Les actes de lecture n°54 juin 1996
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Éditorial |
Un élève sur quatre ne sait pas lire ou calculer à l'entrée au collège titrait Le Monde à la Une de son édition du 3 mai à propos du bilan de l'évaluation nationale CE2/6ème de la rentrée 1995 rendu public par le Ministère de l'Education nationale la veille ! On ne savait pas ce journal si enclin au sensationnalisme ! Et toute la presse écrite et audio-visuelle de reprendre ce scoop, alors que les résultats présentés - loin de nous l'idée de les trouver satisfaisants et, pour ce qui regarde spécifiquement la lecture, un article de Jean Foucambert dans ce présent numéro précise quelle interprétation on peut en avoir... - sont assez semblables à ceux des années précédentes. Mieux, Claude Thélot, directeur de la D.E.P. responsable de cette enquête, dans une interview du même journal, atténue cet alarmisme journalistique en rappelant que "depuis vingt ou trente ans, le niveau général des élèves a plutôt augmenté". Ce qui signifie que si cela va mal, une même évaluation dans la population adulte empêcherait de penser, comme on veut qu'on le pense, que tout f... le camp et que l'école est décidément bonne à jeter. Et tout cela, sur fond de dénigrement et de catastrophisme alimenté par des livres et des interviews d'éminences médiatiques dont on se demande, à part le souvenir qu'ils peuvent avoir de leur Cours Préparatoire (ou plus sûrement de leur classe de 11ème de lycée, car ils n'ont pas des têtes à sortir de la communale) quelles compétences leur permettent de tonner ainsi, fussent-ils universitaires. Et tout cela sur fond de querelles entre les tenants des contenus sans pédagogie ou de la pédagogie sans contenus, comme si le problème, puisque problème il y a, était dans cette alternative. La violence à l'école, l'échec au collège, l'absentéisme au lycée, Monsieur ? Ne cherchez pas, ils sont dans le pédagogisme et le renoncement aux disciplines, à la discipline ! Pauvre école ! En matière de lecture, nous avons assez bataillé contre ses pratiques, nous avons assez (et encore, l'article de Laurent Carle dans ce numéro en témoigne !) stigmatisé son refus de changer, pour ne pas être soupçonnés de réflexe corporatif ou de complaisance à son égard. Mais trop, c'est trop, et cette offensive systématique, dont on ne peut partager aucun des arguments, cache mal l'aspiration conservatrice de chantres nostalgiques des bonnes vieilles méthodes et des pratiques qui ont fait leurs preuves. Et puis, le discours libéral n'épargne pas l'école. Des propositions de réformes naissent de cette idée que l'investissement éducatif a un coût et une rentabilité qui en marquent les limites, que la formation initiale pourrait être réduite aux connaissances fondamentales, au fameux "kit de survie", à un socle à partir duquel les "partenaires économiques" pourraient assurer une formation plus adaptée aux besoins. À propos de lecture et de compétitivité économique, un rapport de l'OCDE préalable à une conférence de presse donnée par des représentants de cette organisation à Paris, le 6 décembre 1995 et intitulé : De faibles capacités de lecture et d'écriture nuisent À la compétitivité sur le plan économique, rendait compte d'une enquête approfondie dans 7 pays parmi les plus riches du monde (Allemagne, Canada, États-Unis, Pays-Bas, Pologne, Suède, Suisse). Il y est noté qu'"une proportion alarmante d'adultes dans tous les pays maîtrisent mal la lecture et le calcul mais que la répartition des compétences n'est pas la même selon les pays. C'est ainsi que dans tous les pays de l'OCDE, entre 6 et 24% des adultes ont été classés au plus faible niveau (maîtrise des capacités de lecture les plus élémentaires). Entre 9 et 36% se situaient aux 2 niveaux les plus élevés." Citons encore parmi les conclusions des experts : "Le niveau d'instruction influe beaucoup sur les capacités de lecture et d'écriture mais n'est pas le seul facteur." En d'autres termes, l'enseignement initial a une influence sur le savoir lire et écrire, mais pas toujours et des diplômés maîtrisent mal la lecture et l'écriture. "Les capacités de