La revue de l'AFL

Les actes de lecture   n°55  septembre 1996

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Alphabétiser, pour lire quoi ? 
pour apprendre quoi ? 

L'AFL anime régulièrement - cinq fois depuis un an - un stage de formation de formateurs d'adultes dans le cadre du FAS. Intitulé Choix des outils et des méthodes pédagogiques, il consiste à réfléchir avec des formateurs aux supports écrits qu'ils utilisent et aux présupposés théoriques de leurs manuels éventuels. Il en ressort des constantes assez instructives sur les méthodes de lecture pour enfants et pour adultes, ainsi que des impressions la pédagogie dans la formation des adultes. Sans prétendre à une synthèse représentative, voici une plongée dans le milieu de l'alphabétisation.

 
 
"Apprendre à lire et à écrire,
je sais que c'est important. Mais
pour lire quoi ? pour apprendre quoi ?
Vous avez entendu, il paraît qu'il
y a eu un coup d'état au Chili...
Et en Espagne, il paraît qu'on
chante dans les rues...
Mais je ne suis sûr de rien.
J'ai seulement entendu dire..."
Lény Escudéro, Le cancre
 

         On s'en rend compte au cours des stages : l'idéologie alphabétique, historiquement enracinée dans la philanthropie et la charité, n'est pas complètement absente des actions de formation actuelles et ce ne sont pas les situations professionnelles des formateurs, souvent bénévoles qui le contredisent. En 1995, les mots ne sont plus tout à fait les mêmes qu'en 1900 et une des formatrices a bien actualisé le propos en parlant de "formateurs pour le plaisir". Peut-être y a-t-il là une façon moderne et "euphémisée" de nommer l'alphabétiseur ? Quoiqu'il en soit, ce stage de deux fois 3 jours sur le choix des méthodes et des outils pédagogiques a le mérite de ne pas partir de positions idéologiques - sur l'alphabétisation ou le déchiffrage - mais d'une base plus objective, moins personnalisée : les supports utilisés par les participants, formateurs d'adultes, extraits de méthodes vendues dans le commerce, plus ou moins récentes, aussi bien que de textes de magazines, journaux, romans, nouvelles etc.
 
 

Les apports de l'AFL 

Six points peuvent résumer les apports théoriques : le montage diapo de l'AFL présentant l'acte lexique en 80 diapositives (qu'est-ce que lire ?), les différentes voies d'accès à l'écrit (les modèles ascendant, descendant et interactif), la fonctionnalité de l'écrit (la lecture comme une activité transversale qui permet de mieux faire ce qu'on a entrepris de faire, y compris vivre...), l'intertextualité (l'écrit comme un réseau tissant des liens entre tous les textes), les outils d'entraînement, sur micro-ordinateur et sur papier (les exercices comme un moyen de renforcer ce que l'on est en train d'apprendre), la leçon de lecture (1) (comment faire vivre à un groupe l'exploration puis la théorisation du fonctionnement d'un texte).

Pour démarrer le travail sur les méthodes et les outils, on réfléchit d'abord aux critères de choix d'un texte, qu'il provienne d'un support authentique ou d'une méthode. Ces critères portent sur la fonctionnalité des situations de rencontre des textes, sur ses unités linguistiques, et sur leur variété. Dans la seconde session, muni de 6 grilles, le groupe se lance dans l'exploration méthodique des supports utilisés dans les cours de chacun. Leçon par leçon, chaque écrit proposé aux apprenti-lecteurs est décrypté en fonction de son contenu linguistique, de son usage, de son intention etc.

Autre outil précieux, un "carnet de bord" de 19 pages contenant à la fois les textes théoriques, des séquences de référence telles que la leçon de lecture, des espaces en marge destinés à recueillir les réactions et les références, des pages "impressions" et "bilans" aident à consigner par écrit chaque cheminement individuel.

Enfin, la pratique du compte-rendu quotidien au sein même du stage doit permettre de vivre authentiquement la lecture d'un "écrit de proximité" comme un autre façon de penser les événements de la veille.

