La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°54  juin 1996

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QUAND SE DÉCIDERA-T-ON
À ENSEIGNER LA LECTURE ?
 
 
La question peut sembler étrange à quatre années de la fin du deuxième millénaire. C'est qu'on est encore loin du compte si on en juge aux résultats des élèves à l'entrée en sixième, par exemple en 1994 :  
 
 
Répartition des élèves de 6ème selon leur niveau en lecture  

(Direction de l'Évaluation et de la Prospective. Ministère de l'Éducation nationale) 

Ne maîtrisent pas les compétences de base           14.4% 

Maîtrisent uniquement les compétences de base     34.1% 

Maîtrisent aussi les compétences approfondies       30.1%  

Maîtrisent en outre les compétences remarquables   21.4%

 
 
 

Ainsi, seulement 21% des enfants maîtrisent ce qu'il a été convenu d'appeler des compétences remarquables. Qu'on ne s'illusionne pas, ces compétences ne sont réputées remarquables que parce que, seulement 1 élève sur 5 les maîtrise. Si 8 individus sur 10 les possédaient, elles seraient présentées comme les compétences sans lesquelles il ne saurait y avoir d'acte de lecture. Car ce qui définit aujourd'hui les compétences "remarquables", c'est la capacité de découvrir l'implicite d'un texte, c'est-à-dire la possibilité de comprendre, à travers ce que dit un texte, ce qu'il veut réellement dire. Mais n'est-ce pas cela ce qui constitue précisément la lecture ? Les compétences "approfondies" concernent, pour leur part, seulement la capacité de reconstituer l'organisation de l'explicite du texte, c'est-à-dire son fonctionnement, mais sans accéder à ses intentions. Et les compétences "de base" donnent simplement accès à l'information explicite (est-ce que le petit chaperon est rouge ?)... 

Deux enfants sur dix qui savent lire, qui peuvent accéder à ce qui fait l'intérêt d'un texte mais aussi à ses limites, qui peuvent dialoguer avec l'intention de l'auteur, saisir quel problème il pose réellement et apprécier comment il le résout, voilà qui est bien peu ! Et il ne s'agit pas, dans les épreuves proposées, de textes difficiles dont on pourrait penser qu'ils seront compréhensibles plus tard. Il s'agit de textes choisis pour des lecteurs de 11 ans et que des lecteurs de 11 ans peuvent lire. Le problème est bien que sur 10 enfants de 11 ans, on ne rencontre que 2 lecteurs ! 

Et pourtant, dans le même temps, cette proportion de 21% est déjà supérieure, chez les enfants de onze ans, au niveau des compétences et des pratiques du corps social dans sa partie adulte. Il faut constamment le rappeler contre cette manipulation exemplaire de l'opinion publique qui, à chaque rentrée scolaire, se voit expliquer que les enfants ne savent pas (ou plus) lire alors que, en tout état de cause, ils lisent assurément mieux et davantage que leurs parents. Si la lecture fait problème aujourd'hui, pour aujourd'hui, ce n'est assurément pas d'abord à l'école que la question se pose ; on peut même affirmer que les résultats y sont toujours et dans tous les domaines en décalage positif avec les performances correspondantes du corps social. 

Pour autant, les choses peuvent et doivent considérablement s'améliorer à l'école si on cesse précisément de croire, allant en cela à l'encontre des évaluations et des textes ministériels, qu'il y aurait en lecture des niveaux de compétences, des degrés qu'il conviendrait de gravir depuis qu'on est petit et que les lecteurs en seraient simplement plus ou moins haut dans leur ascension. Ce qui est en cause, c'est l'idée fort répandue qu'on est un lecteur, certes basique mais lecteur quand même, lorsqu'on est seulement capable d'identifier les mots d'un texte pour savoir de quoi ce texte parle. C'est comme si on disait qu'il y a des mathématiciens dont la compétence se limite à compter sur leurs doigts. C'est confondre ce que la majorité des classes choisit de faire pour enseigner la lecture avec la réalité de la lecture ou même les étapes de son apprentissage. 

C'est seulement parce que la lecture est posée d'entrée de jeu, avec les enfants de 2 ou 3 ans puis tout au long de son apprentissage, comme l'activité par laquelle se découvre l'implicite du texte que cette compétence va pouvoir se développer. Il n'y a pas lecture en dehors de cette compétence qui est la compétence de base et il est de moins en moins assuré qu'on développe cette compétence en travaillant à la base sur d'autres compétences que celle-là. Pour que la lecture, ne l'appelons même pas savante car il n'y en a pas d'autre, soit à terme au rendez-vous, il faut qu'elle soit ce qui s'enseigne depuis la première minute. D'où notamment l'importance des premiers textes et de la manière d'en aborder l'étude. 

Le piège des sempiternelles querelles de méthode, c'est de laisser, malgré tout, croire que toutes sont des méthodes d'enseignement de la lecture. Parents et enseignants doivent y regarder de plus près. 
 

Jean FOUCAMBERT.