lecture, écriture et calcul s'améliorent avec la pratique et se dégradent si elles ne sont pas utilisées." "Il est rare que les adultes reconnaissent leurs difficultés dans ce domaine." Mais surtout : "Le rapport se fonde sur ces constatations pour recommander une véritable action en faveur de l'apprentissage durant toute une vie. Les pouvoirs publics ne peuvent plus compter sur un accroissement progressif des effectifs scolaires pour répondre à la demande de compétences nouvelles et de haut niveau générée par l'économie. Les études sur les capacités de lecture effectuées dans le passé aux Etats-Unis et au Canada ont influé sur les initiatives qui ont été prises pour coordonner des programmes éducatifs avec des mesures propres à améliorer les compétences des travailleurs. Les ministres de l'Education de tous les pays de l'OCDE se réuniront À Paris le mois prochain pour examiner des problèmes communs autour du thème : Faire de l'apprentissage à vie une réalité pour tous. Ces priorités prendront de l'importance en Europe en 1996, Année européenne de l'éducation et de la formation tout au long de la vie. " Si nous citons ces parties du rapport, c'est parce qu'elles sont, nous semble-t-il, à rapprocher (sans les confondre, nous y reviendrons) de la réflexion menée à l'AFL et exprimée dans un article paru dans nos colonnes lors et À propos de l'Année Internationale de l'Alphabétisation (*). Jean Foucambert, constatant l'état et les besoins du monde, dans les pays "en voie de développement" notamment mais pas seulement, notait que ce serait une erreur d'espérer une solution par l'école uniquement et développait l'idée que "plus la situation est urgente et économiquement catastrophique, moins c'est aux enfants qu'il faut d'adresser en priorité (...) car les savoirs instrumentaux et généraux ne peuvent (et ne parviennent à) être enseignés aux enfants par un système scolaire que s'ils sont déjà largement maîtrisés par la collectivité tout entière..." car "il n'y a de formation intellectuelle que liée directement aux activités de production." Ce qui vaut pour les pays du tiers-monde vaut aussi pour le pays riches où "le déficit de lecture est social et non pas scolaire. Ce déficit ne se comble jamais par la base, c'est-à-dire par les 1,3% que représente annuellement l'arrivée de chaque nouvelle classe d'âge (...) l'élévation massive du niveau de lecture passe par la transformation du rapport à l'écrit dans le quotidien du corps social" écrivait-il par ailleurs. En demandant l'instauration d'un "apprentissage durant toute la vie", pour des raisons strictement économiques, les experts de l'OCDE en arriveront-ils à prôner la mise en oeuvre, comme nous l'entendons, de politiques locales de lecture et au concept de ville-lecture ? Ou bien leur rapport, en distinguant, comme il le fait et en insistant beaucoup, niveau d'instruction et compétences, participe-t-il de cette vaste offensive libérale visant au désengagement de l'État en matière d'éducation et de formation pour réduire au strict minimum indispensable la fonction de l'école ? Marx prônait une éducation liée à la production à une époque où des enfants de 11 ans descendaient dans les mines... Apparemment, Jules Ferry instaurait une école conforme aux aspirations du mouvement ouvrier tout au long du 19ème siècle... Toute l'ambiguïté de projets qu'on pourrait croire semblables vient du silence sur les raisons qui les inspirent comme sur les objectifs qu'on leur assigne. L'accueil fait à notre proposition de descolariser la lecture sans tenir compte de la réflexion sociologique et politique sur l'écrit qui en est à l'origine, en est une illustration. A-t-on assez veillé à ce qu'on ne puisse confondre notre volonté d'augmenter le nombre de lecteurs avec celle qui semble la rejoindre et qui vise à une meilleure adaptation aux mutations technologiques et aux impératifs économiques ? Notre projet de ville-lecture ne peut se confondre avec le dessein libéral de confier à l'initiative privée et à l'entreprise ce qui revient à l'école. Michel VIOLET (*) Analphabètes de tous les pays... qui ne vous unirez jamais. Jean Foucambert. A.L. n°30, juin 1990, p.73. |