L'analyse des supports

Le travail fait sur une dizaine de méthodes lecture "passées aux grilles", fait ressortir de façon assez nette, que les méthodes pour enfants (2) privilégient assez systématiquement la distraction, le plaisir du texte et le jeu, alors que les méthodes pour adultes (3) visent la fonctionnalité et l'utilité, avec toutefois des écrits un peu plus variés correspondant à la diversité des situations sociales où on les rencontre (annonce, compte-rendu, correspondance, documentaire, tableau...). Les écrits pour enfants sont le plus souvent des fictions, des comptines, des poésies, ou tout simplement des jeux. La plupart des textes support donnent l'occasion de remarquer, non sans une certaine ironie, que "leurs écrits ne sont pas faits pour être lus !" On y trouve en effet une transcription de l'oral, sans aucune connotation "textuelle" : pas de para-verbal (tout ce qui donnerait un ton, une voix, une atmosphère au texte), pas de mise en espace (tout ce qui mettrait le texte en page), de la mise à distance (tout ce qui permettrait d'avoir sur les événements un autre point de vue et un autre discours que celui de la parole orale)... 

Finalement, dans ces 10 manuels de lecture, enfants et adultes sont circonscrits dans des statuts particuliers. On parle de "lectures prescrites" qui fait entrer dès l'apprentissage dans une identité de lecteur souvent trop restreinte par rapport à la variété des écrits réels et non plus prescrits. C'est un des enjeux de l'analyse des méthodes de lecture : prendre conscience des représentations culturelles qu'impliquent ces écrits afin de se poser en un second temps avec les stagiaires la question de type "ethnographique" : Pour qui ce texte me prend-il ?

Pour ce qui est des "textes maison", c'est à dire ceux que les formateurs ont écrits ou recherchés eux-mêmes (4), même s'ils ne constituent pas un échantillon statistiquement représentatif, ils donnent une information sur le type de travail qui est fait à l'écrit par les formateurs, parallèlement aux méthodes "toutes faites".

L'analyse au moyen des grilles de classement fait apparaître que le type de discours de ces textes a tendance à être narratif et littéraire. Il fait ainsi contrepoids aux écrits fonctionnels pratiqués de toute façon, à d'autres moments et que l'on retrouve si souvent dans la formation d'adultes. Ces textes sont souvent entiers : ils viennent donc tous de quelque part, contrairement à la tradition alphabétique qui fait attendre bien longtemps l'apprenti-lecteur avant de rencontrer de vrais écrits référencés, des écrits pour lecteurs. Tous les types d'écrits sont généralement représentés hormis les textes de point de vue : l'absence de l'opinion, du point de vue est aussi liée à l'absence de textes "citoyens" tels que la documentation sociale, syndicale, professionnelle et les textes d'analyse. S'il est important de travailler sur des textes à tendance littéraire, véritablement écrits, il faut en même temps penser aux problématiques contenues dans ces écrits, afin d'éviter le syndrome de la "lecture-club Méd", réservée au plaisir et à la distraction. Celle contre laquelle Georges Hyvernaud sait si bien mettre en garde lorsqu'il " distingue liseur et lecteur. Le lecteur en garde, lucide, défendu. Le liseur absorbé et comme possédé. Le liseur désireux de l'acte même de lire parce que la pensée s'y engourdit. Pas de lire quelque chose - de lire. " (5)

Ce travail d'analyse montre qu'un groupe de formateurs en stage parvient à couvrir bon nombre de genres d'écrits. S'ils ne faisaient qu'une seule personne ou une seule équipe de formateurs, on aurait à faire à une pratique d'enseignement assez étendue par rapport à la variété des "écrits réels". Mais que devient cette variété lorsque l'on est seul à choisir les supports écrits ? C'est aussi l'utilité des grilles de classement et d'observation : donner des outils simples d'observation des manques éventuels.

C'est en tout cas intéressant d'affiner ses propres outils, d'utiliser des "textes faits main" : cela permet de faire contrepoids aux méthodes pour adultes des éditeurs spécialisés, contredisant ainsi le statut de non-lecteur dans lequel elles enferment les apprentis-lecteurs.

