroqué puisque la leçon de lecture fait croire à l'enfant que chercher le son "u" dans rue, une, venu, luc, vue, murmure, sur, grue, nourriture, c'est "lire" et graphier onétique aux "auditifs", mais les autres, les visuels, les kinesthésiques, leur propose-t-on autre chose que de l'oralisation ? Non ! Le menu est toujours :
graphie ---- oeil ---- son ---- oreille ---- (intelligence)

Pourtant, quoi qu'on donne à entendre, l'écrit est une langue pour les yeux. La vision est donc indispensable à la lecture, l'audition, non. (Lire à ce sujet le témoignage de Marie-Thérèse Abbou : Sourde, comment j'ai appris à lire. Voie Livres. Lyon). Et de toutes les façons, l'imagerie mentale est une évocation d'images sonores, visuelles ou kinesthésiques, non la réception sensorielle de signaux physiques sonores, visuels ou kinesthésiques. Fait-on écouter un concert par les yeux aux visuels ? Fait-on danser les textes imprimés pour les kinesthésiques ? Les auditifs apprennent-ils à dessiner avec leurs oreilles ?

Le débat sur les méthodes est un faux débat. Il serait préférable de se poser la question : pourquoi l'attachement aux traditions fait-il obstacle à toute pratique de lecture authentique. Pourquoi revient-on toujours à la nostalgie des vieilles méthodes "qui ont fait leurs preuves" ? Pourquoi repeindre et rebaptiser les vieilles techniques de syllabation plutôt que d'y renoncer ? Le jour où la mode sera aux méthodes écologiques les manuels afficheront-ils du vert, comme les motos TT qui polluent les montagnes : les motos "vertes" ?

Entre méthode "syllabique" et "globale" faut-il choisir ? Aucune n'apprend à lire : il vaut mieux les écarter toutes les deux pour faire place à la vraie lecture, celle qui communique par les yeux. Les outils didactiques y conduisant existent. Pour les choisir il faut avoir définitivement écarté les fausses "méthodes de lecture" et renoncé aux traditions et croyances. L'origine de l'humanité est incompatible avec le mythe du paradis terrestre. L'accès au sens de l'écrit est incompatible avec la fable des lettres qui font du son qui fait du sens.
 
 

Laurent CARLE.