Les actes de lecture n°55 septembre 1996
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"Comme une autre sans moi-même..."
Vous êtes lecteur. L'étiez vous quand
vous étiez enfant ? Sans vouloir que soient retracés de véritables
et classiques "itinéraires de lecture", notre revue au long de ses
numéros sollicite les souvenirs de lecture de personnes de différentes
générations.
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Lorsque vingt ans plus tard, il entreprit
de se souvenir,
tout fut d'abord opaque et indécis.
Puis les détails revinrent
un à un (...) et il demeura tremblant,
un long moment devant la page blanche.
G.Pérec.
Je sais encore assez distinctement quelle était l'image de cette petite fille alors. Une sorte de brunette insouciante traversant le nez en l'air sa vie ordinaire de petite fille ordinaire. Les photos aux contours dentelés se sont chargé, depuis, de consolider ma mémoire. Elle n'avait pas grand chose d'autre à faire, je crois, que de s'occuper de ses petites affaires de copains et de copines, de vélo qui l'attendait dans la cour, de dents qui tombaient dans le désordre. Un monde aux limites assez indéfinies, un univers cotonneux et protégé. Une sorte de "fog" qui parfois se déchire pour laisser la place à des images, des climats, des odeurs et des impressions très nettes... Lorsque je la revois, elle et ses lectures d'enfance, plus que des livres eux-mêmes, c'est l'ambiance des situations de lecture que la mémoire a conservée. Elle était née aussi près des livres que possible. Dans cette ville normande, anciennement drapière, restée ouvrière, sa mère était libraire. Le monde des journaux, des crayons et des livres constituait l'univers qu'elle partageait la semaine pour mieux en reprendre possession le dimanche après-midi. C'était là un goût particulier que de s'asseoir sur le bord de la vitrine, face à la pâtisserie et au marchand de primeurs, à la lumière de la rue principale désertée pour repos dominical. De là, une simple extension du bras droit suffisait à atteindre le rayon "presse pour la jeunesse". Les heures défilaient. Et là, mesdames et messieurs les bibliothécaires, croyez-moi tout y passait ! Le journal de Mickey, les aventures de deux jeunes débrouillardes Lili et Aggie, et pire encore sans doute...! D'autres fois, elle s'installait près de ce qui s'appellerait aujourd'hui le rayon "librairie jeunesse" mais c'était moins confortable : assise par terre sur le carrelage froid, l'emplacement du rayon empêchait de profiter de la lumière de la rue. À cet endroit, on se trouvait en zone frontalière. Une simple et souple porte-accordéon séparait le magasin de l'appartement. Pourtant, jamais elle n'aurait emporté le livre choisi pour aller le lire "à la maison". Et là encore, avec les heures, tout y passait : Casterman lui ouvrait les bras avec Martine qu'elle s'enfilait vitesse grand V, la bibliothèque rose puis verte s'offrit à elle sous les traits de Oui-Oui, Heidi, le Club des cinq, etc. Qu'y trouvait-elle ? D'autres enfants dans d'autres bulles, comme elle peut-être. Elle lisait à la manière d'un boulimique qui ouvre le réfrigérateur et avale, avale jusqu'à extinction des ressources, sans discernement. Sept ans : il fallut quitter cette caverne pour un bourg de campagne. Et le monde commençait à prendre des contours moins protégés, des lieux nouveaux et différents étaient à connaître ainsi que des "petits camarades" d'emblée assez inhospitaliers. L'univers gagnait des coins et des bosses auxquels se cogner un peu et faire l'épreuve de la différence. Période d'angoisse la nuit. Lectures nocturnes régulières et ignorées des parents avec la complicité (à la longue, agacée !) d'une soeur aînée. Les livres, les livres toujours. Pas pour trouver le sommeil mais pour accompagner les insomnies, pour s'évacuer de soi, échapper à ses noeuds. Et les heures passaient à la lumière de la veilleuse, plongée dans le livre, tendue vers l'univers proposé comme une échappatoire. Elle mena ainsi avec Alice des enquêtes incroyables, elle commença ainsi le tour du monde en 80 jours avec J.Verne, mordit durablement à l'archéologie par des récits de fouilles dans la collection 1 000 soleils chez Flammarion... Et des quantités d'autres dont l'identité s'est perdue dans la mémoire, balayée par le sentiment qui la dominait largement alors : s'enfoncer dans le livre et simultanément redouter le réveil d'une mère qui probablement demanderait à comprendre un mal-être qu'on ne saurait nommer. Mais à force de se cogner aux enfants de la campagne, à force de nuits blanchies, indiciblement elle semble avoir jeté bas la bulle et la vie à la "soi pour soi"... À cette même époque, en vacances chez ses grands-parents, elle a plongé dans la bibliothèque vitrée et pris deux livres à la couverture toilée Jane Eyre, de C.Bronté, Pleure, ô pays bien aimé d'A. Patton. Discrimination, lutte pour une liberté... Quand la réalité tape à l'épaule et dit : " Le monde ne se limite pas à ton monde, petite. Tu t'y frottes, tu t'y piques. Le monde est bien plus vaste, bien plus dur et complexe, petite. " Et justement, comme le "fog" se levait progressivement, les livres commençaient à dire ce que la vie montrait : qu'il faudrait choisir. Toujours et à nouveau. Comme je commençais à mettre de l'ordre
dans ce grand bazar de mes lectures passées, comme je démantelais
cette citadelle de livres derrière laquelle je m'abritais, comme
je commençais à "voir autour" je trouvai des livres encore
mais qui seraient, cette fois, des balises sur le chemin. Mes lectures
cessèrent alors, avec bonheur, d'être juvéniles.
Nathalie BOIS.
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