Ecriture et réécritures

On peut dire que l'écriture et la réécriture font du formateur le deus ex machina du texte : à lui le choix des verbes, le contrôle des substantifs, la mesure de la longueur... Il est le seul maître à bord. Une demi journée de réécriture réelle de leurs propres textes, de ceux de leurs stagiaires ou de propos notés, leur permet d'entrevoir l'étendue de la gamme d'un tel outil. Mais il faudrait passer plusieurs jours à s'entraîner à écrire et à réécrire pour affiner la maîtrise de toutes les conditions de production des textes : le niveau de langue, la difficulté du lexique, les notions linguistiques, le thème, le ton, le type d'écrit (point de vue, documentaire, témoignage, compte-rendu, fiction etc)... Difficile de s'en passer dans un tel contexte. D'autant plus que la littérature contemporaine, romanesque ou poétique témoigne de manière rassurante et concrète qu'une véritable écriture ne va pas forcément de pair avec un vocabulaire et une syntaxe complexes. Quelques techniques simples d'écriture peuvent transformer assez rapidement un premier jet en texte structuré. Par exemple, en ce qui concerne les écrits destinés à des lecteurs de bas niveau, les répétitions, les reprises anaphoriques, les bornes répétitives sont de véritables paliers qui permettent aux lecteurs d'accéder au texte marche par marche. Et là aussi, les habituer à rencontrer quelques structures que l'on retrouve régulièrement, identiques ou légèrement décalées, c'est leur permettre de s'appuyer sur leur culture écrite pour accéder à de nouveaux écrits. 

Dans cette perspective, le travail sur les structures de textes, évoquées dans le Théo-Prat consacré à la lecture feuilleton, ouvre de nouvelles perspectives pleines de promesses : " En fait, avant d'introduire ce texte particulier (à la structure narrative particulière), il faudrait en travailler 4 ou 5 qui aient des fonctionnement identiques. 4 ou 5 textes qu'on re-raconterait, qu'on ferait écouter au magnétophone, qu'on apprendrait à déconstruire, à reconstruire, en faisant correspondre à chaque texte la structure vide qui est la sienne."

"(...) Peut-être faut-il davantage (...) affirmer que lire, c'est anticiper du sens et comprendre de mieux en mieux comment ce sens est amené par l'écriture, amené progressivement par une structure textuelle. Lire, ça implique donc de penser au texte absent. " (6) Travailler avec des lecteurs débutants sur la façon dont les textes se font écho, sur les liens qui se tissent entre eux, c'est appréhender d'emblée le monde de l'écrit pour ce qu'il est : un réseau aux multiples troncs communs. Voilà un élément important, qui peut prendre une place capitale au moment de choisir les types de textes qui serviront de base de travail sur l'écrit.

Universitaire grenobloise, Claudette Oriol-Boyer a symbolisé le processus d'écriture par une spirale dont le mouvement couvre 4 zones : Relire, Prescrire, Ecrire ; Relire. (7) Ce mouvement circulaire part de l'instant 0 de l'écriture jusqu'au moment où le texte est terminé : le scripteur passe ainsi par 7 "segments". Bien que schématique, cette description déconstruite est, pour deux raisons principales, d'une grande utilité. D'une part, elle décrit l'acte d'écriture non pas comme une seule action, un seul "jet" dont il faudrait se contenter, mais un acte forcément multiple, comprenant des retours en lecture et en écriture, sans lesquels on ne peut parler de texte écrit. D'autre part, elle ne fait pas démarrer l'activité du scripteur ex nihilo. Elle la fait précéder de deux segments : la lecture de sa propre bibliothèque personnelle - "relire ses classiques" écrit Italo Calvino (8) -, et la prise de note de ce qui servira à l'écriture - citation, idées, plans...

Replacer la réécriture dans le schéma de Claudette Oriol-Boyer permet de comprendre d'emblée que l'enjeu principal d'une pédagogie de l'écriture est la finition du texte. Il s'agit par la réécriture de travailler un écrit pour l'acheminer le plus loin possible dans la spirale d'écriture. Dans le cas où l'auteur de départ ne peut faire aboutir ce cheminement, il ne faut pas laisser son écrit en friche mais prendre le relais et lui faire faire le reste du parcours. Le travail se fera alors entre les états successifs du texte, entre l'auteur de départ et l'auteur d'arrivée. L'analyse des différences entre les états de l'écriture mettra alors en évidence les techniques utilisées : le titre, le paragraphe, le dialogue, la métaphore, la synonymie, la citation etc. Les outils de l'écriture deviendront visibles, nommés, réutilisables par l'auteur de départ, qui, au prochain texte, ira encore plus loin dans la spirale.

Les exercices

Dans le programme du stage la partie concernant les exercices annonce : " essayer de mieux comprendre comment se déroulent les étapes et s'articulent les aides, mais aussi les moyens de fixer les découvertes ". La description et le recensement des exercices se sont faits à l'aide d'une typologie d'exercices créée par le groupe de recherche AFL-INRP travaillant sur l'apprentissage de la lecture. Elle permet une double activité : comptabiliser ce qui se fait en matière d'exercices, et découvrir par la mise en commun d'autres activités. 

Les exercices le plus souvent pratiqués - la copie des mots, l'exercice à trous, la remise en ordre des mots, l'écriture sous la dictée, de mémoire et le réemploi des mots dans une situation nouvelle - correspondent à des situations de rapport fonctionnel au texte : rechercher les mots manquants, en recopier, en réemployer dans d'autres contextes, ce n'est pas très éloigné de ce que l'on fait avec l'écrit au quotidien.

D'autres d'exercices un peu moins pratiqués, parce que plus exigeants, sont ressortis de la typologie d'exercices. Ce sont ceux qui font manipuler le lexique de façon moins habituelle : classer les mots selon différents critères (mots du même thème, de la même forme, de la même fonction, de la même nature...). Ils ont la caractéristique de développer une attitude métalinguistique. C'est aussi le cas pour le travail sur les structures vides ou "canoniques" (une lettre, une recette, une poésie...) qui peut aussi être un moyen intéressant de ne pas travailler seulement sur ce que dit le texte mais sur la structure qui lui permet de fonctionner (méta-textuel). S'entraîner à reconnaître et à habiller le squelette d'un texte canonique, au moyen du vocabulaire qui lui correspond, c'est réduire les risques de se laisser surprendre par la réapparition de ce type d'écrit. C'est en partie le principe de la "leçon de lecture". Dans le même ordre d'idée, les exercices "lacunaires" sont bien plus qu'un moyen d'anticiper le sens des mots, ils permettent de prendre conscience de tous les éléments qui contraignent au choix d'un mot, comme si on faisait apparaître tous les fils syntaxiques qui lient le lexique : le sens, les accords, les formes grammaticales, les tournures...

Une autre activité intéressante du stage consiste à concevoir par petits groupes des questions de compréhension sur un texte d'auteur, sur le modèle des 6 questions de la série Test du Nouvel ELMO (9) Interroger le lecteur sur l'interprétation du texte par des propositions de résumés, de titres, de points de vue... contraint à évaluer la compréhension autrement et de façon plus subtile. Il est complémentaire à l'instrument d'évaluation qui consiste à faire retrouver un extrait dans un lot de livres (10).

Ce travail de préparation des questions a le double intérêt de travailler ses propres habiletés de formateur et de lecteur. Il s'agit en effet à la fois de se contraindre à des formulations claires et sans ambiguïtés, tout en étant sensible à l'écriture et à l'interprétation d'un texte (compétences remarquables). Concevoir ce mode de questionnement qui invite le lecteur à se confronter à dans d'autres points de vue, d'autres pactes de lecture que les siens, c'est mettre le doigt sur ce en quoi consiste la formation réelle de tout lecteur. Même si les moyens pour y parvenir diffèrent, c'est un moyen de s'accorder sur la nature de la compréhension de l'écrit.
 
 
 

Débats sur l'analphabétisme

De l'ère de l'alphabétisation...
L'analyse critique de l'école de Jules Ferry telle que peuvent notamment la faire Edwy Pleynel ou Jean Foucambert (11) rejoint tout particulièrement le propos du stage si l'on considère la façon dont, à la fin du XIXème siècle, l'enseignement de l'écrit a subi une uniformisation en étant "enlevé" littéralement à des classes sociales qui la transmettaient auparavant, en même tant que d'autres apprentissages. Selon eux, c'est bel et bien dans la crainte de voir se transmettre d'autres "virus" intellectuels ou politiques qui avaient déjà fait éclore la Commune de Paris en 1870, que la mission d'éducation fut confiée à un corps constitué, circonscrit, désormais seul vecteur des valeurs de la Nation française, celles de la 3ème république, à l'heure de l'unification de l'Etat français, métropolitain et colonial. Le transfert de cette analyse historique sur le phénomène actuel de l'illettrisme est fait par des sociologues comme Bernard Pudal ou Jean-Claude Passeron (12) qui pointent tous les deux le piège qui guette les agents de lutte contre l'illettrisme d'aujourd'hui : le prosélytisme culturel consistant à s'étonner de la non-lecture - "comment peut-on ne pas lire !" -, sans faire un seul l'instant l'analyse des besoins et des raisons socio-historiques qui pourraient conduire une société à en fabriquer. 

Certains formateurs ont la tentation de cette "bonne vieille alphabétisation" qui écarte tout projet d'intervention dans l'état actuel des choses : "(Mon) aide (est) purement pratique pour leur soulager l'existence. S'il y a un intellectuel, on le passe à l'autre." Cette tendance conservatrice n'exclut pas que l'on puisse innover dans le domaine de la formation des faibles-niveaux, mais encore faut-il se mettre d'accord sur des niveaux qui ne soit tout de même pas trop faibles : "Votre méthode est bien pour des gens d'un niveau convenable. Pour les autres, il faut passer par le B + A = BA." Voilà qui explique qu'on puisse être intéressé par des propositions de pratiques indépendamment du projet politique qui les génère.

Chez d'autres, difficile de qualifier leur refus de conservateur. Il s'agit plus d'un doute méthodique qui conduit à l'abstention, voire d'une réflexion en marche qui, pour l'instant prend la précaution de ne pas anticiper sur les conclusions : "Je ne plaque pas une méthode. J'attends de voir ce qu'ils veulent. Leurs blocages sont variés : écrits, oraux, psychologiques... On ne peut donner une seule explication."
 

... À celle de la lecturisation...
À partir de la perspective historique, on essaie de comprendre en quoi le passage à autre chose que l'alphabétisation est nécessaire et urgent. Pour veiller à ne pas sombrer aussi dans la philanthropie ou l'assistanat humanitaire, il faut tenter de placer l'apprentissage de l'écrit sur un tout autre terrain que celui de l'accès à un contenu culturel ou à une quantité de savoirs qu'il faudrait maîtriser pour ne plus être dans la déficience et le manque. Il s'agirait plutôt de promouvoir l'écrit pour les opérations intellectuelles spécifiques qu'il permet, en tant qu'outil de pensée sans commune mesure avec l'oral. Cette autre langue, comparable à une langue étrangère, permet de faire passer du conjoncturel au général, de l'expérience à la théorie. Elle donne cette autre perception de l'existence qu'évoque Sartre dans Les mots à propos de ses lectures d'enfance : "À l'oral les personnages avaient de petits bonheurs. À l'écrit ils avaient acquis des destins".

Dès lors se pose la difficile question formulée en ces termes par deux formateurs : "Admettons que l'on partage avec vous cette nécessité de l'écrit. Soit. Mais peut-on la vouloir à la place des autres ?" "Vouloir amener à l'écrit ceux qui s'en passent, n'est-ce pas une autre forme de mépris, une nouvelle forme de prosélytisme plus subtile et moins visible ?" 

Sans forcément aller jusqu'à la conscientisation, dont Paolo Freire affirme qu'elle est inséparable de toute action d'alphabétisation, on se rend bien compte que cette réserve du formateur est une position ambiguë, compliquée à défendre. Une autre formatrice remarque : "Les sujets importants, les sujets de société, les femmes analphabètes les abordent tout le temps, quel que soit le sujet : la condition de la femme, le chômage, l'immigration, la guerre..." Une autre qui travaille en milieu carcéral renchérit en parlant de "la lucidité des jeunes prisonniers, (qui selon elle), ont tout compris des raisons qui les ont amené en prison". Mais jusqu'où va ce "tout compris ?" À ce stade de la réflexion, il apparaît que si l'écrit sert à des écrivains qui éprouvent un besoin aigu de toujours mieux comprendre jusqu'à leur vie quotidienne (13) ou des moments précis de leur vie, pourquoi de faibles usagers de l'écrit en feraient l'économie pour analyser leur situation avec de véritables outils de manipulation de la pensée ? C'est là que les formateurs ont un rôle à jouer, non pas en convertissant à une pratique culturelle, mais en fournissant des outils d'analyse, des techniques et des concepts. Du côté de la technique, l'écriture, la réécriture, les exercices, l'observation de toutes les façons de faire un texte. Du côté des concepts, la prise de distance avec une situation, le passage à la théorisation de l'expérience. Dans ces conditions, le passage à l'écrit, c'est bien autre chose que l'accès à la Culture, c'est l'apprentissage d'un processus et la conquête d'un autre statut. Celui d'un citoyen, parmi d'autres êtres sociaux, qui se lance dans la mise à jour des contraintes qui pèsent sur sa vie, qui parvient à trouver dans les écrits un écho à son existence.

Cette seconde tendance, moins majoritaire chez les formateurs, parvient toutefois à se faire entendre et à faire écho aux interrogations du stage. La critique de l'idéologie alphabétique rejoint une crainte d'être trop paternaliste : sans ambition de changement "pourquoi apprendre à lire ?" demande une des formatrices, qui reprend l'expression d'un bilan intermédiaire : "Il faut mettre du souffle dans ces stages qui en manquent trop souvent".

À partir de cette question, les formateurs ont semble-t-il mis le doigt sur le fond du problème en s'interrogeant sur les enjeux réels du projet d'utiliser l'écrit pour "modifier nos visées sur le monde". Au delà de la formule, que met-on concrètement derrière ces mots ? Ce type de discussion permet de prendre conscience que vouloir "traiter la réalité", c'est choisir d'aller vers des écueils tels que la politique, la religion, la guerre... et qu'il peut être aussi légitime de ne pas avoir envie "d'aller vers la souffrance." Il en ressort tout cas qu'il faut "savoir ce que l'on fait de ces choses". Lorsque la souffrance entre dans le groupe, par quel biais peut-on l'aborder ? Comment éviter de la contourner ? Et surtout, comment aborder les problèmes humains comme des préoccupations communes à tous, formateur compris, et non pas comme des handicaps d'illettrés.
 

... via sa propre culture.
Impossible d'entrevoir un autre rapport à l'écrit sans envisager une autre définition de la culture. Associée à l'idée de consommation de biens culturels, la notion de culture prend trop fréquemment la forme de musées à visiter, de livres à lire, de musiques à écouter, de films à voir, etc. Les manques et les défaillances sont alors forcément inévitables : combien de livres, de musiques, de films dont on se passe dans une vie ! Sans poser autrement cette notion de culture, on court le risque d'imposer comme modèle des actes de lecture qui ne concernent qu'une partie restreinte des pratiques sociales, ou comme le dirait Jean-Claude Passeron qui se limitent à un des nombreux pactes que l'on peut passer avec l'écrit. Un peu comme la mémoire, la culture doit être vue, non pas comme un stockage d'éléments qui se superposeraient comme dans un musée, une bibliothèque ou une discothèque, mais plutôt comme une fonction permettant de planifier ses connaissances en les organisant en un système structuré. S'il est difficile d'apprendre une chose nouvelle, expliquait G. Bachelard, c'est parce qu'on en sait déjà trop. Nos connaissances acquises font obstacles aux connaissances nouvelles. Il faut alors désapprendre, oublier pour comprendre. Cette description de l'"obstacle épistémologique" décrit bien le savoir comme un réseau qui s'active lorsqu'on le sollicite, comme des connaissances qu'il faut transformer. Parler de culture de l'écrit, c'est donc la décrire comme une vaste arborescence : pas un seul élément n'existe sans lien avec les autres éléments. Superposer les écrits sans qu'ils aient de liens entre eux, c'est courir le danger d'occulter l'essentiel : les possibilité de se construire des réseaux de référence au fur et à mesure que l'on découvre de nouveaux textes.

Organiser l'intertextualité dans un groupe de non-lecteurs n'est pas chimérique. Dès le premier jour, le formateur peut leur confier, non pas 1, mais 4 textes : l'emploi du temps, la liste des stagiaires, le plan de l'organisme de formation et un texte d'accueil rédigé par la formateur. Tous ces textes sont écrits en situation. Ils répondent tous au même et authentique besoin d'organiser le mieux possible la vie du groupe. D'emblée vont alors se poser des questions essentielles sur la spécificité de chacun des textes et sur les usages différents qu'on en fait. La culture de l'écrit commence là. Le lendemain un cinquième texte fera le compte-rendu de la veille. L'accumulation continue. Entre les écrits, les liens se créent.

Ce stage permet aux formateurs de "mettre à distance des problématiques" puis d'accompagner la pratique par la théorie. Car il s'agit bel et bien de leur fournir des éléments issus d'une réflexion théorique sur l'écrit pour leur permettre d'analyser les supports qu'ils utilisent ainsi que la façon dont ils s'en servent.

Comme souvent dans ce type de stage où des formateurs trouvent le temps de se rencontrer, discuter de leur travail et de leurs pratiques, c'est aussi par les échanges du groupe que se font les avancées des uns et des autres : comparer ce que l'on fait à ce que font les autres, attraper des idées de séquences au vol, noter des thèmes de travail sur l'écrit..., c'est aussi dans ces moments-là que la formation chemine. Y compris dans les débats qui tournent autour du statut actuel de l'alphabétisation. Une formatrice écrit : " ça met en évidence certains manques concernant mes objectifs pédagogiques et politiques. J'ai pris conscience de la nécessité de remédier à cet état de choses."

Pour ce qui est des apports pratiques, tous s'accordent à souligner une bonne complémentarité avec la théorie ainsi que des échanges enrichissants. Les outils tels que les grilles d'analyse des textes et la typologie d'exercices créée par le groupe de recherche AFL-INRP sont appréciés en tant qu'"outils utiles dans l'avenir" : ils permettent à la fois d'avoir une vision précise et panoramique de ce que l'on fait sur la durée, et d'avoir des idées pour combler des manques éventuels. La réécriture est aussi perçue comme une technique dont l'intérêt dépasse le cadre d'un atelier d'écriture, dans la mesure où elle permet de travailler simultanément l'expression et les moyens écrits que l'on se donne pour lui conférer une forme satisfaisante. 

Pendant ce stage, des transformations ont lieu et des représentations bougent. Elles concernent pour beaucoup le choix des textes et les éléments de réflexion qui permettent de voir autrement le passage à l'écrit et l'évaluation des pratiques de lecture. 

Le stage est aussi l'occasion de "mettre en forme des convictions personnelles concernant le statut de lecteur" ou de déclencher un "déclic de l'écriture (pour soi et pour les stagiaires) avec une conscientisation du "pourquoi écrire" et du "vers qui écrire"".

L'avantage principal du fonctionnement de ce stage est qu'il fait travailler les gens sur eux-mêmes, sur leurs travaux, sur leurs propres activités. C'est à la fois un travail de réflexion - au sens étymologique de retour en arrière, de retour sur soi- et de manipulation artisanale de matériau textuel. La théorie et l'action se rejoignent assez bien dans ces moments où la pratique des formateurs fait écho aux pratiques de l'AFL. Permettre de mettre en forme ses convictions personnelles, prendre comme base de travail le savoir-faire de chacun pour continuer à le développer - "ça a mis en évidence ce que je savais déjà faire." écrit une formatrice -, c'est aussi éviter le plus possible cet antique piège de l'imposition autoritaire des valeurs. Les supports de lecture sont soumis à l'analyse. Les débats ont lieu, les idées sont exposées, discutées, réfutées parfois. Finalement, la plupart des formateurs s'en empare vite, dès la première session. Tous ont en tout cas produit des outils, des supports, des textes témoignant combien il est important quand on est formateur d'adultes de bas niveau de savoir, dans certains cas, sortir des sentiers battus des méthodes toutes faites, illustrant du même coup par la pratique le propos du linguiste Jean Gagnepain : "On devra convenir en tout cas que l'alphabétisation est autre chose qu'une simple éducation de l'oeil et de la main. C'est l'esprit tout entier, en fait qui s'appareille. (...) Il importe d'autant plus que la pédagogie de son acquisition prenne en compte l'ensemble de ses implications." (14)
 
 
 
 

Yvanne CHENOUF - Hervé MOELO.
 
 
 
 
 

(1) Cf. Une leçon de lecture, Yvanne Chenouf, Hervé Moëlo, A.L. n°52, déc.95
(2) La méthode Boscher, Ed. Belin - Gafi le fantôme, Ed. Nathan - Guides de lecture, B. Lelouch/Ch. Blier, Ed. Delagrave - En avant les CP, A. Leignel/P. Matton, Hachette Ecoles - Nature à lire, Ed. SEDRAP.
(3) Méthode d'apprentissage de la lecture, B. Gillardin, RETZ - Formation Lecture, Nathan - Le Nouvel Espace, Hachette Livres - Lecture-Ecriture, J. Jacquet/M. Pendanx, CLE International
(4) Voici par exemple un échantillon de textes collectés entre les deux sessions : Les lettres de mon moulin d'Alphonse Daudet ; des poèmes de Robert Desnos ; un documentaire sur l'écriture Egyptienne ; Knock de Jules Romains ; des recettes de cuisine ; des poèmes sur le thème de la neige ; un extrait des Ritals de François Cavanna ; des lettres de stagiaires ; des mots-croisés ; Paulo la grande histoire de l'AFL ; un article de VSD sur le Sahara ; un "pêle-mêle" de 7 textes destiné à des exercices de lecture ; Pirate, une nouvelle d'Yves Pommaux.
(5) Georges Hyvernaud, Voie de garage (inédit), cité dans la revue Roman 20-50, Lille III, déc. 91.
(6) Jean Foucambert dans Théo-Prat n°3, La lecture feuilleton aux cycles 1 et 2, AFL
(7) Cf. Claudette Oriol Boyer, Lire-Ecrire avec l'ordinateur, dans TEM, n°3/4, hiver 1984/Printemps 1985.
(8) Cf. Italo Calvino, Pourquoi lire les classiques, Point-Seuil. " Les classiques sont des livres qui, quand ils nous parviennent, portent la trace des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu"ils ont laissée dans la ou les cultures qu'ils ont traversées. "
(9) Evaluer la lecture, Yvanne Chenouf, Claudie Bouvier, A.L. n°52, déc. 95, (document fourni aux stagiaires).
(10) Un instrument d'évaluation, A.L; (document fourni aux stagiaires).
(11) Edwy Plenel, L'école et l'Etat en France, Ed. Payot - Jean Foucambert, L'école de Jules Ferry, Retz.
(12) Jean Claude Passeron, Démocratiser la lecture ? la notion de pacte, A.L. n°17, mars 87.
Bernard Pudal : Lettrés, illettrés et politique, Genèse 8, juin 1992 - Les usages politiques de la symbolique lettrée dans Lire et faire lire, Le Monde Éditions, 1995 - Les enjeux d'une politique de lecture, A.L. n°53, mars 1996.

(13) Louis Guilloux écrit dans ses Carnets : " Faire ses comptes, se mettre en règle, chercher à savoir qui on est, et ce que l'on pense, trouver son ordre et s'y maintenir - combien de fois au cours de ma vie ne me suis-je dit qu'il ne pouvait s'agir d'autre chose, que tant que cette entreprise n'aurait été menée à bonne fin, il n'y aurait rien de fait ni rien qui vaille, que je ne ferais que persévérer dans la confusion ".
(14) Jean Gagnepain, Du vouloir dire, Tome 1, Ed. Livre et Communication.